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CONCLUSION

 

Nous avons entrepris cette brève étude de la Révolution Espagnole en toute humilité; et maintenant, en cherchant à en tirer nos conclusions, nous ne nous proposons certes pas d’assumer le rôle du stratège politico-militaire dont le plan aurait garanti la victoire. Laissons cette tâche à ceux qui ont ces prétentions. Avoir exprimé de l’indignation contre ces hommes qui, en Espagne, usurpèrent leur fonction de représentants pour devenir arbitres du destin de leurs camarades, est une preuve suffisante, croyons-nous, qu’avec notre critique nous n’entendons pas nous mettre dans la même positon ! Mais tout ce qui est arrivé en Espagne et en particulier le rôle joué par ceux qui déclarèrent agir au nom de l’anarchisme, du communisme libertaire et de la révolution sociale, a une grande importance, internationalement, pour ceux qui se proclament anarchistes et révolutionnaires.

Et tout d’abord nous devons expliquer pourquoi selon nous, les enseignements de l’expérience espagnole ne sont pas préjudiciables à la validité de l’anarchisme comme philosophie de la vie. Du fait que nous vivons dans un monde où chaque chose se mesure en fonction de ses possibilités pratiques, il y a une tendance à considérer une philosophie de la vie de la même manière qu’une automobile. La question se présente à peu près ainsi: une auto fonctionne dans la mesure où nous pouvons prouver mécaniquement et scientifiquement qu’elle fonctionne. Si nous ne pouvons prouver scientifiquement que l’anarchisme fonctionnera, il faut alors l’abandonner en lui substituant un système qui fonctionne ! Les anarchistes et les libertaires sont à la recherche d’une forme de société où tous les hommes et toutes les femmes seront libres; libres de vivre le genre de vie dans lequel ils trouvent satisfaction et la sensation d’avoir un but.

L’anarchisme n’implique ni uniformité ni conformisme ni garantie de félicite éternelle. Elle ne se fonde pas sur une formule scientifique, mais sur nos émotions, sur nos sentiments envers le genre de vie qu’il nous plairait de mener. La science ne fait que confirmer que, fondamentalement, la grande majorité de nos semblables désirent et ont besoin d’une telle ambiance de liberté où se développer. Si, d’autre part, la science était à fond pour la thèse opposée, cela ne détruirait pas la validité de nos aspirations.

Je voudrais dire seulement que les difficultés de réalisation de la société anarchiste seraient encore plus grandes qu’elles ne le sont actuellement. Et cela n’est pas un obstacle insurmontable à moins que l’on ne croit à une sorte de soumission de l’esprit devant une infaillibilité scientifique supposée. Après tout, même dans le cas de l’automobile, la pensée a précédé l’action et la science !

L’importance donc, qu’une étude critique de la Révolution espagnole a pour les anarchistes, ne consiste pas dans les objectifs de l’anarchisme mais dans les moyens par lesquels on espère les réaliser. Et une telle étude soulève aussi le problème qui arrive souvent, du rôle des anarchistes dans des situations qui, bien que révolutionnaires, ne font pas prévoir de solutions anarchistes. Étant donné que les moyens sont influencés par les attitudes dans la confrontation des objectifs, nous nous proposons d’examiner ce problème en nous référant particulièrement à la situation espagnole.

L’opinion presque générale des anarchistes (FAI) et des syndicalistes  (CNT) espagnols est que la situation créée par la révolte militaire et par la réaction que lui opposèrent les travailleurs, dans les premiers jours, ne pouvait être résolue avec succès seulement par la CNT-FAI et ses sympathisants sans la collaboration des autres éléments. (Pour traduire le plus exactement possible leur point de vue, nous devons ajouter que de nombreux militaires déclarent avoir sous-estimé l’extension de la révolte, ce en quoi on perdit beaucoup de temps. Si, disent-ils maintenant, les premiers succès de l’action ouvrière avaient éte immédiatement suivis de l’organisation de colonnes armées, Franco n’aurait pas eu le temps de réorganiser ses propres forces et le mouvement aurait été anéanti sans qu’il ait eu le temps d’utiliser la masse du potentiel de guerre du Maroc.) Il y a également l’opinion générale selon laquelle si l’accord avec l’UGT (syndicat contrôlé par les socialistes) avait été acquis depuis le début, on n’aurait pas eu besoin de recourir à des compromis avec les politiciens. En réalité, comme nous l’avons déjà vu, il y avait de nombreuses difficultés de caractère politique, de chaque côté, qui empêchèrent cette union entre les deux organisations, et dans ces circonstances, pour les dirigeants de la CNT, le problème fut de choisir le moindre mal: la victoire sur Franco avec un gouvernement modéré de Front Populaire ou bien la victoire de Franco avec tout ce que cela impliquait.

Il est indeniable que leur décision mûrit dans les premiers jours de la lutte, quand l’action des travailleurs révolutionnaires, par exemple l’expropriation et la réorganisation des services publics essentiels sous le contrôle ouvrier, était encore à son stade initial. Il en résulte que loin d’assurer à la révolution la possibilité d’aller jusqu’où les travailleurs auraient été capables de la conduire, leur décision de reconnaître l’État et l’autorité d’un gouvernement démocratique créa une confusion dans les rangs ouvriers. Au lieu de détruire toutes les institutions bourgeoises en créant des organismes révolutionnaires, les leaders eurent la possibilité d’occuper des postes dans ces institutions que toute leur expérience leur avait montrée comme étant à détruire pour faire le premier pas vers une révolution radicale. Comme l’a justement remarqué un observateur, dans les premiers jours de la lutte:

«Une vieille règle en matière de révolutions a été une nouvelle fois confirmée; une révolution doit être portée jusqu’à ses conséquences extrêmes ou, en fait, il vaut mieux ne pas la commencer».

(Borkenau, «The Spanish cockpit».)

Ayant décidé de ne pas tenter de détruire l’État bourgeois sans aide s’il le fallait, la CNT-FAI accepta, le moindre mal; toute chose étant préférable à Franco 47, il fallait faire chaque compromism àu nom de l’unité et de la victoire sur Franco; et elle justifia cette position par le prétexte que la victoire de Franco aurait signifie la défaite de toutes les conquêtes révolutionnaires obtenues par les travailleurs.

