Le titre de
ce chapitre peut, à première vue paraître paradoxal, parce que le culte de
l’organisation, comme omnipotente et omnisciente, semble impliquer la complète
soumission de la personnalitè individuelle à ses impératifs. Mais
l’organisation omnipotente s’il s’agit de l’Église catholique, du Parti
Communiste, ou de l’Empire industriel, est paralysée sans «la direction
inspirée» du leader, qu’il un Pape, un Lénine, un Henry Ford ou un Krupp,
Plus grande est l’organisation, plus grand est le besoin général de
soumission à ses volontés et la suppression de la conscience individuelle, qui
est confiée à la garde vigilante de ceux qui, pour différentes raisons, en
assument le rôle d’interprèes et de guides infaillibles.
En thèorie,
on pourrait croire que la CNT grâce à sa structure décentralisée était protégée
de ce péril. En réalité, il n’en fut pas ainsi et, à notre avis, cela
arriva parce que le membre individuel de la CNT, tout en défendant énergiquement
ses propres opinions, était toujours bien conscient d’appartenir à un
groupe, ou un syndicat, qui faisait lui-même partie d’une fédération
locale, reliée à une fédération régionale, elle-même reliée à une fédération
nationale. L’organisation existait indépendamment des individus qui en
faisaient partie. Elle était immuable, fondée sur des principes inviolables.
Se tromper était humain, mais l’organisation était entourée d’une auréole
quasi religieuse, de la sensation que, quoi qu’il arrive, la CNT serait
toujours existante. Quand nous lisons un manifeste du Comité National qui se
termine par les mots: («Vive l’immortelle CNT», nous ne pouvons repousser
l’adjectif comme étant de pure démagogie, mais nous devons plutôt
l’assimiler à une position religieuse. Le fait est que la CNT, illégale
pendant une grande partie de son histoire, émergeait de temps en temps quand on
lui permettait de fonctionner légalement, plus forte que jamais au moins numériquement
et par la défense verbale dédiée à ses immuables principes. Mais sur le plan
interne, au niveau humain, la lutte entre la fraction réformiste et la
fraction révolutionnaire devenait encore plus forte et apparaissait toujours liée
aux personnalités les plus en vue.
La polémique
Peiro-Pestafia de 1929 illustre autant le heurt des personnalités que le
concept mystique qu’on se fait de la CNT. Peiro qui, dans beaucoup de ses
actes et de ses paroles, était en complète contradiction avee les principes de
la CNT, ne conteste cependant jamais
«les principes fondamentaux, dont le caractère essentiel et permanent est indispensable. Les congrès confédéraux peuvent modifier tous les principes de la CNT qu’ils pensent nécessaire de modifier. Ce que ne peut faire aucun congrés, et moins encore aucun individu, malgré toute «la vision, de la réalité» et «l’esprit pratique» qu’il ait, c’est de nier les principes qui sont les bases essentielles, le fondement et la raison d’être de la CNT: l’antiparlementarisme et l’action directe... Sinon, la CNT n’aurait plus de raison d’exister. Et moi, en somme, je ne défends rien d’autre que ce qui est la raison d’être de la CNT.»
(Peirats, I,
32-33.)
Moins d’un
an après, en 1930, le nom de Peiro apparut parmi les signataires d’un
manipfeste sur «Inteligencia Republicana», qui constituait une tentative de création
d’un Front Populaire pour réaliser une sorte de politique démocratique et de
programme social. Un mois après cette publication, uné déclaration de Peiro
parut dans «Accion Social Obrera»:
«Toujours
ami de la sincérité, incapable de cacher au public ce que je fais en privé,
j’ai signé un manifeste politique (...) II est évident qu’en signant ce
manifeste je suis entrée en contradiction avec les idées; et je constate que
mon acte, erroné ou non, je l’ai accompli avec la pleine conscience de me
mettre en contradiction.
«Je tiens
à dire qu’il s’agissait alors, et qu’il s’agit maintenant, d’un geste
strictement personnel. Nul ne peut affirmer que j’aie cherché à influencer
les autres. Il s’agit d’actes dans lesquels l’individu doit s’exprimer
spontanément. Malgré cela, il y eut des rumeurs m’avertissant que cette,
attitude personnelle, non seulement est une faute, une erreur manifeste, mais
que de plus elle fait courir certains dangers aux principes qui me tiennent
le plus à cœur. Et puisque il est certain que je ne pourrais désirer ni
ne désire causer aucun dommage aux choses qui me sont le plus chères, j’ai
compris qu’il ne me restait que deux possibilités: ou retirer ma signature de
ce manifeste, ou me retrancher moi-même dans l’ostracisme... Cependant, je déclare
que, pour empêcher tout danger qui menacerait des choses qui me sont sacrées,
à partir de ce moment, j’abandonne toutes mes activités au sein de
l’organisation, la propagande idéologique et l’activité journalistique,
devenant par conséquent un de ceux qui, nombreux, suivent silencieusement
l’avant-garde qui guide notre milieu.» (souligné par nous)
(Peirats, I,
38-39.)
