Quelques critiques pensent que les anarchistes exagèrent l’effet corrupteur du pouvoir sur les individus. Ils soutiennent méme que les anarchistes qui considèrent tous les gouvernements de la même façon ne sont pas réalistes. La thèse défendue est que, du point de vue anarchiste, un gouvernement qui permet la liberté de parolé et de presse est préférable, et doit être appuyé par rapport à un autre qui étoufferait les plus élémentaires libertés et prêtendrait que tous parlent à l’unisson. Cela peut être vrai en un certain sens, mais c’est cependant un choix entre deux maux et ce raisonnement ignore le fait que le gouvernement, qui peut permettre au peuple de le critiquer et l’attaquer en paroles, est en réalité un gouvernement plus fort et plus sûr que celui qui rejette toute critique du système social et des hommes au pouvoir et est peut-être, donc, d’un point de vue révolutionnaire, un plus grand obstacle à vaincre.
Beaucoup d’anarchistes ont été influencés par cette critique et par ceux qui, tout en sympathisant avec la philosophie anarchiste, la considère encore comme utopique, et placée en dehors du règne de l’application pratique. «Peut-être dans mille ans», disent-ils, tandis qu’ils reviennent à la réalité de la bombe atomique et aux problèmes de l’heure. Et ces anarchistes, frappés de l’accusation de «rêveurs», cherchent à avancer «des solutions pratiques», susceptibles d’être réalisées dans le présent. Mais pour être «pratiques», ces solutions doivent être appliquées à travers les institutions gouvernementales et étatiques existantes et cela ne peut signifier qu’une chose: la reconnaissance du fait que les problèmes de notre époque peuvent être résolus par l’action gouvernementale. Admettre ceci c’est détruire toute la critique anarchiste du gouvernement, critique fondée non sur des émotions ou des préjugés, mais sur la connaissance bien étayée du but et de la fonction des gouvernements et de l’État.
Reconnaître que les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires ne peuvent faire progresser utilement leurs idées sociales dans le cadre des institutions étatiques, n’implique pas, selon nous, qu’ils doivent être, par voie de conséquence condamnés à l’impuissance et au silence. Ce qui fit de la CNT en Espagne une force vitale, en comparaison de l’UGT — numériquement égale —, fut précisément le fait que depuis le commencement, elle fut contre l’État, et contre tous les gouvernements, et que son organisation était diamétralement opposée à celle du gouvernement puisque le contrôle était exercé par les membres de l’organisation elle-même et non par des fonctionnaires permanents, avec des pouvoirs exécutifs. L’UGT en revanche était contrôlée par les chefs du parti socialiste et donc était sujette à toutes les vicissitudes politiques de ce parti qui se servait de la force numérique de l’UGT comme d’une arme politique, avec toutes les conséquences qui ne sont que trop familières aux syndicats en France et en Italie (où nous avons des syndicats dominés par les catholiques, les socialistes et les communistes), en Angleterre (où ils font virtuellement partie de la machine étatique) et en Russie (où ils n’existent que de nom).
La force de la CNT est dans son opposition intransigeante à l’État et aux intrigues politiques ; dans sa structure décentralisée et dans son opposition à la pratique universelle des fonctionnaires payés et permanents; dans son action pour les objectifs de contrôle des moyens de production par les travailleurs, comme une étape nécessaire vers le communisme libertaire et, en même temps, dans la défense courageuse des revendications immédiates des masses travailleuses pour obtenir de meilleures conditions de travail et la reconnaissance de leurs libertés les plus élémentaires. Les concessions arrachées au gouvernement par la force de l’opposition ont comme résultat positif, du point de vue anarchiste, d’affaiblir l’autorité du gouvernement et ne peuvent être confondues avec le réformisme politique.
Pour comprendre comment il fut possible aux anarchistes espagnols de jeter à la mertous leurs principes, il faut comprendre l’atmosphère particulière dans laquelle s’était épanoui l’anarchisme espagnol. C’était un mouvement fondé sur l’action.
«La majeure partie des militants espagnols vit pour la révolution et pense qu’on peut la réaliser, peu importe quand et comment, en s’engageant à fond et de façon permanente dans l’action.
