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CHAPITRE XIX

 

LE CULTE DE L’ORGANISATION

ET DE LA PERSONNALITÉ

 

Le titre de ce chapitre peut, à première vue paraître paradoxal, parce que le culte de l’organisation, comme omnipotente et omnisciente, semble impliquer la complète soumission de la personnalitè individuelle à ses impératifs. Mais l’organisation omnipotente s’il s’agit de l’Église catholique, du Parti Communiste, ou de l’Empire industriel, est paralysée sans «la direction inspirée» du leader, qu’il un Pape, un Lénine, un Henry Ford ou un Krupp, Plus grande est l’organisation, plus grand est le besoin général de soumission à ses volontés et la suppression de la conscience individuelle, qui est confiée à la garde vigilante de ceux qui, pour différentes raisons, en assument le rôle d’interprèes et de guides infaillibles.

En thèorie, on pourrait croire que la CNT grâce à sa structure décentralisée était protégée de ce péril. En réalité, il n’en fut pas ainsi et, à notre avis, cela arriva parce que le membre individuel de la CNT, tout en défendant énergiquement ses propres opinions, était toujours bien conscient d’appartenir à un groupe, ou un syndicat, qui faisait lui-même partie d’une fédération locale, reliée à une fédération régionale, elle-même reliée à une fédération nationale. L’organisation existait indépendamment des individus qui en faisaient partie. Elle était immuable, fondée sur des principes inviolables. Se tromper était humain, mais l’organisation était entourée d’une auréole quasi religieuse, de la sensation que, quoi qu’il arrive, la CNT serait toujours existante. Quand nous lisons un manifeste du Comité National qui se termine par les mots: («Vive l’immortelle CNT», nous ne pouvons repousser l’adjectif comme étant de pure démagogie, mais nous devons plutôt l’assimiler à une position religieuse. Le fait est que la CNT, illégale pendant une grande partie de son histoire, émergeait de temps en temps quand on lui permettait de fonctionner légalement, plus forte que jamais au moins numériquement et par la défense verbale dédiée à ses immuables principes. Mais sur le plan interne, au niveau humain, la lutte entre la fraction réformiste et la fraction révolutionnaire devenait encore plus forte et apparaissait toujours liée aux personnalités les plus en vue.

La polémique Peiro-Pestafia de 1929 illustre autant le heurt des personnalités que le concept mystique qu’on se fait de la CNT. Peiro qui, dans beaucoup de ses actes et de ses paroles, était en complète contradiction avee les principes de la CNT, ne conteste cependant jamais

«les principes fondamentaux, dont le caractère essentiel et permanent est indispensable. Les congrès confédéraux peuvent modifier tous les principes de la CNT qu’ils pensent nécessaire de modifier. Ce que ne peut faire aucun congrés, et moins encore aucun individu, malgré toute «la vision, de la réalité» et «l’esprit pratique» qu’il ait, c’est de nier les principes qui sont les bases essentielles, le fondement et la raison d’être de la CNT: l’antiparlementarisme et l’action directe... Sinon, la CNT n’aurait plus de raison d’exister. Et moi, en somme, je ne défends rien d’autre que ce qui est la raison d’être de la CNT.» 

(Peirats, I, 32-33.)

Moins d’un an après, en 1930, le nom de Peiro apparut parmi les signataires d’un manipfeste sur «Inteligencia Republicana», qui constituait une tentative de création d’un Front Populaire pour réaliser une sorte de politique démocratique et de programme social. Un mois après cette publication, uné déclaration de Peiro parut dans «Accion Social Obrera»:

«Toujours ami de la sincérité, incapable de cacher au public ce que je fais en privé, j’ai signé un manifeste politique (...) II est évident qu’en signant ce manifeste je suis entrée en contradiction avec les idées; et je constate que mon acte, erroné ou non, je l’ai accompli avec la pleine conscience de me mettre en contradiction.

