L’«évolution»
de la CNT, telle qu’elle résulta du Plénum de Valence de janvier 1938,
facilita évidemment les négociations en vue d’un accord sur le «Pacte
d’Unité» avec l’Union contrôlée par les socialistes, l’UGT.
L’intransigeance révolutionnaire de 1936 avait été remplacée, dans
l’esprit des leaders de la CNT, par l’intérêt à ce qu’ils considéraient
comme «la juste participation» de l’organisation à la machine
gouvernementale à tous ses niveaux et non seulement dans les «circonstances
exceptionnelles» actuelles créées par la lutte armée, mais aussi dans
l’avenir au cas éventuel d’une miraculeuse victoire sur Franco.
La seule
unité effective est celle forgée par les travailleurs eux-mêmes à leurs
postes de travail: une unité née des problèmes, des besoins communs et du
respect mutuel. Cela s’était fait, en Espagne, dans de nombreuses usines et
dans de nombreuses collectivités depuis le début: mais il était
impossible de le réaliser quand par exemple, l’UGT se soumettait à
l’esclavage politique des communistes ou même des socialistes de droite. Et
tout ce que la CNT a pu tenter de faire était de respecter les droits de ceux
qui ne partageaient pas ses opinions sur la réorganisation sociale et économique
du pays, réaffirmant en même temps son propre droit à ne pas subir l’interférence
des autres.
Les leaders
de la CNT et de l’UGT, qui étaient pressés d’arriver à un accord
quelconque pour leur participation réciproque au pouvoir politique dans le
futur destin de l’Espagne, étaient prêts à éliminer les différences entre
les deux organisations par un morceau de papier qui portait leur signature et était
appelé Pacte d’Unité. Le sens de leur propre importance, montré par les
leaders, leur conviction que les problèmes réels et humains pouvaient être
surmontés par une sorte de marchandages à un niveau plus élevé constituaient
certainement un des aspects les plus répugnants du pouvoir politique.
Dans les schémas
des propositions présentées respectivement par la CNT et l’UGT en vue du
Pacte d’Unité, il apparaît immédiatement que l’UGT ne fit aucune
concession aux objectifs révolutionnaires de la CNT, si on excepte les déclarations
de convenance sur l’importance du contrôle ouvrier considéré comme «une
des plus grandes et des plus appréciables conquêtes des travailleurs»; et si
l’on ajoute la demande adressée au Gouvernement de légaliser le contrôle
ouvrier «qui protège les droits et les devoirs des travailleurs en ce qui
concerne la production et la distribution». D’autre part, la CNT, dans une
sorte de tentative désespérée pour trouver des bases communes avec la réformiste
UGT, souligne la fonction d’un Comité National Mixte qui doit assurer la
participation effective du prolétariat à l’État espagnol, et entreprendre, maintenant
el toujours, la defense d’un régime, vraiment démocratique, qui combat
toute idée et ambition totalitaire. Sur la question de la «Défense Nationale»,
la CNT propose entre autres choses que la CNT et l’UGT «collaborent de toutes
les manières à la création d’une Armée régulière et efficace pour gagner cette guerre et défendre
nos libertés dans l’avenir». La CNT souhaitait le contrôle ouvrier, mais aussi la formation d’un Conseil Économique National,
composé de représentants des Syndicats et du Gouvernement et dont la fonction
aurait été de diriger la production, la distribution, le crédit, le commerce
et les salaires, grâce aux Conseils Nationaux de l’Industrie et
qui seraient constitués selon la même ligne que le Conseil Économique.
La Fédération
Anarchiste Ibérique, commentant ces documents *, dit que les propositions
de l’UGT étaient une récapitulation;
du début à la fin, du point de vue gouvernemental, et que les dirigeants de
l’UGT, n’étaient pas intéressés par une unité effective et agissaient,
pour la galerie. Quant aux propositions de la CNT, la FAI les commentait ainsi:
*
Le texte de
ces propositions et les commentaires de la FAI furent publiés dans «Spain and
the World» (Londres, 4 mars 1938, Vol. II, n° 31).
«...Elles
sont un produit de la double nécessité de démontrer notre volonté de
collaborer et de rester fidèle à nos principes.
«Nous y
avons fait toutes les concessions permises par ceux-ci et par la défense de nos
conquêtes révolutionnaires.
«La C.N.T.
a de nouveau demandé de coopérer et d’être représentée dans le
gouvernement antifasciste, particulièrement dans les départements de la Guerre
et de l’Économie.