«Cela influe sur leur mentalité au point que les questions idéologiques même ne les intéressent plus, et dans le meilleur des cas, ils pensent que ce sont des problèmes pour demain.
«En
général, c’est ce genre de militant qui choisit la FAI avec l’idée que
celle-ci est le véritable organisme d’action créé exclusivement par
l’action et pour l’action révolutionnaire. Ce type de militant finit par être,
en réalité, malgré sa bonne volonté et son esprit d’abnégation, le poids
mort de la FAI parce qu’il la prive d’activité élevée et provoque la
majeure partie des divergences qui, futiles ou non, absorbent un temps précieux
qui reste perdu pour de meilleures choses
25.
»
Le
même observateur ajoute qu’il y a une tendance dans les rangs de la CNT à
accuser la FAI elle-même d’être responsable de cette «mentalité du
militant », chez les membres du mouvement libertaire, et à l’appui de cette
thèse, il cite de nombreux militants qui durant de longues années vouèrent
leur vie à l’action pour laquelle quelques-uns moururent.
«Aveuglés par les résultats pratiques et temporaires de leur activité, ils créèrent une espèce de doctrine de l’action... Et il reste lefait que beaucoup de ces éléments emportés par l’élan de leur action, étaient imbus d’une conception personnelle de la révolution, et allaient jusqu’à avancer l’idée d’une «conquête du pouvoir», dans le but de proclamer la liberté à partir d’une position de commandement.»
A
l’opposé, il y avait ceux que nous avons déjà cités comme étant «les
politiciens de la CNT». Nous avons pris ce mot au sens propre, parce que ces
hommes cherchèrent, non seulement après juillet 1936, mais pendant les années
précédentes, à orienter la CNT en dehors de l’influence de la FAI (ils ont
parlé fréquemment de «dictature» de la FAI) et vers une action politique
ouverte, par des alliances politiques, la participation aux élections générales
et municipales et aussi par la collaboration au gouvernement. Comment une telle
activité est-elle compatible avec la structure fédéraliste (contrôlée
par la base) de l’organisation, voilà qui est au-delà de notre
entendement.
Il pourrait donc sembler que de ces deux influences dans la CNT, ce furent les «leaders» réformistes qui réussirent à faire prévaloir leur point de vue en juillet 1936, fixant ainsi la ligne de conduite que la Confédération aurait dû suivre durant ces années chargées d’événements. Mais cela nous semble un résumé trop superficiel et inexact de la situation. Nous avons déjà exprimé notre opinion que ce fut une erreur des chefs de la CNT de faire converger depuis le début, toute leur propagande écrite et parlée sur la menace du «fascisme». Mais nous sommes arrivés aussi à la conclusion que la préoccupation des chefs CNT-FAI au sujet de la «menace fasciste» était un sentiment sincère qui paralysait en eux, dans une grande mesure, l’objectivité de pensée, exactement comme, trois ans plus tard, de nombreux révolutionniaires du monde entier furent prêts, en dépit de leurs convictions, à soutenir «la guerre contre le nazisme», croyant que le problème du totalitarisme pourrait être ainsi résolu et la révolution sociale réalisée.
De
plus en plus souvent on voit, dans les textes des révolutionnaires espagnols
qui décrivaient ces premiers jours de la lutte contre Franco, cet esprit de
camaraderie qui supprime toutes les barrières de parti ou de classe entre les
hommes et les femmes qui avaient pris part à la défaite du putsch. C’est
cela qui donne naissance à la fausse espérance fondée sur l’idée que tous
haïssaient les rebelles au même point que les travailleurs de la CNT les haïssaient,
et que le peuple resterait uni jusqu’à la défaite complète des forces de
Franco. Il ne faut pas beaucoup d’imagination même après si longtemps, pour
comprendre ces moments d’exaltation et l’excès d’optimisme de la CNT dans
l’évaluation politique de ses alliés contre Franco en juillet 1936 *.
Mais il est inconcevable qu’un tel optimisme et une telle excitation puissent
durer longtemps chez de vieux révolutionnaires, d’autant plus qu’une
semaine après l’insurrection il fut clair que le gouvernement ne partageait
pas ce genre d’enthousiasme révolutionnaire, ni la décision du peuple de
mener jusqu’au bout la lutte contre Franco et contre le vieil ordre économique.