«Je tiens à dire qu’il s’agissait alors, et qu’il s’agit maintenant, d’un geste strictement personnel. Nul ne peut affirmer que j’aie cherché à influencer les autres. Il s’agit d’actes dans lesquels l’individu doit s’exprimer spontanément. Malgré cela, il y eut des rumeurs m’avertissant que cette, attitude personnelle, non seulement est une faute, une erreur manifeste, mais que de plus elle fait courir certains dangers aux principes qui me tiennent le plus à cœur. Et puisque il est certain que je ne pourrais désirer ni ne désire causer aucun dommage aux choses qui me sont le plus chères, j’ai compris qu’il ne me restait que deux possibilités: ou retirer ma signature de ce manifeste, ou me retrancher moi-même dans l’ostracisme... Cependant, je déclare que, pour empêcher tout danger qui menacerait des choses qui me sont sacrées, à partir de ce moment, j’abandonne toutes mes activités au sein de l’organisation, la propagande idéologique et l’activité journalistique, devenant par conséquent un de ceux qui, nombreux, suivent silencieusement l’avant-garde qui guide notre milieu.» (souligné par nous) 

(Peirats, I, 38-39.)

Huit ans plus tard, Peiro explique comment il fut possible que lui, opposé pour des motifs tactiques à l’entrée de la CNT au Gouvernement, devienne par surcroît ministre :

«La pensée appartient à l’individu, et en retour tout le reste est à la disposition de la collectivité, de l’organisation à laquelle il appartient.»

On serait tenté de commenter particulièrement ces documents, à notre avis très importants, qui aident à expliquer comment en 1932, il fut possible aux leaders, ou, si l’on préfère l’expression de Peiro, «les avant-gardes qui guident» de poursuivre une politique en contradiction flagrante avec les principes si défendus dans les congrès et dans la presse. Chaque compromis et chaque déviation, s’empresse-t-on de nous dire, n’étaient pas des «rectifications des principes sacres de la CNT mais simplement des actions déterminées par les «circonstances» ; et, après, on serait revenu aux principes.

Le membre de la CNT ne pouvait agir en tant qu’individu, «Cumplir con su deber» (faire son devoir), exhortation répétée des milliers de fois par la presse confédérale et dans les assemblées, voulait dire renoncer à ses valeurs et à ses sentiments personnels au profit des exigences les plus grandes de l’organisation.

Un militant, Marcos Alcon, raconte que, alors qu’il refusait l’ordre de la Fédération locale de la CNT d’occuper un siège à la Municipalité, on l’invita à une réunion à laquelle participaient des délégués de la Fédération locale et du Comité Régional. Après qu’il eut expliqué les raisons pour lesquelles il n’acceptait pas ce poste, le Secrétaire Régional, Mariano Vazquez, lui dit que «son devoir de militant consistait à aller où l’Organisation le lui indiquait».

Alcon fut de ces militants qui résistèrent, plaçant l’organisation dans sa juste perspective:

«J’appartiens à la CNT, déclara-t-il, tant qu’elle correspond aux buts que nous poursuivons. Quand l’organisation ne remplit pas le rôle que nous lui avons assigné et prétend m’obliger à trahir mes convictions spirituelles, je cesse de lui appartenir.»

C’est-à-dire que l’organisation doit servir l’homme, et non pas l’homme servir l’organisation.

Il nous semble que le culte de l’organisation est en même temps sa force et sa faiblesse. Dans une organisation antiautoritaire, la réalisation de cette force contient déjà le germe de sa destruction parce qu’elle présuppose que l’organisation pense et agit comme un seul homme et, dans ce but, il devient nécessaire de créer des personnalités éminentes dont les paroles ne se discutent pas et dont les actions soient au-delà de toute désapprobation. Ces éminentes personnalités sont les orateurs les plus en vue et les «hommes d’action». Comme l’observe Ildefonso Gonzalez:

«Participeront à la FAI et se couvriront d’une auréole mystique une série d’hommes qui, pendant de longues années, consacrèrent leur vie à l’action, et parfois en y laissant même leur peau. Aveuglés par les résultats pratiques et momentanés de leur activité, ils créèrent une sorte de doctrine de l’action...» 

(Ouvrage cité, page 14.)

L’un d’eux fut Garcia Oliver, et son «glorieux» passé lui confère, en juillet 1936, un immense prestige et un pouvoir aux yeux des travailleurs. A toute occasion la Presse Confédérale et l’Office de Propagande ajoutaient de l’éclat à son nom. Il fallait attirer continuellement l’attention du peupde sur cette personnalité (pour tromper les profanes de la politique ?). Le Point où parvinrent ses «supportères» se révèle à l’occasion du départ de Garcia Oliver pour le front. Il est décrit avec ces variantes «notre chercamarade», «l’important militant», «notre camarade si indispensable» qui, dit l’auteur de l’article:

«par ses paroles habiles, a suscité des tempêtes d’applaudissements dans les grandioses réunions de travailleurs, a électrisé par sa facile éloquence d’innombrables lieux et, défiant les balles avec son proverbial courage, va de nouveau vers le danger».

