Une des
critiques faites à cette étude, après sa publication, dans l’edition
originale anglaise, soit par des lecteurs favorables, soit par des lecteurs
hostiles, fut que nous avions exagéré la culpabilité des leaders de la
CNT-FAI, étant en même temps, pour reprendre l’expression d’un critique
45,
«excessivement charitables» envers les membres de base de l’organisation révolutionnaire.
Nous pensons que leur critique est valable, mais nous croyons aussi nous être
trompés dans la bonne direction ! Et pour une raison semblable à celle de
«la vache enragée» de George Orwell où Gondrano, le cheval tenace et
tètu, tout en étant, du point de vue de l’analyse historique objective, une
créature simple et naïve, émerge cependant de cette «révolution»
parce
qu’il est le personnage le plus humain (ou tout autre terme animal équivalent),
inoubliable: celui qui, encore qu’il ait eu une part de responsabilité dans
la naissance de la dictature des cochons de «La
vache enragée», demeure l’espoir ardent de l’avenir.
Si l’on se
demande quel aspect de la lutte en Espagne justifie le qualificatif de «revolutionnaire»,
on est frappé du fait que c’est seulement au niveau des hommes et des femmes
anonymes, dans les campagnes, les usines et les services publics, dans les
villages et chez les miliciens des premiers jours qu’il y eut d’effectifs éclairs
d’un changement révolutionnaire radical de la structure sociale et économique
en Espagne. Politiquement, c’est-à-dire à notre avis au niveau
gouvernemental où agirent les leaders révolutionnaires, les concepts habituels
d’État et de Gouvernement demeurèrent (le Parlement, il est vrai, bien
qu’il n’ait pas été dissous, ne fonctionna pas).
Mais on
pourrait objecter que la destitution du Parlement sans abolition du gouvernement
n’est autre qu’un grand pas fait vers la dictature et certes, pas un pas révolutionnaire
en sens progressif. On se berça de l’illusion que la nature du gouvernement
pouvait être améliorée. Pour reprendre la formule de Federica Montseny:
«Nous le
considérons (le fait d’entrer au Gouvernement) comme la Révolution la plus
fondamentale qui se soit faite en matière politique et en matière économique.»
(Peirats, II, 276.)
Nous avons.
déjà défini ces idées comme vieilles et réformistes, y compris celle selon
laquelle pensée des ministres CNT dans un gouvernement donne aux travailleurs
la «représentation directe» dans les destinées économiques et politiques du
pays !
Nous pouvons
comprendre —sans toutefois partager cette opinion— que les travailleurs
revolutionnaires aient pu croire que tant qu’ils réussissaient à aller de
l’avant par leur révolution dans le domaine de la production, ce n’était
pas leur affaire de se préoccuper des intrigues et des chasseurs de postes
existant parmi les politiciens et leurs chefs eux-mêmes. Et cette opinion était
encouragée par ce fait que, dans les premiers mois de la lutte, les directives
et les décrets émanant du Gouvernement et les exhortations politiques du Comité
de la CNT-FAI furent générálement ignorés. Même quand le gouvernement rétablit
son autorité, il est évident, d’après leur action de résistance, que les
ouvriers et les paysans n’avaient pas été convertis à l’idée qu’on
puisse réaliser la révolution sociale au moyen du gouvernement; et cela malgré
des déclarations comme celles de Federica Montseny qui «concédait (à l’État)
une marge de crédit et de confiance, dans le but de reéaliser la révolution
par le haut».
Les membres
de base agirent —ou sentirent instinctivement avec plus de clairvoyance— que
les dirigeants. Et pour notre part, nous sommes certains que l’action des
travailleurs qui ont élevé des barricades à Barcelone en mai 1937 était un
dernier effort désespéré pour sauver la révolution de l’etranglement opéré
par les jacobins et les politiciens réactionnaires qui, encore une fois, s’étaient
insinués au pouvoir. Barcelone, en mai 1937, fut pour la révolution espagnole
ce que 16 ans avant fut Kronstadt
*
pour la Révolution russe.
* Voir «La Révolution Inconnue» de
Voline (livre III), Paris, 1947 et 1970.
Le mouvement
révolutionnaire pouvait exprimer sa désapprobation pour l’action contrerévolutionnaire
du Gouvernement et des diférents Comités de la CNT-FAI, d’au moins trois façons:
1) En révoquant
et en remplaçant les membres des Comités. Pour autant que nous sachions,
cela ne fut jamais fait pendant la lutte, mais il nous manque la documentation
qui permette de comprendre si les travailleurs, dans leurs syndicats ou aux
forces armées, ont jamais pu exprimer de façon délibérative leurs
approbations et désapprobations des activités des Comités
46.