*
Dans une certaine mesure, on pourrait faire le parallèle avec le mouvement de
la résistance pendant la deuxième guerre mondiale. Le retour des politiciens
après la «libération» fit disparaître rapidement cet optimisme.
Cependant,
nous avons exprimé ces opinions pour expliquer
l’origine de l’idée de
collaboration des dirigeants de la CNT, non seulement avec l’autre
organisation ouvrière, l’UGT, mais aussi avec les partis politiques. Après
l’adoption de l’idée d’«unité» et de «collaboration», d’autres
facteurs entrèrent en scène qui minèrent rapidement l’indépendance de la
CNT, créant chez de nombreux militants une soif de pouvoir (soit en tant
qu’individus, soit en tant qu’organisation) et une attitude de foi en la légalité,
suivant laquelle les victoires des travailleurs dans le domaine économique
pouvaient être assurées par des décrets gouvernementaux. Ce développement de
critères, légalistes et bureaucratiques, fut lié à un relâchement des méthodes
d’organisation au moyen desquelles
les décisions de la CNT étaient normalement prises. En d’autres termes, il
fut créé une direction — composée non seulement par des politiciens et des
membres influents de la CNT, mais aussi par de nombreux membres qui occupaient
des postes importants dans
l’administration
et le commandement militaire — qui fonctionnait à l’aide de Comités et de
sections gouvernementales, et qui consultait rarement les rangs de
l’organisation (c’est-à-dire les syndicats) ou leur rendait compte de ses
activités. Au début de 1938, le dernier pas fut fait avec la création du
Comité Exécutif du Mouvement Libertaire en Catalogne. Nous en traiterons plus
en détail dans les chapitres de conclusion de cette étude.
Il
est vrai que les chefs pouvaient se vanter que seules la CNT-FAI parmi les
organisations ont tenu durant cette période de nombreux plénums où furent
discutées les lignes de conduite de la Confédération. Mais en réalité ces
plénums ne représentaient pas plus les opinions des membres qu’un débat à
la Chambre des Communes ne représente les opinions réfléchies des électeurs.
De temps en temps on annonçait des plénums avec d’importants ordres du jour,
deux ou trois jours seulement avant la date fixée, ce qui rendait absolument
impossible aux syndicats et aux fédérations locales, étant donné le peu de
temps, la discussion des questions sur lesquelles les délégués auraient dû
parler en leur nom. Très souvent, les délibérations émanant de tels plénums
consistaient seulement en quelques slogans et vagues expressions
d’enthousiasme de délégués, de telle façon que les membres de base avaient
connaissance des décisions prises seulement quand ils se trouvaient devant le fait
accompli *.
*
En
français dans le texte (N. d. T.).
Même
aujourd’hui, par exemple, l’historien de la CNT n’est pas en mesure d’établir
si au Plénum National des Comités Régionaux, réuni en septembre 1936, on
discuta la question du Conseil National de Défense (qui, il faut le rappeler,
était l’alternativede la CNT-FAI au Gouvernement Caballero).
«La
convocation improvisée (du plénum) et les prudentes déclarations sur les
accords faits ne permettent pas de le savoir.»
(Peirats, I, 280)
Malgré
l’impossibilité de s’en référer aux documents internes de la CNT-FAI (ce
qui gêne sérieusement toute tentative d’étude objective de la Révolution),
il y a suffisamment de preuves que les plénums ne faisaient que donner
l’approbation aux décisions prises par les chefs de la CNT-FAI non sans une
certaine appréhension, comme le démontre le Plénum Régional des Syndicats
convoqué le 22 octobre 1936, pour le 26. Dans ces quatre jours, les Syndicats
devaient examiner les minutes du pacte avec l’UGT, exprimer leur avis sur les
Conseils Municipaux et traiter des démissions du Secrétariat Régional et de
la nomination de son successeur.
Au
Plénum, et suivant la relation du Secrétaire:
«Une fois le rapport terminé, et comme nous l’avons dit il fut long et raisonné, plusieurs délégations sont intervenues et ont exposé leurs différents points de vue sans que cela donne lieu à d’importantes divergences, parce que toute l’organisation reconnaissait que, dans ces circonstances, on ne pouvait prétendre à une observance rigide des normes confédérales. Toutefois la majorité des délégations exprimèrent le désir logique que, chaque fois que ce serait possible, les membres de base seraient consultés et demandèrent aux Comités de ne pas exercer leurs prérogatives, sauf en circonstances exceptionnelles...»
