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CHAPITRE VII

 

LA CNT ET L’ACTION POLITIQUE

 

Depuis ses débuts, la CNT a toujours eu ses politiciens, ses démagogues politiques et ses crises «idéologiques» internes. Il n’y a pas de doute que  tout cela a gêné la Confédération, mais pas dans 1a mesure où en aurait souffert toute autre organisation différente de la CNT. En fait, la grandeur de la CNT est dans ses militants de base. Encore que l’organisation ne réussisse pas à empêcher des chefs politiques de surgir de ses rangs, elle a toujours conservé un esprit d’indépendance né de sa structure décentralisée, et un esprit révolutionnaire qui a résisté efficacement aux efforts des réformateurs et des politiciens de ses rangs. Les crises «internes» dans un mouvement révolutionnaire ne sont pas nécessairement mauvaises. Tout mouvement, et spécialement un mouvement de masse qui n’est pas fossilisé, doit continuellement soumettre à la discussion ses idées et sa tactique. Un mouvement où il y a toujours unanimité n’a généralement que des moutons et des bergers. Non que la CNT n’ait pas eu ses aspirants bergers, surtout après le 19 juillet 1936, mais tout en faisant beaucoup de mal à la cause révolutionnaire et à la lutte contre Franco (vu les circonstances particulières où se trouvait l’Espagne), ils ne réussirent jamais à transformer les membres militants de la CNT en moutons.

Comme l’a raconté un observateur direct des événements espagnols :

«Un orateur pouvait arracher au plénum une décision de collaboration ; mais, revenus à eux-mêmes, tous nos camarades retournaient à leurs convictions profondes et continuaient l’œuvre révolutionnaire. Ces hommes étaient tout aussi capables de prendre les armes que d’administrer une collectivité, de travailler la terre, de manier le marteau ou de guider une assemblée locale ou syndicale avec des opinions justes sur les problèmes pratiques qu’ils avaient à résoudre.

«C’est grâce à cette puissance et à l’activité concrète de la base du mouvement libertaire espagnol — particulièrement de ceux des militants qui avaient acquis, dans les syndicats de la CNT, une expérience faite de longues années de lutte — que les organisations libertaires ont pu se développer malgré la renaissance, ou plus exac­tement le renforcement de l’État et le dévelop­pement des partis politiques gouvernementaux *. »

* Gaston Leval: Né Franco, né Stalin : le collettività anarchiche spagnole nella lotta contre Franco e la reazione staliniana. Milan, 1952, p. 93-94.

Ailleurs, le même écrivain, traitant de la parti­cipation de la CNT au Gouvernement Caballero, observe que :

« ... la CNT décide d’accord avec la FAI, d’entrer au gouvernement, sur la base d’un habile chantage ébauché par Largo Caballero : renforcer la collaboration antifasciste des classes. Et certains délégués anarchistes, devenus ministres ou personnages officiels de diverses catégories, prirent leur tâche au sérieux : le poison du pouvoir fit un effet soudain.

«Mais ce qui fut sauvé fut la puissance du mouvement anarchiste espagnol. Il y avait des milliers et des milliers de militants aguerris, dans tous, ou presque tous, les villages d’Aragon, du Levant, et de l’Andalousie. Presque tous les militants de la CNT avaient une solide expé­rience de l’organisation pratique de leur métier ou de la vie d’un village et jouissaient d’un ascendant moral indiscutable. De plus, ils étaient doués d’un grand esprit d’initiative.

 (P. 81)

L’abîme qui existait entre les chefs et les rangs de la CNT-FAI peut s’expliquer en deux citations, une de l’ouvrage de Leval, l’autre de celui de Peirats. En tirant les conclusions de son étude des Collectivités Espagnoles, Leval observe que les militants représentatifs, comme Federica Montseny :

« n’ont joué aucun rôle dans l’œuvre que j’ai décrite dans ce livre. Dès le début, ils furent   absorbés par des tâches officielles qu’ils acceptèrent malgré leur traditionnelle répugnance pour les fonctions gouvernementales. L’unité antifasciste leur suggérait cette attitude. Il fallait faire taire les principes, faire des concessions provisoires. Cela les a empêché de continuer à jouer le rôle de guides. Ils restaient en marge de cette grande entreprise reconstructive, dans laquelle le prolétariat trouvera pour l’avenir des enseignements précieux »

(p. 307)

Peirats, traitant de l’orientation politique de la CNT depuis le début de la lutte, se réfère à la quasi complète unanimité des «militants influents» sur une orientation de collaboration avec les politiciens, mais ajoute :

«qu’une grande partie des militants et l’immense majorité des membres de base de la Confédération ne prête attention durant de nombreux mois qu’aux problèmes que posaient la lutte sur les fronts: celui de dénicher les fascistes embusqués, celui de réaliser l’expropriation et d’organiser la nouvelle économie révolutionnaire ». 

 (Peirats, I, 163.)