2) A
travers la discussion dans la Presse Confédérale. Comme nous l’avons
montré dans nos premiers chapitres, la Presse était toujours plus contrôlée
par les Comités qui, à part leur obsession de faire croire au public que
l’organisation était «compactement unie» en faisant parler une seule voix,
celle des «Comités responsables», auraient difficilement permis
l’utilisation de la presse pour une critique de leurs propres, activités. Si
on veut mettre sur pied le mythe d’une direction inspirée, il ne peut être
permis à personne d’en démontrer le précaire fondement.
3) Avec
la résistance directe aux ordres et aux décrets. Et ici on a des preuves
notables de désapprobation. Généralement, parlant, toutefois, la résistance
ne fut pas coordonnée (excepté naturellement dans les premières semaines) et
les travailleurs se trouvèrent en face du fait accompli qu’ils acceptèrent,
non par conviction, mais en partie par une loyauté erronée envers la «lutte
antifasciste» et par la croyance que le gouvernement avait, à l’époque, la
force nécessaire pour rompre toute résistance et jouissait, en outre, de
l’appui des leaders de la CNT.
Pour
illustrer la résistance à l’ingérence du gouvernement dans les coquêtes révolutionnaires
des travailleurs, ainsi qu’à la mauvaise foi des leaders de la CNT, nous
examinerons deux faits, l’un ayant eu lieu aprés les journées de mai,
l’autre avant.
Le premier
survint en Catalogne où, après la défaite de la révolte franquiste, la
plupart des services publics, y compris les spectacles, furent assumés par les
travailleurs. Pour une raison ou pour une autre, ce service resta exclu du Décret
sur la Collectivisation d’octobre 1936 (voir chapitre 10). Mais le 1er
février 1938, le Ministre de l’Économie de la Généralité annonça que
cette activité serait reprise par la Commission de Confiscation des Spectacles
de Catalogne composée de trois membres désignés par la Généralité et par
le sous-secrétaire du ministre même. On aurait pu penser que les membres désignés
appartenant tous à la CNT seraient choisis par les Syndicats intéressés. Pas
du tout ! Pour ce cas particulier nous avons le témoignage direct d’un membre
actif du Syndicat touché par le déeret, Marcos Alcon
*:
* «Datos
para la Historia» de Marcos Alcon ( «Cultura Proletaria», New York, 22 mai
1943).
«A
l’assemblée de la Junte de la Section, les délégués et les militants étant
présents, Jaime Nebot, Miguel Espinar
**, José Barriandos et moi-même
sommes nommés avec le mandat de nous, opposer aux machinations de Comorera et
du parti communiste, qui tiraient les ficelles dans les coulisses.
** Il faut
noter que Espinar fut un des trois membres nommés par la Généralité.
Jusqu’à quel point son attitude fut-elle influencée par la promesse de la
nomination à la Commission de Confiscation ?
«Pour être
soutenus, nous avons demandé —maudit
soit le jour où nous l’avons fait— à être accompagnés par un représentant
du Comité Régional de la Confédération Régionale de Catalogne et par un
représentant de la Fédération locale de Bareelone.
«Au lieu de
la réunion, nous avons trouvé Pretel, secrétaire général de la Fédération
et Trésorier de la Commission exécutive de l’UGT; Del Llano, trésorier de
la Fédération ugétiste; le président du syndicat UGT de Barcelone, et enfin
Ferrer, secrétaire général de l’UGT catalane.
«Le
sous-secrétaire à l’Économie exposa le problème, et aussitôt commença la
discussion qui dura plus de quatre heures. Je dois avouer que de nombreuses
fois, devant les concessions de mes camarades de délégation, je dus ramener la
discussion aux limites qui nous avaient été imposées par la volonté de ceux
que nous représentions. La réunion se termina sans qu’aucun accord ne fût
pris, chacun maintenant son propre point de vue.
«Aux
assemblées, nous avons exposé la situation aux travailleurs. Et dès la première,
l’unité de critère des militants fut rompue. Nebot et moi-même, nous
trouvions en plein désaccord avec les camarades de Commission, Espinar,
Barriendos et Doménech qui, fort de l’avantage moral d’être le Secrétaire
général de la Confédération Régionale Catalane, soutenait l’avis de nos
adversaires qui était d’accepter l’intervention de la Généralité « si
on nous concédait la majorité à la Commission de Confiscation».
«Le jour
suivant Comorera publia le Décret de Confiscation et notre réponse fut la grève
générale de la catégorie de travailleurs intéressés.