(Peirats,
I, 284)
Quand
nous disons que le pouvoir corrompt ceux qui le détiennent, nous n’entendons
pas dire qu’ils cèdent nécessairement aux tentations et aux gains matériels,
comme c’est le cas, par exemple, dans la vie politique américaine. Mais nous
croyons fermement que personne ne peut résister à l’influence du pouvoir,
qui est de modifier la pensée et la personnalité humaines *.
Et seules de fortes personnalités, sont capables, une fois investies de
pouvoir, de rester indifférentes à la popularité qu’il entraîne.
*
Certains
délégués anarchistes, devenus ministres ou personnages officiels de diverses
catégories, prirent leur tâche au sérieux: le poison du pouvoir fit un effet
soudain (Gaston Leval, ouvrage cité, p. 81).
La
fragilité du genre humain à ce point de vue a toujours été clairement
comprise par les anarchistes et, à cause de cela, ils ont toujours préconisé
une société, décentralisée en opposition à la centralisation de la société
actuelle qui permet de concentrer le pouvoir entre les mains de quelques-uns.
Dans leur mouvement, la forme générale d’organisation était ou est le
groupement par affinités ou fonctions: chaque groupe se maintient en contact
avec les autres au moyen de secrétariats de coordination ou de correspondance,
mais chacun maintient son autonomie et sa liberté d’action. Ces mêmes
principes ont été appliqués dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire
et le syndicat était l’unité d’organisation. Ces critères ont été
pratiqués en théorie par la CNT-FAI espagnole, mais en pratique ils n’ont
pas toujours été observés et pour des raisons particulières au mouvement
espagnol. Nous avons déjà mis l’accent sur la «mentalité du militant». Il
faut rappeler aussi que durant de longues périodes de son histoire la CNT-FAI
fut déclarée illégale et donc ne fut pas toujours en mesure de fonctionner
organiquement. Et le fait que la CNT était un mouvement de masse porte en lui,
selon nous, le danger inhérent à tous les mouvements de masse: la creation
dans leurs rangs de groupes de militants influents dont la préoccupation est de
maintenir la «pureté» du mouvement contre les éléments réformistes. Les résultats
de tous ces facteurs sont qu’il y a toujours eu des personnalités de premier
plan, représentants diverses tendances et que trés souvent les crises internes
de la CNT n’ont pas été idéologiques mais des heurts entre ces personnalités
qui aspiraient au contrôle de l’organisation *.
Il est significatif aussi que beaucoup d’anarchistes espagnols semblent
incapables de discuter d’idées sans en arriver à des questions personnelles.
Une lecture attentive de leur presse surtout dans la première période de la
crise actuelle, confirme, nous semble-t-il, cette affirmation. Mais c’est
aussi la technique de tout politicien qui se respecte dans le jeu pour le
pouvoir politique.
*En
1960, les deux courants de la CNT se sont réunifiés (N. d. T.).
La
situation créée par les succès des travailleurs
révolutionnaires
en juillet 1936 rendit possible ultérieurement de faire des chefs de certains
membres de la CNT-FAI. Entre leurs mains l’ensemble des moyens de propagande
se développa considérablement. En plus de leur propre station de radio qui
diffusait quotidiennement des bulletins d’informations en plusieurs langues,
ils avaient quelques huit journaux quotidiens et d’innombrables hebdomadaires
et revues mensuelles relatant chaque aspect de l’activité sociale
26.
De grands meetings furent tenus dans toute l’Espagne, où parlaient «les
meilleurs orateurs du mouvement, tels que Federica Montseny, Garcia Oliver,
Gaston Leval, Higinio Noja Ruiz, etc.*».