«...d’autre
part, la CNT a accepté la nationalisation des industries de guerre, des chemins
de fer, des banques, des télégraphes, etc... et a fait beaucoup de
concessions, sauvant seulement le principe de la représentation syndicale dans
les conseils directeurs de ces organisations.»
Le programme
d’Unité d’Action entre l’UGT et la CNT *, qui fut le résultat des
propositions des deux organisations, est un document qui reconnaît ouvertement
le pouvoir et l’autorité dernière
de l’État et du Gouvernement, et cherche, autant que possible, à introduire
les organisations de travailleurs dans les institutions et dans la machine de
l’État et du Gouvernement. Même à propos des collectivités, le dernier mot
est au Gouvernement:
* Spain and
the World (8
avril 1938, Vol.
II, n° 33). Mentionné également
par Peirats (Vol. III, chapitre 28).
«1) L’UGT
et la CNT reconnaissent qu’il faut donner aux collectivités une force légale
et estiment donc nécessaire une législation appropriée pour établir ce qui
doit en être maintenu, les conditions de constitution et d’activité, et dans
quelle mesure l’État doit avoir voix au chapitre.
«2) Ces
collectivités, quand elles seront régularisées par une législation adéquate
et reconnue d’utilité économique, seront appuyées par l’État.
«3) La législation
concernant les collectivités doit être préparée et présentée au
Gouvernement par le Conseil National de l’Économie.
Qui, est-on
tenté de demander, décidera si ces collectivités sont
«d’utilité économique» et pour quoi? En donnant aux législateurs
le pouvoir d’établir quelles collectivités pourront être maintenues, on détruit
purement et simplement la base même des collectivités, leur création spontanée
par ceux qui y travaillent.
Dans le
programme de la CNT-UGT on laissait le soin au Gouvernement de «contrôler la
production et de régler la consommation intérieure, base de notre politique
d’exportation» Quant aux salariés:
«L’UGT et
la CNT appuient l’institution d’un salaire minimum, fondé sur le coût de
la vie, qui en outre tient compte autant de l’attitude professionnelle que de
la production individuelle. A cette fin elles défendront le principe selon
lequel on paiera davantage celui
qui produit le mieux et le plus, sans distinction d’âge ni de sexe, tant que
dureront les conditions créées par les nécessités de la reconstruction
nationale
41.
De tels systèmes
d’accroissement de la production rendent nécessaires une nouvelle
bureaucratie d’experts en production, de calculateurs des pourcentages, de
chronométeurs et autres parasites, mis à part le fait qu’un tel procédé désunit
les travailleurs par des plaintes de tout ordre. Le travail au rendement est
vraiment l’antithèse de l’appui mutuel sur lequel étaient fondées les
collectivisations de la Révolution espagnole et qui, par exemple, les
distinguait des collectivités russes. Un autre exemple de cette tentative pour
détruire l’esprit d’appui mutuel est contenu dans les propositions
relatives aux collectivités agricoles.
L’UGT et
la CNT proposaient la nationalisation de la terre et le transfert des profits de
préférence aux collectivités rurales et aux coopératives, spécialement
celles instituées par la CNT et l’UGT... L’État devrait adopter la
politique d’aide aux collectivités existantes, particulièrement celles de
l’UGT et de la CNT, et le syndicat volontaire des journaliers légalement
constitué. Le Gouvernement aura la tâche d’aider les paysans à
l’acquisition de machines, semences, etc... et d’accorder le crédit grâce
à la Banque Nationale de Crédit
Agricole. Ainsi le contrôle sera toujours entre les mains de l’autorité
centrale et cela ne peut s’obtenir qu’aux dépens de l’initiative locale.
A
l’occasion, il faut souligner que les propositions concernant l’agriculture
sont en contradiction absolue avec l’esprit des décisions prises par les
syndicats paysans à leur Plénum de Valence en juin 1937, où il fut traité de
la coordination des activités à l’échelle nationale, mais sans
l’intervention, de l’État, seulement avec celle des organes des
travailleurs. Et cet esprit d’appui mutuel fut exprime clairement par
l’article 26 de leur constitution qui dit:
«Même si,
au début, les entreprises collectives et privées peuvent se croire libres de
puiser, pour leurs propres besoins, dans leur propre production, il est
toutefois certain qu’aussi bien les unes que les autres acceptent pour
objectif une distribution équitable des produits de l’industrie agricole, de
façon à assurer les droits égaux à tous les consommateurs dans tout le pays,
et au sens le plus large du terme.»