D’autre part, même les gouvernements de Barcelone et de Madrid (ce dernier, il faut le rappeler, seulement après que les tentatives de compromis avec Franco aient échoué) se rendirent compte qu’ils n’auraient pas pu gagner la guerre contre Franco sans l’appui de la CNT-FAI, et dans un effort désespéré pour éviter la défaite, ils étaient prêts à faire des concessions importantes aux travailleurs révolutionnaires, concessions qui naturellement auraient été retirées dès que le danger immédiat que Franco représentait serait passé et quand l’appareil gouvernemental vacillant aurait retrouvé assez de forces pour imposer son autorité.

Les questions auxquelles une organisation révolutionnaire doit chercher à répondre dans une situation semblable sont:

1) comment réaliser le mieux la cause commune, c’est-à-dire la lutte contre Franco;

2) quelles mesures adopter pour étendre et consolider la révolution sociale;

3) pour éviter que le gouvernement ne renforce son pouvoir qui, finalement, servirait à appuyer la contre-révolution.

La CNT-FAI chercha à répondre à ces questions en participant au gouvernement et à toutes les institutions gouvernementales. Ses arguments, selon nous, peuvent se résumer comme suit:

1) que le gouvernement central aurait été le point de convergence de tous les secteurs «antifascistes»; qui aurait pu organiser une armée populaire avec un commandement unifié; qui contrôlait les finances et était en mesure d’acquèrir les armes et les matières premières nécessaires pour poursuivre la lutte;

2) qu’en mettant des représentants de la CNT au gouvernement, il serait possible de légaliser les conquêtes révolutionnaires et d’influencer les autres ministres pour une législation «revolutionnaire» ultérieure;

3) que c’est seulement en étant au gouvernement qu’on pouvait défendre les intérêts des travailleurs, et empêcher toute tentative pour miner la révolution grâce à la présence des ministres CNT dans ce gouvernement.

 

ANARCHISME ET SYNDICALISME

 

Dans les organisations de masse, la petite minorité anarchiste ne peut conserver son identité et exercer une influence révolutionaire qu’en maintenant une position intransigeante. Nous n’entendons pas par là qu’elle d’oit s’opposer à l’action éventuellement faite par les travailleurs pour améliorer leur situation économique et leurs conditions de travail. Au contraire, les anarchistes sont les premiers à encourager une telle activité, mais en sachant qu’elle est essentiellement réformiste et ne peut amener à la révolution sociale qui vise à l’abolition des classes et des privilèges.

En effet, comme nous l’avons vu dans les Trade-Unions, les accords d’augmentation des salaires, à cause de la complexité de tout le système économique et des graves répercussions que les augmentations de salaires dans une industrie peuvent avoir sur les autres industries et sur le coût de la vie en général, ne sont plus des luttes entre ouvriers et patrons. Ce sont désormais des questions décidées au niveau gouvernemental, par des tribunaux où de distingues juristes intellectuels interprètent les accords selon l’indice du coût de la vie et des statistiques et dont les décisions sont imposées tant aux travailleurs qu’aux patrons. On peut dire que nous avons examiné un cas extrême, qui représente cependant une tendance profonde spécialement dans les pays hautement industrialisés. L’organisation de masse, au lieu d’être un instrument de combat contre l’injustice et les privilèges économiques, devient une vaste prison dans laquelle l’individu perd sa propre identité et se meut dans un de ces nombreux et désespérants rouages de la machine capitaliste fondée sur la production et les statistiques de l’échelle mobile.

Mais il nous semble que des dangers semblables existent même dans une organisation syndicaliste de masse (et ce, malgré l’esprit révolutionnaire qui peut avoir guidé ses fondateurs tant dans le choix des buts et des principes, que dans les garanties écrites des statuts pour empêcher la formation d’une bureaucratie interne) lorsqu’une telle organisation, ouvre ses portes à tous les travailleurs 48.

Et voilà certainement le dilemme: si une organisation de travailleurs veut réussir dans le but immédiat d’améliorer les conditions économiques de ses membres, elle doit en représenter le plus grand nombre possible, c’est-à-dire viser à être une organisation de masse. Si pour cela on prêtend que les travailleurs, au moment de leur inscription, acceptent les objectifs idéologiques de l’organisation même, cela signifie les assujettir à un test politique qui pourra assurer l’homogénéité politique de l’organisation, mais la condamnera également à ne pas être suivie par la masse. En effet, des organisations comme la CNT, bien que leur objectif déclaré fût le communisme libertaire, acceptèrent tous, les travailleurs, indépendamment de toute sympathie ou antipathie pour la politique. Beaucoup de travailleurs adhérèrent à la CNT seulement parce qu’elle défendait énergiquement leurs intérêts dans la lutte quotidienne; d’autres, peut-être parce que dans leur zone la CNT était numériquement plus forte que l’UGT. Et à ce sujet, il faut ajouter     —aussi parce que cela permet d’expliquer au moins en partie, comment les Comités réussirent à gagner toujours plus d’autorité dans la direction politique de la CNT— que durant la lutte contre Franco, les membres des deux organisations ouvrières augmentèrent de plus du double parce que tous les travailleurs furent obligés d’adhérer a l’une ou l’autre.

Quelques révolutionnaires suggérèrent de résoudre ce dilemme par la création d’une organisation syndicaliste révolutionnaire, idéologiquement pure, et dont les membres seraient ensuite inscrits aussi aux organisations de masse. Mais une organisation de ce genre serait syndicaliste dans sa structure et Parti révolutionnaire en fait, condamné, comme il a été prouvé par la pratique, à la faillite.