Et cette concentration du pouvoir politique entre les mains de quelques-uns fut
ensuite aggravée du fait que de nombreux militants actifs, dont la voix aurait
pu faire contrepoids à celle des «militants influents,» étaient complètement
engagés dans l’œuvre des collectivités, ou se trouvaient à combattre sur
le front. En fait, c’est une conséquence de l’intégrité révolutionnaire
du mouvement dans son ensemble si tant d’hommes capables de diriger la
propagande et d’occuper des postes administratifs ont évité ces places
dominantes et s’il n’a pas été possible, dans les premières semaines de
lutte, de trouver l’assez d’hommes pour accomplir ce travail.
*Peirats,
ouvrage cité.
Pour
résoudre le problème, l’Office d’Information et de Propagande de la
CNT-FAI de Barcelone décida de créer une École de Militants (Escuela de
Militantes). Dans un discours radiodiffusé qui expliquait le but de cette École,
il fut précisé qu’elle était organisée «sous les auspices du Comité
Regional de la CNT-FAI de Catalogne». Son but était de «créer un organisme
ayant pour but exclusif de cultiver les militants et de les adapter au travail
et aux idées de l’organisation dans ses divers aspects». Pour entrer dans
cette École, il était nécessaire d’avoir «des opinions personnelles et une
culture générale, spécialement sur les questions sociales». Ou il fallait du
moins avoir «le désir d’atteindre les objectifs visés par
l’École». Il fallait aussi que tous les étudiants «soient soutenus
économiquement par le Syndicat auquel ils appartenaient». Ce discours précisait
que
«Un des plug grands succès de notre organisation a été sans aucun doute de créer ce type original d’institution où les étudiants, en plus de l’acquisition d’une connaissance utile et intéressante de toutes les formes de la pensée humaine, arrivent en même temps, par la méthode, au maximum de perfection dans leur spécialité» (souligné par nous).
(Peirats,
II, 154-155.)
L’historien
de la CNT en exil ne fait aucun commentaire sur cette institution, en rien «originale»,
perfectionnée déjà depuis longtemps par Moscou et utilisée par le Parti
Travailliste et les Trade-Unions britanniques comme méthode pour former les
futurs leaders du Parti et les dirigeants des Trade-Unions. A notre avis, de
semblables incubateurs révolutionnaires sont plus dangereux qu’avantageux,
surtout, comme dans le cas discuté, quand ils sont organisés par l’Office de
Propagande dans le but principal de former des orateurs publics et des
journalistes qui, évidemment, se devront de parler ou d’écrire pour cet
Office, ne pouvant qu’exprimer «les directives du parti» et non leurs
opinions personnelles, et seront plus que jamais des propagandistes payés 27.
Ainsi la ligne officielle obtint un sérieux et dangereux avantage sur les
opinions des minorités avec son monopole sur tous les moyens d’expression.
Si
nous disposions de plus de place, nous aurions examiné en détail toute la
technique de propagande; et la propagande fut menée en Espagne par tous les
partis et toutes les organisations, sur une si vaste échelle 28
que l’étude des méthodes employées fournirait de précieux renseignements
pour l’avenir. Nous nous contenterons d’exprimer notre opinion selon
laquelle les démagogues oratoires (contrairement aux conférenciers et aux
orateurs des assemblées de groupes ou de réunions) étaient le plus grand
danger pour l’intégrité du mouvement révolutionnaire. Le microphone est la
malédiction des temps modernes. Et dans certaines regions de l’Espagne, où
l’on cultivait encore la terre avec la charrue du temps des Romains, les
haut-parleurs chromés ne manquaient et ne manquent toujours pas!
Une
caractéristique de la démagogie politique est qu’on dise un jour une chose
et qu’on s’imagine le lendemain que le peuple peut croire le contraire. Nous
avons déjà vu un exemple classique de cette technique dans le document du 3
septembre 1936 contre la collaboration, suivi aussitôt après d’un chœur de
louanges en faveur du Gouvernement quand la CNT se lia à Caballero. Et il y en
a beaucoup d’autres. Garcia Oliver qui se range parmi les premiers, dans ce
que Federica Montseny a éloquemment défini comme la «dynastie anarchiste»,
nous fournit tout le matériel nécessaire à l’étude de l’influence
corruptrice du pouvoir. Ce fut lui qui dit lors d’un grand meeting, tenu à
Barcelone le 10 août 1936:
«...Le
Gouvernement de Madrid croit que l’on peut aller à la formation d’une armée
pour combattre le fascisme sans que cette armée ait l’esprit révolutionnaire.
