Étant donné
que cette étude est une tentative pour tirer quelques enseignements de la Révolution
Espagnole, nous ne nous proposons pas de traiter des derniers dix-huit mois de
la même manière détaillée que nous avons employée pour la premiére année
de lutte, pour des raisons évidentes. Depuis juillet 1937, l’État et les
institutions gouvernementales s’étaient de nouveau renforcés; la lutte armée
contre Franco, une fois contrôlée par le gouvernement et les militaires de
profession et conçue comme une guerre de fronts, ne pouvait plus se terminer
par une victoire (tous les fronts du nord avaient cédé et le sud de Malaga était
perdu); et les organisations des travailleurs étaient déchirées par la lutte
entre les personnalités et par la centralisation croissante. «L’Unité», si
vantée, était devenue synonyme d’acceptation aveugle de la part des
travailleurs, des instructions des «organes suprêmes» soit de l’État, soit
de leurs propres organisations.
L’UGT était
divisée par la lutte politique entre les communistes et les ailes droite et
gauche du parti socialiste qui s’en disputaient le contrôle. La CNT se débattait
dans un bourbier de compromis. Les Comités et la bureaucratie syndicaliste,
dans les conseils économiques, dans le commandement militaire, dans les forces
de sécurité, dans les communes, et toutes les autres institutions étatiques,
étaient complètement coupés des aspirations des masses révolutionnaires et,
au nom de l’unité et de la victoire sur Franco, renonçaient un par un aux
principes et aux conquêtes révolutionnaires des travailleurs. Comme nous
l’avons déjà dit, les «Journées de Mai» à Barcelone auraient pu être le
signal d’un arrêt; mais au contraire l’action des dirigeants confirma la défaite
de la révolution.
Comme pour
marquer cette défaite, il y eut le plénum de la FAI (Fédération Anarchiste
Ibérique) tenu à Valence au début de juillet 1937, où l’on proposa de la réorganiser
de manière à permettre l’accroissement de ses membres et de son influence.
Mais il fut clair, dès les premières interventions —si les actes n’en
avaient pas été une preuve suffisante—, que cette réorganisation de la FAI
n’était pas une tentative pour défendre la révolution, mais pour se réserver
des droits sur ce qui pouvait rester de cette révolution, puisque «les
exigences de la guerre» et les politiciens avaient fait de leur mieux pour
1’affaiblir.
Dans une
circulaire diffusée par le Comité Péninsulaire de la FAI en octobre 1936, la
participation des anarchistes à un «organisme de caractère officiel» est
justifiée sous le prétexte que la situation l’exige. Le Comité traite du
futur rôle de la CNT qui, dans la reconstruction économique du pays, sera
obligée de collaborer avec toutes les sections du «bloc antifasciste», parce
que cela ne peut être entrepris par un seul secteur de la communauté, mais
demande un «organisme unique où soient concentrés les intèrêts communs» de
l’Industrie et de l’Agriculture. Cette thèse est justifiée par le prétexte
que
«si nous
provoquons la discorde sur le plan économique et gênons les efforts faits pour
réaliser cette reconstruction nous créerons une situation chaotique.
«Pour ces
raisons et anticipant sur les événements futurs, nous devons prévoir dans
certains cas, la disparition des Syndicats ainsi que nous le voyons
actuellement; et dans d’autres cas, la fusion de notre organisation de lutte
avec d’autres similaires et appartenant à d’autres tendances.
L’idée
cachée sous le plan de la FAI devenait maintenant claire. Voici, en peu de
mots, ce que soutenaient ses défenseurs: Puisque les Syndicats s’intéresseront
exclusivement aux questions économiques et seront seulement en mesure d’avoir
une influence professionnelle sur les activités auxquelles ils ont Rété
assignés, il est nécessaire d’avoir une force externe qui dirigece mécanisme
économique vers ces fins «auxquelles aspire l’humanité». Cette force
externe est l’Organisation Spécifique (Organizacion Especifica). Il est à
peine besoin d’ajouter que, dans ce but, la FAI se considérait comme le choix
idéal ! C’est le premier pas dans la conversion de la FAI au rôle de parti
politique. Le second pas fut d’ériger la forme d’organisation. La FAI, fondée
en 1927 à une conférence tenue à Valence, avait comme base organisationnelle
le «groupement par affinités». Les groupes étaient fédérés en Fédérations
locales, provinciales et régionales. L’union de toutes les Fédérations, y
compris la Fédération Portugaise, constituait la Fédération Anarchiste lbérique
(FAI) représentée par le Comité Péninsulaire.
Au Plénum
des Comités Régionaux tenu à Valence en juillet 1937, il fut déclaré :
«Le groupe
par affinités a été, pendant plus de cinquante ans, l’organe le plus
efficace pour la propagande, pour les contacts et pour l’activité anarchiste.
Avec la nouvelle organisation qu’on donne à la FAI, la mission organique du
groupe par affinités est annulée. Le Plénum a l’intention de respecter les
groupes par affinités mais, à cause des décisions prises par la FAI, ils ne
pourront avoir une participation organique en tant que telle.»
(Peirats,
III, 324.)
Ces
nouvelles bases d’organisation de la FAI devaient être les groupes géographiques
par districts et faubourgs. Ceux-ci sont unis en fédérations locales,
provinciales et régionales. Les régionales constituent la FAI. Les demandes
d’admission sont examinées par une Commission annexée à chaque groupe de
district et de faubourg et à chaque fédération locale. Pour autant qu’on
s’en réfère à la reorganisation de la FAI, l’admission avec pleins droits
était accordée :
a) aux
militants qui appartenaient déjà à la FAI;
b) à ceux
appartenant aux organisations syndicales, culturelles, etc... en affinités avec
l’anarchisme avant le 1er janvier 1936.