A cause des critères que nous avons exposés, les anarchistes sont souvent considérés comme «individualistes», ce terme signifiant qu’ils sont opposés à l’organisation et à la discipline implicite d’une organisation. Les anarchistes eux-mêmes sont, jusqu’à un certain point, responsables de cette confusion. Dans le milieu anarchiste, il y a ceux qui croient que notre activité doit se concentrer sur la création d’une organisation révolutionnaire ou syndicaliste —ou plus précisément anarcho-syndicaliste— par antithèse au réformisme des Trade-Unions. D’autres au contraire pensent que toutes nos énergies doivent être consacrées à la diffusion des idées anarchistes entre les camarades travailleurs et dans tous les milieux qui nous sont favorables, tout en participant à la lutte des travailleurs quand cela est possible sans perdre notre identité d’anarchistes, parce que notre objectif est de diffuser chez ces travailleurs les idées révolutionnaires. Puisque ces anarchistes ne croient pas que la constitution d’une organisation anarcho-syndicaliste soit le premier pas essentiel, vers la création d’un mouvement révolutionnaire conscient et militant, la tendance pour ceux qui au contraire le croient, est de les considérer comme «antiorganisateurs» et même «individualistes». Nous devons supposer, pour abréger, que les principes du syndicalisme anarchiste sont familiers au lecteur. Selon nous, la différence entre les anarchistes et les syndicalistes anarchistes ne sont pas d’ordre idéologique, mais plutôt des différences d’évaluation.

Pour être cohérent, l’anarcho-syndicalisme doit, pour nous, croire que les travailleurs ne sont pas révolutionnaires par la faute des Trade-Unions. Ceux-ci sont réformistes et réactionnaires à cause de leur structure qui empêche le contrôle par la base et encourage ouvertement la formation d’une bureaucratie qui prend sur elle toute l’initiative. Or, il nous semble que c’est une opinion erronée. Elle présuppose en fait que le travailleur en tant que tel doive être révolutionnaire au lieu de reconnaître qu’il est le produit (et la victime) de la société dans laquelle il vit, comme c’est le cas, plus ou moins, pour nous tous. Et les Trade-Unions, tout comme les autres concentrations rigides d’etres humains comme les prisons, les armées, les hôpitaux, sont des copies à échelle réduite de la société actuelle avec ses qualités et ses défauts. En d’autres termes, les Trade-Unions sont ce qu’elles sont parce que les travailleurs sont comme ils sont et non vice versa. C’est pour cette raison que les anarchistes qui s’intéressent moins à l’organisation révolutionnaire des travailleurs, considèrent comme secondaire le probléme, de l’organisation par rapport à celui de l’individu; ils pensent qu’il ne manque pas aujourd’hui de personnes capables de se consacrer aux rapports quotidiens entre les travailleurs et ceux qui leur donnent à travailler, mais que trop peu se consacrent à souligner le néant d’une telle action comme fin en elle-mème. Et nous ne doutons pas que lorsqu’un nombre suffisant de travailleurs sera devenu révolutionnaire, ils s’emploieront euxmêmes, s’ils le jugent nécessaire, à créer leurs propres organisations. Ce qui est très différent du processus qui consiste à créer d’abord l’organisation révolutionnaire et à chercher ensuite les révolutionnaires (dans les Trade-Unions réformistes où se trouve la majeure partie des travailleurs).

Nous avons ouvert une si longue parenthèse sur les rapports entre anarchistes et syndicalistes parce que ces rapports ont une influence importante sur le rôle du mouvement révolutionnaire —et anarchiste en particulier— en Espagne, soit avant, soit pendant la lutte contre Franco.

Depuis sa fondation en 1910, la CNT était rarement exempte de luttes internes entre les éléments réformistes ou révisionnistes et les anarchistes, son but spécifique étant de préserver l’esprit anarchiste que les fondateurs avaient infusé à l’organisation. Ces luttes furent en partie un reflet des événements mondiaux; la guerre 14-18, par exemple, où certains étaient pour les alliés, et d’autres étaient neutres; ou la Révolution Russe qui amena la démission de quelques-uns des membres les plus éminents, dont Nin et Maurin qui allaient peu après fonder le Parti Communiste Espagnol en attendant d’en devenir les victimes.

Mais les luttes étaient aussi exacerbées du fait que, trés souvent, il s’agissait d’antagonismes personnels entre ceux qui aspiraient à devenir les chefs de l’organisation. Des hommes comme Segui, Pestana et Peiro eurent un rôle dominant, on pourrait même dire un rôle personnel dans le développement de la CNT; et bien qu’à la fin la position révolutionnaire fût prédominante dans les manifestes et les déclarations de l’organisation, en fait la tendance révisionniste et réformiste se manifestait continuellement: soit avec l’action d’individus qui mettaient l’organisation devan le fait accompli (Segui qui fit avec l’UGT un pacte à l’insu des membres de la CNT; Nin qui décida seul d’associer la CNT à la 3e Internationale) soit par les tractations secrètes avec les politiciens: «J’ai demandé la parole, dit Peiro au Congrès de la CNT tenu après la proclamation de la République en 1931 — pour affirmer que depuis 1923, pas un seul Comite National, ni un Comité Régional n’ont cessé de se tenir en contact avec les éléments politiques, non dans le but d’instituer la République (mais pour en finir avec la dictature de Primo de Rivera)» (Peirats, I, 40). Et durant la période 1936-1939 cette attitude politique atteint son point culminant avec la participatin effective de la CNT au gouvernement et toutes ses conséquences. Des preuves montrent que le révisionnisme de la CNT finit par la défaite. La position du MLE (Mouvement Libertaire Espagnol) dans l’Espagne d’aujourd’hui, n’est pas claire; en exil il s’est divisé en deux camps *, une majorité qui demande le retour aux principes révolutionnaires de la CNT et une minorité favorable à la continuation et même à l’extension de la politique collaborationniste.

* La CNT a été réunifiée en 1960 (N. d, T.).

Quel a eté le rôle des anarchistes dans ces luttes internes de la CNT? Dans une Conférence Nationale Anarchiste tenue à Barcelone l’hiver de 1918, avec l’intention de discuter quels devaient être les rapports des anarchistes avec l’organisation syndicaliste il était décidé que, bien qu’un mouvement de masse des travailleurs comme la CNT ne puisse se qualifier d’anarchiste, «il doit être autant qu’il est possible imprégné de l’esprit libertaire ou anarchiste et guidé et dirigé par les anarchistes». En 1922 à un Congrès des Groupes Anarchistes tenu à Madrid, il fut établi

«que tous les anarchistes devraient s’inscrire à la CNT et agir par son intermédiaire. Nombre d’entre eux n’avaient jusque-là tenu aucun compte de la CNT qui à leurs yeux réduisait la portée de l’anarchisme, doctrine philosophique, s’adressant à tous les hommes: il leur fallait rapidement exercer leur influence sur elle, s’ils ne voulaient pas la voir tomber aux mains des bolcheviks qui pratiquaient leur tactique habituelle d’infiltration».                         (souligné par nous) 

(Brenan, p. 132-133.)