L’armée n’aura d’autre expression que celle qui émane de la voix du
peuple et doit être prolétaire à 100 %. La preuve en est que les gardes
d’assaut, les carabiniers et les gardes-civils, qui se sont unis, aux masses
travailleuses dans le combat contre le fascisme, forment avec elles une armée
populaire qui, en pratique, s’est montrée supérieure à l’armée organisée
selon les conceptions classiques sur le dos du peuple.»
(Peirats, I, 198.)
Le
4 décembre 1936, à un meeting à Valence, le même orateur (devenu Ministre de
la Justice) declare:
«Avons-nous
intérêt à gagner la guerre? Alors, quels que soient les idéologies et les a
«credo» des travailleurs et des organisations auxquelles ils appartiennent
pour vaincre, ils doivent utiliser les mêmes méthodes que l’ennemi, et
particulièrement la discipline et l’unité. Avec de la discipline et avec une
organisation militaire efficace, nous vaincrons à coup sûr. Discipline pour
ceux qui combattent au front et à leur poste de travail, discipline partout,
telle est la base du triomphe.»
Six
mois passés au Ministère de la Justice avaient converti ce courageux et
populaire adepte de l’action directe en un apologiste du gouvernement et des
camps, de travail pour prisonniers politiques. A un meeting tenu par lui à
Valence, le 30 mai 1937, peu après la chute du Gouvernement Caballero et
l’exclusion des ministres de la CNT, il parla de son activité au Gouvernement
*. Ce fut une plaidoirie (de deux heures
et demie) de Garcia Oliver, sur la valeur de la loi et sur l’efficacité du
gouvernement. En commençant son discours, il dit que le titre en aurait pu être:
De l’usine de Barcelone au Ministère de la Justice 29.
C’est-a-dire d’un ouvrier du Syndicat des Textiles de Barcelone à la
structuration d’une nouvelle Espagne.» Il rappela encore son origine ouvrière
en ajoutant: «Que personne n’en doute ni ne l’ignore, j’ai été Ministre
de la Justice, bien qu’ouvrier, moi, Garcia Oliver.» Et après quelques
phrases: «Et moi je fus Ministre de la Justice, moi, Garcia Oliver», ajoutant
modestement: «Mais ne croyez pas que je le fus en toutes choses...» Il est
particulièrement significatif que, dans son discours, Garcia Oliver n’ait
montré aucune gêne à exposer les décretslois, rédigés par lui, et dont
l’infraction entraînait de longues années de prison, et ses propositions de
réformes du système pénal mais que, de plus, il ait laissé voir la profonde
influence exercée sur lui par le gouvernementalisme et sa conviction que la
nature des gouvernements se transforme par l’inclusion d’une représentation
de la CNT. Cet argument ne pouvait en définitive qu’amener à dire, en commun
avec les socialistes et les réformistes, que lorsque le Parlement sera composé
d’anarchistes, nous aurons l’anarchisme!
*
Juan
Garcia Oliver «Mi gestion al Frente del Ministerio de Justicia» (Ediciones
CNT, Valencia, 1937). Quelques paragraphes sont cités par Peirats dans le Vol.
II, mais malheureusement, il omet les remarques qui, du point de vue
psychopathologiques, sont les plus intéressantes.
«J’ai
raison de croire, déclare Garcia Oliver, en interprétant l’organisation économique,
qu’il y a des choses qu’il faut collectiviser, parce qu’elles peuvent l’être;
qu’il y en a qu’il faut municipaliser parce qu’elle ne peuvent être
collectivisées pour des raisons d’efficacité économique et productive
qu’il y en a qu’il faut nationaliser parce que dans les circonstances économiques
actuelles, transitoires ou permanentes, elles ne peuvent être ni collectivisées,
ni municipalisées. J’ai raison de croire qu’il y a des choses qu’il faut
laisser à la libre exploitation des petits propriétaires et des petits
industriels. Tous les problèmes existants peuvent et doivent trouver une
solution avec un bon gouvernement, fait de gens qui travaillent, de gens qui ne
voyagent pas trop, de gens qui consacrent peu de temps à la politique et résolvent
les problèmes, organisent le travail à faire.»