«Assemblées
agitées. Discussions véhémentes et passionnées. La grande majorité des
camarades était d’accord pour refuser la Confiscation, mais les partisans de
l’acceptation avec des modifications. soutenus par le Secrétaire du Comité Régional
et par d’autres hésitants, s’associèrent aux convertis du dernier moment
et gagnèrent la partie quand il fut proposé de consulter le Comité Exécutif
créé par l’organisation de Catalogne.
«Cet
organisme, présidé par Garcia Oliver, nous répondit que, étant donné les
circonstances, nous devions accepter la Confiscation.
«Et ainsi,
par une décision provoquée par une suite de duperies, disparut une œuvre éminemment
constructive, comme cela est arrivé pour tant d’autres qui démontraient également
que nous, anarchistes, sans être des rêveurs, sommes capables d’édifier un
Monde nouveau.»
Nous ne nous
excusons pas d’avoir fait une citation si complète. Le témoignage personnel
de ces militants qui se sont opposés à la ligne «de circonstance» est
malheureusement trop rare et pourtant, il est très important pour celui qui étudie
la guerre civile espagnole, et qui veut comprendre et expliquer les nombreux
aspects encore obscurs de cette lutte.
Il résulte
de l’expose de Marco Alcon que toutes sortes de pression furent exercées par
le Comité Régional, avec comme seul résultat la division des travailleurs.
N’ayant pas réussi à les convaincre, pas même par l’appât des trois sièges
dans le nouvel organisme gouvernemental, le pas suivant consista en la
publication du Decreto d’Intervención qui les mit devant le fait
accompli. Ils y répondirent par la grève générale dans ce secteur de
l’industrie. Ils eurent d’autres discussions avec le Comité Régional qui,
en dernière analyse, transmit la question au Comité Ejecutivo récemment,
formé (dont le président n’était autre que Garcia Oliver) qui répondit
que: «Debiamos aceptar» (nous devions accepter). La lutte était finie, mais
on peut tranquillement affirmer que les conclusions des membres de base ont été
que les Comités Régionaux et le Comité Exécutif travaillaient pour la Généralité
et non pour eux.
Le second
fai que nous soumettons au, lecteur se rapporte aux incidents du centre rural de
Vilanesa, incidents qui se terminèrent par la mort de nombreux paysans tués
par les forces gouvernementales. En bref voici les faits: au début de 1937, le
ministre du Commerce rendit un décret selon lequel toutes les opérations se
rapportant à l’exploitation des marchandises (que de nombreuses collectivités
avaient effectuées d’elles-mêmes) seraient assurées par le Gouvernement.
Entre autres choses, cela signifiait que le Gouvernement aurait contrôle et en
aurait dispose des devises êtrangères reçues en paiement de ces exportations.
Le décret naturellement, fut considéré avec soupçon par les collectivités
qui s’y opposèrent. Le Gouvernement répondit en envoyant des gardes armés
à Vilanesa. On s’opposa à eux aussi. Sans l’intervention
«des
ministres et des comités confédéraux, écrit Peirats, cela aurait eu de très
graves répercussions dans la région et même au front».
(Peirats, II, 78.)
Au Pleno
Regional de los Sindicatos Campesinos de Levante tenu à Valence en mars de la même-année,
l’incident de Vilanesa fut discuté par les délégues qui protestèrent aussi
contre l’action du Gouvernement et demandèrent la libération des membres de
la CNT, de Torres, de Cuarte. Le Comite National dit:
«qu’on
pouvait attribuer à des éléments sans doute embusqués dans les syndicats et
dans la campagne la cause de ces tristes événements. Il exhorta tous les
militants à ne pas suivre de tels mots d’ordre, qui, unis à la cécité
mentale dont l’élément autoritaire peut souffrir, donnent lieu à de véritables
massacres, Il expose la version qu’il a des événements, qui, à son avis, a
facilité la réalisation des plans de l’ennemi.
«Il ajoute
que personne n’avait pris soin d’informer préalablement le Comité Régional
et le Comité National de ce qui allait se produire, pas même de la
mobilisation qui se fit à son insu et sans son autorisation. Le Comité
National s’est occupé des prisonniers et, à ce propos, il a la garantie
qu’aucune injustice ne sera commise contre eux. Il s’est également occupé
d’exiger d’autres garanties pour prévenir des cas analogues à celui en
discussion. Il demande à tous que l’on ne fasse absolument rien sans en
avertir préalablement les Comités qui auront la responsabilité des événements
éventuels».
La déclaration
du Comité National, selon laquelle «personne ne prit soin d’informer préalablement
...» est particulièrement intéressante car, en effet, le Ministre du Commerce
était alors un membre de la CNT. Juan Lopez.
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