La politique «d’agir par son intermédiaire» (le CNT) ne pouvait mener qu’à la perte de l’identité 49 et de l’indépendance anarchiste de la FAI, d’autant plus que beaucoup des dirigeants de la CNT étaient aussi membresguides de la FAI. Le résultat de ce double rôle fut qu’à la fin de 1936 la FAI avait cessé de fonctionner comme organisation spécifiquement anarchiste, ayant renié tous ses principes avec la participation de certains de ses propres membres aux gouvernements de Catalogne et de Madrid en qualité de représentants de la CNT (Santillan, Herrera, Garcia Oliver, Montseny, etc ...) et enfin avec la fusion de la FAI; de la FIJL (Fédération Ibérique des Jeunes Libertaires) et de la CNT dans une organisation unique: le MLE (Mouvement Libertaire Espagnol 50).

Trente ans plus tôt, Malatesta, avec cette profonde compréhension de ses semblables qui inspire tous ses écrits, avait vu clairement les conséquences de la fusion du mouvement anarchiste avec l’organisation syndicale quand il écrivit:

 «Toute fusion ou confusion des mouvements anarchistes et révolutionnaires avec le mouvement syndical finit ou par la réduction des syndicats à l’impuissance en ce qui concerne leurs buts spécifiques, ou par la diminution, la déviation ou la destruction de l’esprit anarchiste.»

Peut-être maintenant peut-on ajouter que Malatesta n’avait pas prévu que le résultat puisse être en fait la destruction réciproque de ces organisations.

 

ANARCHISME ET VIOLENCE

 

Nous avons pensé qu’entreprendre une analyse des aspects militaires de la lutte en Espagne sortait du cadre de cette étude, en dehors du fait qu’un tel sujet échappait à notre compétence. Mais ne pas tenter de traiter de quelques questions de principe, résultant du développement de la lutte armée, équivaudrait à un désir de fuir les responsabilités.

La violence, contrairement à la conviction populaire, ne fait pas partie de la philosophie anarchiste. Les penseurs anarchistes ont continuellement souligné qu’il n’est pas possible de gagner la révolution, ni d’instaurer et maintenir la société anarchiste par la violence armée. Le recours à la violence, donc, est un signe de faiblesse et non de force; et sans doute, la révolution dans laquelle on n’aura pas eu recours à la violence, ou dans laquelle la violence se sera réduite au minimum, aura les plus grandes chances de réussir, car elle respectera la quasi-unanimité de la population pour les objectifs de la révolution même.

A moins que les anarchistes ne déclarent que la seule révolution ou insurrection à laquelle ils donneront leur appui est celle qui conduit directement à la société libertaire,ils devront affronter la situation créée par ces soulèvements dont les objectifs ne représentent qu’un pas en avant, vers la société désirée, et tirer au clair quelle sera leur position dans cette lutte. Généralement, leur position a toujours été claire: toute manifestation du peuple pour son émancipation doit être soutenue par les anarchistes en tant qu’anarchistes. C’est-à-dire, toujours prêts à faire des concessions à la cause commune, mais sans perdre, ce faisant, leur identité propre. Nous sommes persuadés qu’une telle attitude réclame des anarchistes qu’ils déclarent sans crainte ce qu’ils jugent être des erreurs dans une révolution et, conservant leur liberté d’action, qu’ils soient prêts à cesser leur collaboration quand ils croient que les objectifs de la lutte ont été sacrifiés aux circonstances.

L’usage de la violence, toutefois, n’a presque jamais eté justifié par les anarchistes, ni comme principe ni comme moyen, pour atteindre le but. Au plus, les anarchistes en ont justifié l’emploi comme une nécessité révolutionnaire ou tactique. Le malentendu est en partie dû à une confusion de mots dont sont responsables les anarchistes eux-mêmes.

Nous nous référons naturellement à ces anarchistes qui se définissent anarcho-pacifistes, ou anarchistes non-violents, ce qui implique que ceux qui ne sont pas inclus dans ces catégories doivent être anarchistes violents. L’erreur, selon nous, est de faire de la non-violence un principe quand, en fait, ce n’est qu’une tactique, puisque comme nous l’avons déjà vu, il, n’est pas question de la violence comme moyen ou comme fin dans la philosophie anarchiste. De plus, les défenseurs de la «non-violence» ne font pas de distinction entre la violence employée comme moyen d’imposer la volonté d’un groupe ou d’une classe, et la violence purement défensive.

En Espagne, la tentative, de s’emparer du pouvoir par la force fut faite par Franco et ses acolytes militaires et phalangistes. A cette fin, ils avaient le plan, soigneusement préparé, d’occuper toutes les villes les plus importantes de l’Espagne. Qu’aurait dû faire le peuple le 19 juillet ? Selon un éminent partisan de la non-violence, Bart de Ligt *, le meilleur moyen de «combattre» Franco aurait été, pour le peuple espagnol, de lui permettre d’occuper tout le pays «temporairement» et ensuite de «mettre en action un grand mouvement de résistance non violente (boycottage, non-collaboration, etc ...) contre lui»... «Mais notre tactique, ajoute Bart de Ligt, suppose également et dans une mesure supérieure à celle prévue par la tactique militaire moderne, une effective collaboration internationale. Nous n’approuvons pas cette trompeuse idée de la non-intervention; quand l’humanité est menacée ou attaquée, tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté doivent intervenir pour la défendre. Même dans ce cas, depuis le début, un mouvement parallèle de non-collaboration aurait dû être constitué de l’extérieur pour appuyer celui de l’intérieur pour essayer d’empêcher Franco et ses amis de se procurer le matériel de guerre, ou du moins de le limiter au minimum.»

* Bart de Ligt: «The Conquest of Violence» (Londres, 1937).