Huit ans
plus tard, Peiro explique comment il fut possible que lui, opposé pour des
motifs tactiques à l’entrée de la CNT au Gouvernement, devienne par surcroît
ministre :
«La pensée
appartient à l’individu, et en retour tout le reste est à la disposition de
la collectivité, de l’organisation à laquelle il appartient.»
On serait
tenté de commenter particulièrement ces documents, à notre avis très
importants, qui aident à expliquer comment en 1932, il fut possible aux
leaders, ou, si l’on préfère l’expression de Peiro, «les avant-gardes qui
guident» de poursuivre une politique en contradiction flagrante avec les
principes si défendus dans les congrès et dans la presse. Chaque compromis et
chaque déviation, s’empresse-t-on de nous dire, n’étaient pas des «rectifications
des principes sacres de la CNT mais simplement des actions déterminées par les
«circonstances» ; et, après, on serait revenu aux principes.
Le membre de
la CNT ne pouvait agir en tant qu’individu, «Cumplir con su deber» (faire
son devoir), exhortation répétée des milliers de fois par la presse confédérale
et dans les assemblées, voulait dire renoncer à ses valeurs et à ses
sentiments personnels au profit des exigences les plus grandes de
l’organisation.
Un militant,
Marcos Alcon, raconte que, alors qu’il refusait l’ordre de la Fédération
locale de la CNT d’occuper un siège à la Municipalité, on l’invita à une
réunion à laquelle participaient des délégués de la Fédération locale et
du Comité Régional. Après qu’il eut expliqué les raisons pour lesquelles
il n’acceptait pas ce poste, le Secrétaire Régional, Mariano Vazquez, lui
dit que «son devoir de militant consistait à aller où l’Organisation le
lui indiquait».
Alcon fut de ces militants qui résistèrent, plaçant
l’organisation dans sa juste perspective:
«J’appartiens
à la CNT, déclara-t-il, tant qu’elle correspond aux buts que nous
poursuivons. Quand l’organisation ne remplit pas le rôle que nous lui avons
assigné et prétend m’obliger à trahir mes convictions spirituelles, je
cesse de lui appartenir.»
C’est-à-dire
que l’organisation doit servir l’homme, et non pas l’homme servir
l’organisation.
Il nous
semble que le culte de l’organisation est en même temps sa force et sa
faiblesse. Dans une organisation antiautoritaire, la réalisation de cette force
contient déjà le germe de sa destruction parce qu’elle présuppose que
l’organisation pense et agit comme un seul homme et, dans ce but, il devient nécessaire
de créer des personnalités éminentes dont les paroles ne se discutent pas et
dont les actions soient au-delà de toute désapprobation. Ces éminentes
personnalités sont les orateurs les plus en vue et les «hommes d’action».
Comme l’observe Ildefonso Gonzalez:
«Participeront
à la FAI et se couvriront d’une auréole mystique une série d’hommes qui,
pendant de longues années, consacrèrent leur vie à l’action, et parfois en
y laissant même leur peau. Aveuglés par les résultats pratiques et momentanés
de leur activité, ils créèrent une sorte de doctrine de l’action...»
(Ouvrage cité, page 14.)
L’un
d’eux fut Garcia Oliver, et son «glorieux» passé lui confère, en juillet
1936, un immense prestige et un pouvoir aux yeux des travailleurs. A toute
occasion la Presse Confédérale et l’Office de Propagande ajoutaient de l’éclat
à son nom. Il fallait attirer continuellement l’attention du peupde sur cette
personnalité (pour tromper les profanes de la politique ?). Le Point où
parvinrent ses «supportères» se révèle à l’occasion du départ de Garcia
Oliver pour le front. Il est décrit avec ces variantes «notre chercamarade»,
«l’important militant», «notre camarade si indispensable» qui, dit
l’auteur de l’article:
«par ses
paroles habiles, a suscité des tempêtes d’applaudissements dans les
grandioses réunions de travailleurs, a électrisé par sa facile éloquence
d’innombrables lieux et, défiant les balles avec son proverbial courage, va
de nouveau vers le danger».