Le lecteur ne peut faire moins que de remarquer dans cette citation la distinction entre «militants influents», «militants», et membres de «base». Il est possible qu’un mouvement de masse qui accepte tous les travailleurs dans ses rangs, indépendamment de leur affiliation politique, bien que son objectif soit le Com­munisme Libertaire, ait inévitablement recours, pour protéger ses objectifs, à des manœuvres secrètes et à des décisions prises «sur un plan supérieur», c’est-à-dire prises par des «militants» ou des «militants influents». Tout en étant inévitable, cela doit évidemment provoquer un ressentiment, soit parmi les militants, soit parmi les membres. Ce problème a existé à la CNT depuis sa fondation et a eu pour conséquence plus d’une crise interne. Et il ne peut y avoir de doute que beaucoup de décisions, de tactiques adoptées par la CNT durant la lutte contre Franco, ne furent pas discutées dans les syndicats et que des questions fondamentales furent même trop souvent tranchées par des «militants influents» et acceptées comme fait accompli par les délégués des plénums, sans être même discutées par les membres des Syndicats.

L’abandon du système traditionnel de la CNT de la prise de décisions fut justifié par la nécessité d’agir dans la minimum de temps possible. Il y avait  des questions où une telle  position aurait pu être justifiée, mais sur les questions fondamentales de principe et tactique révolutionnaire, il est inexcusable de n’avoir pas consulté les Syndicats. Le fait que la CNT­FAI n’ait pas participé aux Gouvernements de Catalogne et de Madrid jusqu’à fin septembre et fin novembre respectivement, c’est-à-dire plus de deux et trois mois après l’insurrection de juillet, rend absurde le prétexte de manque de temps pour consulter l’organisation avant la prise de décisions.  Dans cet intervalle plusieurs plénums locaux et régionaux s’étaient tenus mais, pour autant que nous avons pu le contrôler, aucune discussion n’eut lieu sur la question de la collaboration au gouvernement. Ce pro­blème fut l’objet de discussions seulement dans les «hautes sphères» de l’organisation et quand enfin il fut décidé qu’il y aurait des Ministres CNT dans le Gouvernement Caballero, la Confédération ne fut même pas consultée pour le choix de ces représentants.

Dans un discours prononcé par Federica Montseny, à Toulouse, en 1945 (rapporté par le Bulletin Intérieur de la MLE-CNT en France, sept-oct. 1945), il est dit :

«Par accords intervenus entre L. Caballero et Horacio Prieto *, ce dernier vint en Cata­logne et expliqua la position prise dans les négociations qui s’étaient conclues par la nomi­nation de Juan Lopez, Peiro, Garcia Oliver et moi-même comme membres du Gouvernement. Je refusais d’accepter — Horacio, Prieto et Mariano Vasquez insistèrent. Je demandais 24 heures pour réfléchir. Je consultai mon père qui me dit pensivement : «Tu sais ce que cela signifie.» En fait, c’est la liquidation de l’anarchisme et de la CNT. Une fois installés au gouvernement, vous ne vous libérerez plus du Pouvoir... »

* Horacio Prieto était, alors, secrétaire national de la CNT et Mariano Vazquez secrétaire régional de cette organisation, en Catalogne.

Cependant, F. Montseny et les autres parti­cipèrent au Gouvernement comme représentants de l’organisation ! Ils nous dirent que bien que la CNT n’ait pas été consultée, ses chefs en entrant au Gouvernement interprétèrent en fait le désir de la grande majorité. Cette méthode pour déterminer l’opinion d’une organisation peut être valable dans une dictature, mais est inadmissible dans une organisation comme la CNT. En cherchant à établir la position réelle de l’organisation dans son ensemble, sur la collaboration, on ne peut accepter l’opinion des chefs selon laquelle ils interprétaient le désir de l’énorme majorité de l’organisation, sans  demander si cette «énorme majorité» était aussi opposée à la collaboration en sep­tembre, quand l’article contre la collaboration, dont nous avons parlé précédemment, parut­ dans le Bulletin d’Information de la CNT­-FAI. Et après six mois de collaboration, elle y était de nouveau opposé quand, en mai 1937, les chefs de la CNT se refusèrent à participer au gouvernement Negrin. De tels revirements sont caractéristiques des politiciens; dans les rangs, on pense plus lentement et, en général, on change aussi moins souvent d’opinions.

Il est remarquable que, pendant que les chefs de la CNT cherchaient en vain à rivaliser en sagacité politique avec les politiciens de profession, les membres de base et les militants des Syndicats consolidaient leurs victoires dans le domaine économique, fonctionnant de façon tout à fait indépendante et hors de la portée du contrôle gouvernemental. En réalité, comment pourrait-on dire qu’ils renforçaient le gouvernement par la participation de leurs propres représentants alors qu’ils étaient con­vaincus que le gouvernement n’aurait jamais permis une semblable réorganisation de l’économie du pays s’il avait eu le pouvoir de l’empêcher ?