Les défenseurs de la non-violence ne sont pas dogmatiques, ce qui suit le démontre:

«Et même dans la situation actuelle, tous les sincères opposants à la guerre auraient dû intervenir systématiquement en faveur du peuple espagnol et spécialement en faveur de la révolution libertaire en combattant Franco par le système ci-dessus indiqué... Quelle que soit la méthode employée par le peuple espagnol pour se défendre, il se trouve en état de légitime défense et cela est encore plus vrai pour les révolutionnaires qui durant la guerre civile tentent de réaliser la révolution sociale.

«Une fois de plus, le mouvement international des travailleurs a négligé une des plus nobles parmi ses tâches historiques, en adhérant aux mesures malhonnêtes des gouvernements impérialistes, soit des prétendues démocraties, soit des pays effectivement fascistes, et en abandonnant ceux qui en Espagne combattaient avec un insurpassable héroïsme pour l’émancipation des classes travailleuses et pour la justice sociale. S’il était intervenu à temps, les masses espagnoles auraient été en mesure d’abattre la clique militaire en 1936 et de se consacrer à la reconstruction sociale. S’il avait agi ainsi, la violence se serait manifestée au minimum et les possibilités d’une véritable révolution auraient été assez grandes pour changer la face du monde.»

Auparavant, analysant la situation de l’Espagne, Bart de Ligt observe que:

«Considérant les traditions idéologiques et les conditions sociales, politiques et morales dans lesquelles cette guerre éclate en juillet 1936, les antimilitaristes espagnols ne pouvaient faire autrement que prendre les armes pours s’opposer aux envahisseurs militaires. Mais, ce faisant, ils se trouvaient contraints d’employer les mêmes instruments que leurs ennemis. Ils durent s’engager dans une guerre dévastatrice qui, même en cas de victoire, aurait donné lieu aux plus défavorables conditions, tant objectivement que subjectivement, pour la réalisation de la révolution sociale. Si nous observons attentivement les choses, même là nous arrivons à reconnaître une espèce de dictature si les hommes veulent se défendre d’un envahissement par la violence, c’est l’envahisseur lui-même qui impose au défenseur les méthodes de combat qu’il devra utiliser. D’autre part, si le défenseur réussit à s’élever aussitôt au-dessus de la violence, il est libre ensuite d’utiliser ses propres méthodes vraiment humaines.

«Il est évident que nous aurions voulu que la victoire, même partielle, allât à ceux qui combattent pour la justice, la paix et la liberté, même si c’est avec le fusil mis en joue, plutôt qu’à ceux qui ne peuvent que prolonger l’injustice, l’esclavage et la guerre. Mais nous devons admettre que le peuple espagnol, dans sa lutte contre le fascisme, a choisi le système le plus coûteux et inefficace et qu’il n’a jamais été capable de se libérer de la clique militaire au moment opportun; c’est-à-dire bien avant qu’éclate la guerre civile ...»

Tout Espagnol lisant ce qui précède ne peut faire moins que de hocher la tête et soupirer devant l’ingénuité montrée dans cette présentation de la non-violence. Si le prolétariat international avait appuyé les travailleurs espagnols; si la clique militaire avait été battue et si mille et une autres conditions avaient été réalisées... qui sait ce qui aurait pu arriver en Espagne ! Mais n’oublions pas la phrase la plus importante de toutes celles citées. Si tous ces si s’étaient réalisés, Bart de Ligt admet que «la violence aurait été manifestée au minimum et les possibilités d’une véritable révolution auraient été assez grandes pour pouvoir changer la face du monde». En d’autres termes, on admet que, en des circonstances déterminées, la violence ne dégénère pas nécessairement, position que de nombreux partisans de la non-violence écartent dogmatiquement comme insoutenable.

Mais quand l’emploi de la violence se prolonge au-delà du temps prévu, et que la lutte armée cesse d’avoir une relation quelconque avec ses propres objectifs nous nous trouvons alors sur un plan commun avec les anarchistes qui se définissent comme non-violents, et pensons que les anarchistes honnêtes avec eux-mêmes et avec leurs camarades travailleurs, doivent mettre en question la validité de la lutte armée. En Espagne une telle situation se produisit au bout de quelques mois. Les retards à pousser de l’avant les premiers succès et l’incapacité d’empêcher la création d’une tête de pont depuis le Maroc, permirent à Franco de reorganiser et d’augmenter son armée et de déclencher sur une vaste échelle l’offensive du sud qui menaça Madrid d’encerclement. Face à une telle situation, les chefs de la CNT-FAI. cédèrent en acceptant le point de vue du Front Populaire favorable à la militarisation. Les conséquences de cette capitulation ont été suffisamment traitées au cours de cette étude. La CNT-FAI aurait-elle pu agir autrement? C’est une question que peut-être les révolutionnaires espagnols devront affronter, à un certain moment, et à laquelle ils devront répondre objectivement.

Nous nous limiterons à exprimer notre opinion en termes généraux. Nous croyons que les anarchistes ne peuvent participer à une lutte que si elle exprime vraiment une volonté de justice et de liberté d’un peuple. Et quand cette lutte doit être organisée et conduite avec une inhumanité égale à celle de l’ennemi, au moyen d’armées de conscrits instruits à obéir aveuglément aux chefs, avec la militarisation de l’arrière et la censure de la presse et de l’opinion publique, quand on tolère les prisons secrètes et que l’expression de la critique est considérée une haute trahison (comme dans le procès contre les chefs du POUM)... eh bien, avant d’atteindre cette phase, les anarchistes qui ne craignent pas l’impopularité ou le «jugement de l’histoire» devraient déclarer ne pas pouvoir coopérer et devraient conduire leur propre bataille contre les deux régimes de la façon qui leur paraît en accord avec leurs aspirations et leurs principes.

 

LA FIN ET LES MOYENS

 

Ce qui distingue les mouvements révolutionnaires libertaires des mouvements autoritaires dans la lutte pour instituer une société libre, ce sont les moyens employés dans ce but. Le libertaire soutient que l’initiative doit venir d’en bas, que la société libre doit être le résultat de la volonté d’une grande partie de la population. L’autoritaire au contraire croit que la volonté de liberté peut augmenter quand l’actuel système économique et politique aura été remplacé par une dictature du prolétariat qui, avec le développement de la conscience et du sens de la responsabilité populaire, se dissoudra en donnant naissance à la société libre. Il ne peut y avoir de point commun entre ces deux points de vue.