D’autre
part, les références au contrôle des travailleurs dans le pacte CNT-UGT ne
sont rien d’autre en fait qu’une déclaration selon laquelle les
organisations de travailleurs participeront aux commissions paritaires de caractère
consultatif dans l’Industrie, mais l’assignation des matières premières,
la production et la distribution seront sous la direction du gouvernement. Et
nous savons bien que, sans contrôle économique, il ne peut y avoir de contrôle
des travailleurs. Du pacte CNT-UGT, Luis Araquistain, éminent leader
socialiste, dit à cette époque: «Bakounine et Marx se donneraient
l’accolade au-dessus de ce document de la CNT»; ce à quoi l’hebdomadaire
anarchiste de Barcelone «Tierra y Libertad» répondit avec vivacité, sans
toutefois faire aucune allusion au pacte même, si bien qu’il n’est pas
difficile de déduire de la critique une totale désapprobation du document
entier:
«L’amour
des phrases et de l’effet amène souvent sur un terrain glissant d’où dérivent
de graves erreurs historiques. La phrase «l’accolade de Marx et Bakounine»
symbolise une unité d’idées divergentes que, ni la réalité présente, ni
les prévisions d’avenir, ne peuvent garantir. C’est donc une phrase qui, si
on la prend au sens absolu, peut provoquer beaucoup de confusions. Accolade dans
l’effort commun pour la construction sociale! Oui.
«Accolade
de ceux qui veulent une révolution qui émancipera le prolétariat? Oui encore.
«Accolade
de combattants contre un ennemi commun, maintenant et toujours? Oui. Ceux qui
suivent l’idée de Bakounine et ceux qui suivent Marx sont unis aujourd’hui
et devraient être unis demain pour sauver le peuple espagnol et sa révolution.
«Mais ceux
qui continuent d’être anarchistes et marxistes n’ont pas effacé par une «accolade»
et ne pourraient effacer les différences fondamentales qui les séparent. Même
si la tactique révolutionaire, l’action directe du prolétariat, les unit et
reste la ligne fondamentale de divisions. Puisque nous, anarchistes, pensons que
l’État ne peut être l’organe de la révolution et qu’il ne peut être
admis comme entité politique qui assume la responsabilité de l’émancipation
du peuple; puisque les marxistes d’autre part contiñuent de penser que l’État
doit être l’instrument transitoire du moins, pour construire une société
libre, l’union complète sera impossible. Marxistes et anarchistes peuvent
faire un accord et le maintenir tant que, ce faisant, ils ne violent aucun
principe essentiel.
«Mais,
entre dictature et liberté, entre centralisation étatiste et association
directe du peuple, il y a une grande distance qui ne peut être comblée à
moins que ne soit reconnu par tous que la liberté est l’unique base du vrai
socialisme.
«Pour les révolutionnaires
dont les convictions découlent des enseignements de l’histoire, il n’y a
pas de sentiment de race ou de patriotisme qui puisse détruire les
contradictions fondamentales entre les deux théories; et une synthèse entre
deux courants historiques qui se heurtent et se repoussent n’est pas possible.
Il y a une unité pour la lutte spécifique. Il y a accolade pour un soulèvement
révolutionnaire commun. Mais autorité et liberté, État et Anarchisme,
dictature et libre fédération des individus, restent irréconciliablement
antagonistes jusqu’à ce que tous nous comprenions qu’aucune liberté
n’est possible sauf celle choisie librement par le peuple.
«En
conclusion, «l’accolade» entre Bakounine et Marx serait effective seulement
si les socialistes, qui, selon Marx, voudraient finalement arriver à
l’anarchisme, renonçaient au paradoxe classique de recourir à une dictature
de l’État pour supprimer l’État.»
Les termes
du pacte UGT-CNT ne furent jamais appliqués, même quand les deux organisations
acceptèrent des sièges dans le gouvernement Negrin remanié à la suite de la
destitution du Ministre de la Défense nationale, Indalecio Prieto
42,
et quand, selon les arguments adoptés par les syndicalistes progouvernementaux,
elles auraient dû être en droit de faire des requêtes au gouvernement. Mais
c’étaient de pures illusions dont quelques-uns, encore aujourd’hui,
semblent incapables de se libérer.
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