L’Office
de Propagande, de la CNT-FAI dans son bulletin d’information consacre sa première
page entière à une esquisse de: Un homme, Garcia Oliver (Nº 347, 27/8/37):
«Des hommes
comme notre camarade doivent occuper des positions de premier plan et de
responsabilité, d’où ils puissent communiquer à leurs frères, leur propre
courage et leur propre énergle. Et nous voulons ajouter: leur propre stratégie.
«Son
dynamisme, uni à sa témérité, représente une invincible ligne de baïonnettes
(valladar) contre le fascisme. Grâce à lui, nous verrons les combattants
retrouver cet esprit de sacrifice, qui leur fit affronter le danger dans une
lutte inégale à poitrine nue. Des hommes conduits par un symbole meurent en
souriant; ainsi sont morts nos miliciens et ainsi mourront les hommes,
aujourd’hui soldats de l’armée populaire, forgés (plasmados) par
l’esprit du camarade Garcia Oliver.»
(On fait
ensuite allusion à son «génie créateur» et il n’y manque pas la
comparaison avec «cette autre figure, notre immortel Durruti qui surgit de la
tombe et crie: « En avant !»)
Cet
incroyable démagogie mystique n’est pas un exemple isolé. La Presse Confédérale
de l’epoque en fournit des centaines d’autres. Le plus inquiétant est que
des individus comme Garcia Oliver pensaient sans aucun doute à eux-mêmes en
ces termes exaltés; comme le prouve, par exemple, le discours qu’il prononça
à la radio pendant les Journées de Mai, à Barcelone:
«Vous me
connaissez suffisamment pour comprendre que dans ces moments j’agis par
l’impulsion de mon entière liberté parce que vous me connaissez assez pour
être convaincus que personne, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans
l’avenir, personne ne réussira jamais à me faire sortir de la bouche une déclaration
que je n’ai pas pensée. Ceci dit, je dois ajouter: tous ceux qui sont morts
aujourd’hui sont mes frères; je m’incline devant eux et je les embrasse. Ce
sont des victimes de la lutte antifasciste et je les embrasse tous
également. Salut ! Camarades travailleurs de Catalogne !...»
(Peirats, II, 195.)
La presse,
la radio et la tribune peuvent être des armes pour
l’émancipation comme pour l’asservissement de l’homme. Il est
toujours dangereux qu’elles
soient monopolisées par quelques personnages. Il est significatif que la
plupart des grands orateurs d’Espagne soient devenus, les réformistes, les révisionnistes,
les politiciens du mouvement révolutionnaire.
Le processus
de désintégration ne s’est arrêté qu’avee la victoire de Franco
43.
Et cependant les effets en sont encore sensibles chez les révolutionnaires
espagnols, en exil, dont le mouvement est divisé en deux camps hostiles, âprement
opposés entre eux sur les principes collaborationnistes et interventionnistes *.
*
Nous rappelons que la CNT s’est réunifiée
(N. d. T.).
Il est
inutile de dire qu’une organisation qui encourage le culte du chef, du «génie
inspiré», ne peut en même temps encourager le sens de responsabilité de ses
propres membres, élément fondamental de toute organisation. Heureusement,
comme nous l’avons déjà observé, un grand nombre des travailleurs de la CNT
ne furent pas hypnotisés par ces superhommes. Mais ils ne furent toutefois pas
en mesure, alors que les conditions économiques et politiques se détérioraient,
de ramener le mouvement révolutionnaire à ses positions traditionnelles. Trop
de «chefs militants» occupaient les positions du pouvoir — et nous devons
insister sur le fait que c’était des positions importantes
44.
Si
l’historien de la CNT établissait une liste des membres de la CNT-FAI qui,
durant ces années ont accepté des postes de commande, dans l’État et le
gouvernement reconstitués en indiquant en regard de chacun des noms
l’appartenance ou le point de vue politique actuel des intéressés, on aurait
une étude révélatrice. Nous pensons qu’un document semblable serait d’une
grande valeur, nous donnant une des plus importantes leçons qu’on puisse
tirer du soulèvement social des années 1936-1939. Ce serait certainement un
avertissement pour les futurs mouvements révolutionnaires et une confirmation
ultérieure de l’exactitude de la théorie anarchiste sur l’effet corrupteur
de l’autorité et du pouvoir.
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