L’autoritaire soutient que le point de vue libertaire est noble mais utopique, et condamné dès le départ à la faillite; tandis que le libertaire soutient, prenant l’histoire à témoin, que les méthodes autoritaires peuvent seulement substituer à un État coercitif un autre État aussi despotique et éloigné du peuple, un État qui ne se «dissoudra» pas plus que n’a été dissous son prédécesseur capitaliste. La société libre peut naître seulement d’une libre association d’hommes libres (c’est-à-dire d’hommes dont les esprits sont libres de préjugés et qui croient ardemment en la liberté, aussi bien pour les autres que pour eux-mêmes).

Dans la préparation de cette étude, une des conclusions à laquelle nous sommes arrivés est que seulement une petite partie du mouvement révolutionnaire espagnol était vraiment libertaire, opinion que nous ne sommes pas seuls à avoir. Une opinion semblable fut, semble-t-il, très bien exprimée par un vieux militant qui écrivait sous le pseudonyme de «Fabio» dans la revue anarchiste «Tiempos Nuevos» (avril 1945). Il observe que:

«Si la collaboration n’avait été qu’une erreur la chose n’aurait pas eu de gravité excessive. Les erreurs se corrigent. En ne collaborant plus, l’affaire aurait été finie. Ce que la collaboration a révélé ne peut être rectifié. Ce fut une chose que certains, très peu, suspéctaient depuis longtemps: à savoir que nous, les anarchistes en Espagne, nous étions tout au plus quelques centaines.»

(page 100)

Il semble en outre que le culte de l’action ait aveuglé un très grand nombre de militants experts, jusqu’aux desastreuses conséquences de l’action devenue une fin en elle-même. Ceux-la furent victimes de l’illusion si souvent critiquée par eux-mêmes chez les socialistes, de croire que le pouvoir était un mal seulement quand il était en de «mauvaises mains» (sic) et pour une cause injuste, et non pas que «le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument» (resic). C’est ainsi qu’ils furent prêts à utiliser l’arme de la guerre que, pas plus tard qu’en mai 1936, ils avaient si ouvertement dénoncée, autant au nom de la révolution sociale que comme moyen pour abattre «le fascisme». En réalité toute la politique de la CNT-FAI, après juillet 1936, fut en contradiction ouverte avec ce que l’organisation avait toujours affirmé, comme on le voit dans les «Opinions approuvées par le Congrès de Saragosse» en mai 1936. Quelques points parmi les plus marquants valent la peine d’être examines.

Dans les «Opinions Approuvées par le Congrès de Saragosse», déjà citées par nous au début du chapitre 16, la position de l’organisation par rapport à la démocratie parlementaire était parfaitement claire. Cependant, bien qu’ayant reconnu la «faillite» des institutions sociales et politiques existantes la CNT-FAI, après juillet, chercha à les remettre en place avec les moyens les plus efficaces pour faire front à la situation créée par le soulèvement militaire. Elle jugea que la résistance armée et l’economie du pays pouvaient être organisées effectivement seulement par le haut. Cette position fut exprimée à maintes reprises mais jamais de façon aussi explicite que dans un article de fond publié par «Solidaridad Obrera» (21 février 937), dans lequel on lit:

«Quand Madrid se vit sans Gouvernement et sans maître de son destin, elle organisa la défense. On vit aussitôt clairement que les gouvernants étaient un obstacle. Dans toutes les occasions où le peuple se comportait selon sa propre initiative, la victoire s’ensuivit. Quand on assume la responsabilité de gouverner et de diriger un peuple d’aussi extraordinaires caractéristiques ethniques et morales, on ne peut admettre de doutes ni d’hésitations permanentes de la part de ceux qui dirigent la guerre et la révolution. Aucune raison ne les justifie sinon la faillite de leurs capacités de guide.

«Quand on n’a pas confiance dans le peuple qu’on dirige on se démet. Gouverner sans confiance dans les capacités nationales équivaut à préparer la défaite. En ces moments suprêmes de la vie espagnole, son destin doit être confié à des hommes qui ont la certitude du triomphe final. A des tempéraments en qui l’audace se mêle à l’intelligence. La révolution doit vibrer dans le cerveau et dans le cœur. L’habileté tactique et les capacités humaines sont les facteurs indispensables pour vaincre les énormes difficultés qui s’opposent au triomphe. Il faut le vouloir à tout prix. Notre toujours regretté Durruti disait: «Nous renonçons à tout, sauf à la victoire.» C’est là notre mot d’ordre. Pour guider le peuple il est indispensable que ceux qui en ont la mission incarnent cette pensée: «Pour se faire obéir, il est avant tout nécessaire d’avoir de l’autorité.» Et l’unique manière d’en avoir est de payer de sa personne. Il faut une capacité précise, le don de commandement, la confiance dans les destinées du peuple que l’on commande, de l’activité, le don de prévision, être devant et non se mettre à la remorque.»

La date de cet extraordinaire exemplaire de double pensée est importante parce qu’en février 1937 la CNT avait quatre ministres au Gouvernement ! Mais le lecteur pourra trouver difficile de comprendre pourquoi si «dans toutes les occasions où le peuple se comportait suivant sa propre initiative la victoire s’ensuivait», la CNT était si désireuse de participer au gouvernement; ou comment un gouvernement qui «a confiance dans le peuple» avait besoin de «se faire obéir absolument».

D’autre part, voici l’ «Opinion sur les Alliances Révolutionnaires» soulignant la «faillite du régime politique actuel», qui déclare:

«1) L’UGT, en signant le pacte d’Alliance Révolutionnaire reconnaît, explicitement la faillite du système de collaboration politique et parlementaire Comme conséquence logique de cette reconnaissance, elle cessera d’apporter une collaboration quelconque, politique et parlementaire au régime actuel.

«2) Pour que la révolution sociale devienne une réalité effective, il est nécessaire de détruire complètement le régime politico-social qui règle la vie du pays.» (Peirats, I, 121.)