De plus, il était évident pour quiconque (et même les «militants influents» l’ont admis en plus d’une occasion) que le gouvernement avait le plus grand intérêt à renforcer l’arrière plutôt que le front tenu par les milices et ainsi hâter la défaite de Franco. On peut confirmer par les faits l’assertion selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt du gouvernement de hâter la défaite de Franco dans les premiers mois, quand les meilleures occasions de le faire étaient pré­sentes. Une victoire sur Franco, avant que le gouvernement n’ait consolidé son pouvoir, était une situation inconcevable pour les politiciens parce que leur position serait devenue encore plus précaire qu’elle ne l’était le 19 juillet, au lendemain de la défaite partielle de Franco. Cette façon seule peut expliquer comment par exemple, encore qu’il y eut un tel manque d’armes sur le front d’Aragon qu’une offensive en direction de Saragosse était impossible 24, il y eut quand même à l’arrière 60 000 fusils disponibles et plus de munitions qu’au front.

A l’arrière, les armes étaient en possession non seulement de la police gouvernementale et des Gardes d’Assaut mais des partis poli­tiques et des organisations de travailleurs. C’était une sorte de camp armé où chaque parti était sur le qui-vive contre toute tentative d’un autre pour imposer sa volonté par la force des armes. Une telle situation indiquait clairement l’impossibilité d’union effective entre les organisations révolutionnaires de travailleurs, les partis politiques et les forces gouvernemen­tales. Les travailleurs armés de l’arrière se préoc­cupaient de défendre la révolution sociale contre l’ingérence croissante des forces du gouvernement. Pour que toutes les armes fussent envoyées au front, il était donc néces­saire, non pas de renforcer le gouvernement qui freinait la CNT dans ses décisions, mais au contraire de l’affaiblir en coupant les forces armées de son commandement. Les travailleurs se rendirent compte de cela, malgré leurs chefs «influents».

En octobre 1936 un incident sérieux eut lieu et il mérite d’être rappelé parce qu’il donne une idée de l’attitude et du caractère des mili­ciens anarchistes au moment où leurs «chefs» traitaient avec Caballero et se partageaient les portefeuilles ministériels. Nous faisons allusion à la Columna de Hierro (Colonne de Fer) alors en garnison sur le front de Teruel, qui fit une incursion armée derrière les lignes de Valence, quand elle s’aperçut que les armes y abondaient au détriment des hommes qui combattaient au front, ce qui renforçait le Pouvoir du gouvernement. Un manifeste, publié aussitôt par la Colonne, précisait qu’elle avait envoyé précédemment les demandes suivantes aux «autorités intéressées» : la dissolution complète de la Garde Civile et l’envoi au front de toutes les forces armées au service de l’État. Elle demandait en outre la destruction des archives et des dossiers de toutes les insti­tutions capitalistes et étatistes.

«Nous fondions nos demandes sur le plan révolutionnaire et sur le plan idéologique. Comme anarchistes et révolutionnaires, nous comprenions le péril représenté par le maintien d’un corps purement réactionnaire tel que la Garde Civile qui, en tous temps, et particulièrement durant cette période, a montré ouver­tement son véritable esprit et ses procédés. La Garde Civile nous était odieuse et nous ne voulions pas en voir continuer l’existence parce que, pour de trop nombreuses raisons, nous nous méfions d’elle. Aussi, avons-nous demandé qu’elle soit désarmée et l’avons-nous fait. Nous demandions que tous les corps armés soient envoyés au front, parce qu’au front on manque d’hommes et d’armes et leur présence en ville, dans la situation actuelle, plus qu’une nécessité, était et est un obstacle. Nous n’avons obtenu ce point qu’en partie et nous ne céderons pas tant qu’il ne sera pas acquis. Enfin, nous demandions la destruction de tous les documents qui représentaient un passé tyrannique et oppresseur contre lequel nos libres consciences se sont rebellées. Nous avons détruit les dossiers.... Ces objectifs nous ont mené à Valence, et nous les avons atteints en usant des méthodes que nous avons jugées les plus adéquates..»

(Peirats, 1, 242.)

 

Il ne s’agissait pas d’un coup d’État de la part de la Colonne de Fer. Ce fut un acte de défense d’hommes prêts à sacrifier leur vie au front et qui ne pourraient rester indifférents ­tandis qu’à l’arrière on faisait des préparatifs pour les frapper au moment opportun. Une telle conscience de la duplicité de tous les gouvernements n’a pu être un phénomène isolé dans un mouvement qui, après tout, devait son existence, à la différence de l’autre organi­sation ouvrière — l’UGT —, à cette conscience et à la volonté d’atteindre ses propres objectifs par d’autres méthodes. Il y a donc des raisons de supposer que si la question de la collaboration avait été discutée par la CNT-FAI dans les Syndicats et dans les groupes, et avec une connaissance complète des faits, le bon sens des membres de base et des militants aurait prévalu contre les arguments politico-légaux des «militants influents».


 

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