Des
quatre ministres CNT-FAI du Gouvernement central, seule Federica Montseny
s’est publiquement «rétractée» bien qu’on ne puisse être sur, étant
donné sa qualité «d’orateur» du mouvement, du point jusqu’où cela fut
provoqué par des raisons différentes de celles du début. Dans une lettre à
Juan Lopez, écrite aussitòt après la «libération» de la France *,
elle exprima l’opinion que la question de la collaboration ou de
l’abstention politique n’était pas la seule ni la plus importante à
discuter.
*Cité
de Juan Lopez «Los principios libertarios ante la politica espanola»
(Material de discusion, Brighton, 15 février 1946).
«Le
problème est de faire de la CNT et du mouvement libertaire une force organisée
et consciente avec une «ligne de conduite» précise, avec un programme
d’action immédiate et avec une claire vision du lendemain et de ses
possibilités aussi bien en Espagne qu’à l’étranger... peut-être ne
sommes-nous pas d’accord sur tous les points mais je suis sûre que nous
serons d’accord sur une question fondamentale: sur la nécessité de nous préparer
au retour en Espagne avec une droiture morale bien différente de celle qui
existait en 1936. L’expérience doit nous servir tout comme les leçons à
tirer des événements. Et la CNT doit être vraiment solide, massive, organisée
selon de fermes directives, avec une discipline et des objectits, réalistes,
sans pour cela perdre de vue notre objectif final (notre idéal) si nous ne
voulons pas nous livrer aux autres (aux partis politiques)...»
Juan
Lopez lui-même qui, à juste titre selon nous, constate l’esprit «autoritaire»
de cette lettre, est demeuré partisan de la collaboration. Il est satisfait de
la participation d’un représentant de la CNT au Gouvernement espagnol en exil
(dirigé par Giral *), et il soutient la
collaboration avec tous les partis politiques opposés à Franco, à
l’exception des communistes, et la nécessité d’une politique «réaliste»
de la part de la CNT, y compris sa participation au gouvernement du pays. A sa décharge,
il faut rappeler que Juan Lopez ** ne se
dit pas anarchiste; c’est un syndicaliste qui croit à la politique et au
gouvernement «révolution-naire». Comme nous l’avons déjà remarqué, nous
ne savons pas comment il concilie sacritique de la «dictature» de la FAI dans
la CNT, ce qui aurait empêché la vraie démocratie et le contrôle, par les
Syndicats, avec sa défense de «l’évolution» de la CNT vers le
gouvernementalisme. Certes, il ne propose pas que le Gouvernement soit contrôle
par les gouvernés. Notre impression est que, en souhaitant la création de ce
qui, en effet, est un conseil exécutif de la CNT, responsable devant le
Gouvernement et non devant l’organisation, Lopez partage cet esprit «autoritaire»
avec Federica Montseny, avec Juan Peiro qui disparut (autre collaborationniste
politique impénitent) et avec Garcia Oliver (qui actuellement dans le désert
politique souhaite un parti anarchiste ***).
Et ce ne sont pas là les seuls maux causés par le pouvoir dans les rangs du
mouvement révolutionnaire. Il a opéré ses ravages sur de nombreux conseillers
à quatre sous, dirigeants d’industrie et pseudo-éditeurs.
*1945,
actuellement le Gouvernement ne représente rien (N. d. T.).
**Il
est mort en 1973 à Madrid où il vivait depuis 1965 comme membre du syndicat étatique,
la CNS, rejoignant ainsi la séried ex-républicains, ralliés au franquisme,
Jesus Hernandez, Castro Delgado (ex-membres du comité central du PC, etc.) (N.
d. T.).
***
Ce
n’est plus le cas (N.d.T.).
Nous ne prétendons pas savoir
jusqu’à quel point ces individus détermineront la future politique de la
CNT. Peut-être l’expérience sociale et les conquêtes des ouvriers et des
paysans espagnols dans les années 1936-1939 ont-elles montré l’importance de
faire les choses soi-même, sans gouvernement ni «dirigeants influents». Dans
ce cas, les politiciens et les démagogues devront soutenir un combat ardu dans
les années futures pour forger la CNT selon leur bon vouloir.
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