Les apologistes de la politique de la CNT-FAI objecteront, probablement,  que pour abattre Franco il était nécessaire de changer la tactique de l’organisation, d’autant plus que l’UGT n’avait pas accepté l’alliance.

Répondons tout de suite à’ ce dernier point. De juillet à septembre 1936 aucune des deux organisations ouvrières n’était représentée directement dans le Gouvernement central. Durant cette periode, quels efforts furent-ils faits, pour constituer une Alliance Révolutionnaire avec l’UGT? (et une Alliance Révolutionnaire ne signifie pas un pacte entre leaders, comme le pacte CNT-UGT de 1938, mais comme le mot l’implique une alliance avec les Sections Révolutionnaires de l’UGT).

Quant aux premiers arguments desdits apologistes, celui qui concerne la tactique, le mettre en avant signifie ignorer le sens des deux paragraphes cités, dans lesquels on se réfère à la «faillite» du système de collaboration politique et parlementaire» et au fait que la révolution sociale réclame «la destruction complète du régime politique et social qui régle la vie du pays». Ce ne sont pas des déclarations tactiques mais des affirmations de faits, d’expériences sur la nature des collaborations politiques, incarnées dans un principe. Les leaders peuvent avoir eu raison de croire qu’une révolution sociale et la défaite de Franco n’étaient pas possible, mais selon nous, justement pour cette raison même, ils auraient dû arriver à cette conclusion qu’il fallait en attendre encore moins du gouvernement et de la collaboration politique 51.

Le fait est, indubitablement que les leaders préférèrent ne pas tenir compte de l’exactitude de l’analyse anarchiste du problème social, sous le prétexte que la situation était trop exceptionnelle pour avoir été prévue ou prise en considération par nos théoriciens dans leurs écrits. Cet exemple caractéristique de la présomption espagnole, qui cache si souvent l’ignorance, est confirmé par un numéro de Solidaridad Obrera (2 février 1938):

«Mettons-nous bien dans la tête que c’est la guerre qui compte avant tout, c’est-à-dire que nous devons conserver toutes nos forces à cette lutte terriblement absorbante, et dont les exigences n’étaient certainement prescrites en aucune recette doctrinale.»

(Souligné par nous *.)

* En fait la «spécificité» espagnole était prévue dans les écrits de Malatesta, Berkman, Goldman, Bertoni, etc. !

Une des conséquences de cette politique «de circonstance» fut que les slogans des propagandistes de la CNT-FAI mirent en sourdine la révolution sociale et utilisèrent au contraire la très puissante machine de propagande pour soutenir la lutte, «antifasciste» et exploiter les vulgaires sentiments patriotiques et nationalistes. De l’utilisation faite par Franco, des Marocains d’abord, puis des Italiens et des Allemands, ils se servirent pour porter de l’eau à leur propre moulin. Tout cela et l’insistance des chefs de la CNT-FAI sur la militarisation et la continuation de la lutte armée à tout prix nous paraît une confirmation ultérieure de notre opinion selon laquelle dans le mouvement révolutionnaire espagnol, il y avait plus qu’une nuance du sentiment nationaliste (en plus du sentiment régionaliste)... Un discours de Federica Montseny dans une grande réunion à Madrid le 31 août 1936, c’est-à-dire seulement quelques semaines après le soulèvement, quand l’enthousiasme révolutionnaire était à son comble et la situation militaire encore plus ou moins stationnaire démontre à quel point il fut poussé. Elle dit de Franco et de ses amis:

«Avec cet ennemi sans dignité ni conscience, dépourvu du sentiment espagnol car, s’il l’avait, s’il était patriote, il n’aurait pas jeté sur l’Espagne la légion étrangère et les Marocains, imposant la civilisation du faisceau non comme civilisation chrétienne, mais arabe, de gens que nous avons colonisés et qui vraiment maintenant nous colonisent, avec des principes religieux et des idées politiques qu’il faut tenir absolument éloignés de la conscience des Espagnols *

* Rapporté dans «Solidaridad Obrera», 2 septembre 1936. Également dans SO, 12 septembre 1936, un discours de J. P. Fabregas (membre de la CNT) où il déclara: «Puisque j’ai une foi aveugle dans la destinée de notre terre, étant donné que je crois à l’essence pure de la race, parce que je suis parfaitement certain que nous symbolisons le droit, la justice et la liberté.» 

Ainsi parla une révolutionnaire espagnole, réputée un des membres les plus intelligents et doués de l’Organisation (et maintenant considérée comme une des personnalités les plus marquantes de la Section majoritaire de la CNT en France). Cette seule phrase exprime des sentiments nationalistes, raciaux et impérialistes. Personne ne protesta à cette réunion?

Mais revenons aux «Opinions» du Congrès de Saragosse. Sur le thème des «devoirs de l’individu envers la collectivité et le concept de la justice distributive» il est dit que:

«Le Communisme Libertaire est incompatible avec tout régime de correction et il implique la disparition de l’actuel système de justice correctionnelle et, par conséquent, des instruments de châtiments (prisons, relégations, etc.).» 

(Peirats, I, 130.)

On y exprime l’opinion que «le déterminisme social» est la cause principale du prétendu «délit» et qu’une fois éliminées les causes le délit cessera d’exister. Ceci pour démontrer qu’il est nécessaire de procéder à une éducation humaine rationnelle qui fera disparaître ces causes. Et en termes concrets :

«Nous voulons dire que lorsque l’individu ne remplira pas ses devoirs, soit d’ordre moral, soit en ce qui concerne son rôle de producteur, ce seront les assemblées populaires qui, dans un sens harmonique, donneront une juste solution au cas.

«Le Communisme Libertaire fondera sa propre «action correctionnelle» sur la médecine et la Pédagogie, seul moyen préventif que la science moderne autorise quand un individu, victime d’un phénomène pathologique, attente à l’harmonie qui doit régner entre les hommes, la thérapeutique pédagogique s’emploiera à soigner son déséquilibre et à stimuler en lui le sentiment éthique de la responsabilité sociale qu’une mauvaise hérédité l’a empêché d’avoir naturellement.»                         (Peirats, I, 131.)