L’Office de Propagande, de la CNT-FAI dans son bulletin d’information consacre sa première page entière à une esquisse de: Un homme, Garcia Oliver (Nº 347, 27/8/37):

«Des hommes comme notre camarade doivent occuper des positions de premier plan et de responsabilité, d’où ils puissent communiquer à leurs frères, leur propre courage et leur propre énergle. Et nous voulons ajouter: leur propre stratégie.

«Son dynamisme, uni à sa témérité, représente une invincible ligne de baïonnettes (valladar) contre le fascisme. Grâce à lui, nous verrons les combattants retrouver cet esprit de sacrifice, qui leur fit affronter le danger dans une lutte inégale à poitrine nue. Des hommes conduits par un symbole meurent en souriant; ainsi sont morts nos miliciens et ainsi mourront les hommes, aujourd’hui soldats de l’armée populaire, forgés (plasmados) par l’esprit du camarade Garcia Oliver.»

(On fait ensuite allusion à son «génie créateur» et il n’y manque pas la comparaison avec «cette autre figure, notre immortel Durruti qui surgit de la tombe et crie: « En avant !»)

Cet incroyable démagogie mystique n’est pas un exemple isolé. La Presse Confédérale de l’epoque en fournit des centaines d’autres. Le plus inquiétant est que des individus comme Garcia Oliver pensaient sans aucun doute à eux-mêmes en ces termes exaltés; comme le prouve, par exemple, le discours qu’il prononça à la radio pendant les Journées de Mai, à Barcelone:

«Vous me connaissez suffisamment pour comprendre que dans ces moments j’agis par l’impulsion de mon entière liberté parce que vous me connaissez assez pour être convaincus que personne, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir, personne ne réussira jamais à me faire sortir de la bouche une déclaration que je n’ai pas pensée. Ceci dit, je dois ajouter: tous ceux qui sont morts aujourd’hui sont mes frères; je m’incline devant eux et je les embrasse. Ce sont des victimes de la lutte antifasciste et je les embrasse tous  également. Salut ! Camarades travailleurs de Catalogne !...»  

(Peirats, II, 195.)

La presse, la radio et la tribune peuvent être des armes pour  l’émancipation comme pour l’asservissement de l’homme. Il est toujours dangereux  qu’elles soient monopolisées par quelques personnages. Il est significatif que la plupart des grands orateurs d’Espagne soient devenus, les réformistes, les révisionnistes, les politiciens du mouvement révolutionnaire.

Le processus de désintégration ne s’est arrêté qu’avee la victoire de Franco 43. Et cependant les effets en sont encore sensibles chez les révolutionnaires espagnols, en exil, dont le mouvement est divisé en deux camps hostiles, âprement opposés entre eux sur les principes collaborationnistes et interventionnistes *.

* Nous rappelons que la CNT s’est réunifiée (N. d. T.).

Il est inutile de dire qu’une organisation qui encourage le culte du chef, du «génie inspiré», ne peut en même temps encourager le sens de responsabilité de ses propres membres, élément fondamental de toute organisation. Heureusement, comme nous l’avons déjà observé, un grand nombre des travailleurs de la CNT ne furent pas hypnotisés par ces superhommes. Mais ils ne furent toutefois pas en mesure, alors que les conditions économiques et politiques se détérioraient, de ramener le mouvement révolutionnaire à ses positions traditionnelles. Trop de «chefs militants» occupaient les positions du pouvoir — et nous devons insister sur le fait que c’était des positions importantes 44.

Si l’historien de la CNT établissait une liste des membres de la CNT-FAI qui, durant ces années ont accepté des postes de commande, dans l’État et le gouvernement reconstitués en indiquant en regard de chacun des noms l’appartenance ou le point de vue politique actuel des intéressés, on aurait une étude révélatrice. Nous pensons qu’un document semblable serait d’une grande valeur, nous donnant une des plus importantes leçons qu’on puisse tirer du soulèvement social des années 1936-1939. Ce serait certainement un avertissement pour les futurs mouvements révolutionnaires et une confirmation ultérieure de l’exactitude de la théorie anarchiste sur l’effet corrupteur de l’autorité et du pouvoir.


 

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