Dans quelle mesure ces méthodes furent appliquées, ou au moins défendues, par les leaders révolutionnaires quand ils avaient affaire à d’autres leaders, et par la presse anarchiste ? Il nous semble entendre de nouveau l’objection des «réalistes» révolutionnaires, selon lesquels, dans cette situation particulière à l’Espagne, il n’était pas possible de les appliquer, pas même on le présume quand les ministres de la Justice et de la Santé étaient deux nombres de la CNT. Et en tout cas, les déserteurs, les «lâches», les profiteurs du marché noir, les partisans et les soldats de Franco, les neutralistes, les pacifistes, les «poltrons», les incapables et les indifférents n’étaient pas des victimes, mais des «traitres auxquels il fallait donner une leçon».

Ne sont-ils pas tous le produit de la société où nous vivons? Dans une société sans violence il, n’y aurait pas de lâches, sans guerre il n’y aurait pas de déserteurs; où il n’y a pas rareté de denrées, le marché noir n’existerait pas...

Le fait est que, pour les révolutionnaires comme pour le gouvernement, tous les moyens étaient justifiés pour arriver à mettre le pays entier sur le pied de guerre. Et dans de telles circonstances on prétend que tous soutiennent «la cause»: qui n’est pas disposé à le faire, qui résiste ou ne réagit pas selon la manière prescrite, est frappé, humilié, puni ou carrément liquidé physiquement.

Des milliers de membres du mouvement révolutionnaire occupèrent des positions officielles dans des institutions para-étaliques. Ils siégèrent dans les tribunaux populaires et s’occupèrent de la garde et de la direction des prisons. Il n’y a pas une seule preuve de leur objection aux condamnations et aux centaines de peines capitales infligées par les Tribunaux. La Presse de la CNT donne une liste mélancolique de peines capitales prononcées et exécutées, sans un seul accent de désapprobation. Au contraire tous les commentaires sont d’approbation. «Qu’il serve d’exemple», ainsi «Solidaridad Obrera» annonce l’exécution d’un chef rebelle à Minorque (16/9/36).

On peut en venir à dire que l’attitude de la CNT-FAI envers une légalisation de la violence dans la période 1936-1939 était telle qu’elle rend insignifiante sa déviation collaborationniste. La violence n’était plus une arme de défense contre l’attaque armée des forces de Franco. Elle était une arme de vengeance (exécutions de prisonniers «fascistes»): d’intimidation (exécutions publiques de déserteurs) de menace préventive ( «peine de mort pour les voleurs» - S.O. du 17/9/36). Nous disons sans hésiter qu’un anarchiste ne peut justifier l’exécution d’un homme désarmé, quel que soit son délit. L’exécution de celui qui refuse de tuer, ou de celui qui a aidé «l’ennemi» par des renseignements, etc... est encore moins justifiée. Nous croyons que la lutte révolutionnaire, pendant qu’elle se développe, peut être efficacement protégée de la cinquième colonne par la détention et dans les meilleures conditions possibles. «Nous devrions donc épargner la vie de ceux qui ont été responsables du massacre de centaines de nos camarades ?» nous demanderont les travailleurs espagnols qui croient avec Gonzalo de Reparaz à la philosophie de « El terror contra el terror * » ou dans « Venganza y venganza fiera », « Ojo por ojo, diente por diente ** », de Juan Peiro. Il n’y a qu’une réponse : oui.

* Solidaridad Obrera, 30 janvier 1938.

** Solidaridad Obrera, 6 septembre 1936.

Il y a de nombreux moyens de changer la société. L’un d’eux est d’exterminer moralement et physiquement tous ceux avec qui on est en désaccord ; un autre est de convaincre avant tout un nombre suffisant de personnes de la justesse des idées. Entre ces deux extrêmes, il y a de nombreuses variantes du premier thème, mais, me semble-t-il, il ne peut y en avoir du second. Les soi-disant « réalistes», parmi les libertaires, croient que le compromis est moralement justifié s’il donne de bons résultats. A en juger par les « résultats » de l’histoire des mouvements internationaux socialistes et communistes, ou de ceux qu’ont obtenu les partisans de la Plateforme *** du mouvement anarchiste international et des défenseurs de la politique « de circonstance » de la CNTFAI espagnole, on ne peut tirer qu’une seule conclusion : que là où les moyens sont autoritaires, les buts de la société future, véritable ou rêvée, seront autoritaires et ‘on n’arrivera jamais à la société libre. De la violence comme moyen naît la violence du culte de la personnalité comme moyen, naissent les dictateurs - grands ou petits - et les masses serviles ; du gouvernement - même avec la collaboration de socialistes et d’anarchistes - naît plus de gouvernement encore. Est-il sûr d’autre part, que de la liberté comme moyen naît plus de liberté et peut-être la Société Libre ? A ceux qui disent que cela condamne à la stérilité politique et a la Tour d’ivoire nous répondons que leur réalisme et leur «circonstancialisme» mènent invariablement au désastre. Nous pensons qu’il y a quelque chose de plus réel, de plus positif et de plus révolutionnaire dans la résistance à la guerre, plutôt que dans la participation ; qu’il est plus humain et plus révolutionnaire de défendre le droit à la vie d’un fasciste plutôt que d’appuyer le Tribunal qui a le pouvoir légal de le fusiller ; qu’il est plus réaliste de parler aux gens en étant au milieu d’eux plutôt qu’aux bancs du gouvernement ; que pour aller loin il est plus profitable d’influencer les esprits par la discussion, plutôt que de les modeler par la coercition.

*** Un groupe d’anarchistes russes en exil formule en 1927 une « plate-forme » d’organisation particulièrement autoritaire.

Et enfin, plus important que tout, est la question de la dignité humaine et du respect de soi et de ses semblables. Il y a certaines choses que personne ne peut faire sans cesser d’être un homme. Pour cette raison, comme anarchistes nous acceptons les limitations qui s’imposent ainsi à l’action que nous voudrions accomplir, parce que, comme le dit le vieil anarchiste français Sébastien Faure :

«Je nignore pas qu’il n’est pas toujours possible de faire ce qu’il serait nécessaire de faire ; mais je sais bien qu’il y a des choses qu’il est absolument nécessaire de ne jamais faire. »

C’est là la leçon de la révolution espagnole pour les insurrections de demain.


 

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