Aux autres
qui ne remplissaient pas ces conditions, mais qui avaient des références
satisfaisantes, l’admission conditionnée était accordée: mais ils n’étaient
pas autorisés à prendre des charges dans l’organisation durant les six
premiers mois.
Telles étaient
les conditions d’entrée dans la nouvelle FAI mais que devenaient les déclarations
de principes? Rappelant que le but était d’augmenter le nombre des membres «dans
le plus bref délai possible», on ne surprendra pas en disant que le document
ne contenait pas de déclarations de principes, à moins qu’on ne considère
comme telles le paragraphe suivant :
«En tant
qu’anarchistes nous sommes ennemis des dictatures, autant de caste que de
parti; nous sommes ennemis de la forme totalitaire de gouvernement et
nous croyons que le sens futur de notre peuple sera le résultat de l’action
conjuguée de tous les secteurs qui concourront à la création d’une société
sans privilèges de classes, dans laquelle les organismes de travail,
d’administration et de vie, seront le principal facteur pour fournir à
l’Espagne, aux moyens de normes fédérales, la voie qui satisfera ses différentes
régions» (souligné par nous).
(Peirats, II, 324.)
D’une
organisation qui se déclare opposée à une «forme totalitaire» de
gouvernement, mais non au gouvernement lui-même, on ne peut attendre aucun
geste d’opposition à l’État. Moins que jamais quand on lit d’autre part,
dans ce même document :
«La FAI
sans négliger la guerre, mais en lui attribuant la plus grande importance, sans
renoncer à ses aspirations finalistes, se propose d’impulser la Révolution,
à partir de tous les organismes populaires où son action peut être
efficace pour assurer dans un sens progressif la culmination de la révolution
qui est en train de se faire. »
(Peirats, II, 323.)
Et plus loin:
«Nous
proposons la disparition totale des résidus bourgeois qui subsistent encore, et
nous tendons à renforcer tous les orgpinismes qui contribuent à cette finalité.
Par conséquent, nous considérons que, face à notre position passée
d’opposition, c’est le devoir de tous les anarchistes de participer à
toutes les institutions publiques qui peuvent servir à garantir et impulser le
nouvel état de choses» (souligné par nous).
(Peirats, II, 323.)
Les membres
de la FAI qui occupent des postes publics «sont invités à faire aux Comités
le rapport de leur mission et de leurs activités, en maintenant avec eux un
contact étroit dans le but de suivre à tout moment leurs «inspirations
*»
dans chaque cas spécifique. «Tout membre de la FAI, désigné à un poste
public, quelle qu’en soit la nature, peut être désavoué ou destitué de sa
charge dès que cela sera jugénécessaire par les corps compétents de
l’organisation.»
Peirats, II, 326.)
*
Inspiration: ou dans le langage moins euphémiste des politiciens, ordres,
directives !
De telles
declarations rendent évidentes les intentions de la FAI d’assurer le rôle de
parti politique dans les questions gouvernementales. Car, pour être en mesure
de nommer des membres à des «charges publiques», la FAI aurait dû être
reconnue par le gouvernement comme un des partis formant «le bloc antifasciste».
Elle était bien consciente de ce que son action impliquait d’un point de vue
anarchiste mais restait imperturbable. Des assemblées se tinrent, dans les
principales villes espagnoles, pour lancer cette monstruosité au nom de
l’anarchisme.
Dans une déclaration
au mouvement international anarchiste **, la FAI demandait la compréhension
pour ses propres actions et le respect des décisions prises seulement après «des
discussions libres et passionnées (Aucune allusion toutefois ne révèle le
fait que les camarades de la FAI qui e’taient au front, et il y en avait
beaucoup, n’avaient pas pris la parole dans ces delibèrations
39.)
** Federacion
Anarquista Iberica al Movimiento Internacional, publiée dans le Boletin de
Informacion CNT-FAI (édition espagnole, Barcelone, 20 septembre 1937, nº 367).
«Par
exemple, la nouvelle structure de la FAI, où une forme d’activité publique
est acceptée ainsi que les aspects particuliers de l’activité politique
comme la participation de la FAI à tous les organismes créés par la
Revolution et à tous les postes où
notre présence est nécessaire pour accélérer l’activité et influencer les
masses et les combattants, a été le sujet de très violentes discussions sans
que cela soit une modification fondamentale de notre tactique et de nos
principes, mais simplement et uniquement une adaptation circonstancielle aux nécessités
de la guerre et aux nouveaux problèmes créés par la Révolution. »
Néanmoins
l’opposition á la réorganisation de la FAI en Espagne fut considérable,
particulièrement en Catalogne où, à un Plènum Régional de Groupes, de
nombreux délégués se retirèrent. Deux mois après, dans un article publié
dans Solidaridad Obrera (12 octobre 1937), Gilabert, Secrétaire de la Fédération
Locale des Groupes anarchistes à Barcelone, mettait de nouveau l’accent sur
la « considérable minorit » (minoria considerable) de
l’opposition, ajoutant que les divergences en arrivaient à un point tel que
quelques groupes menaçaient de provoquer une scission. Un Comite’ fut
nomme’ avec mission de trouver une solution qui permettrait à l’importante
opposition d’être libre, de continuer à adhérer en tant que groupes
affinitaires, « mais que les résolutions de caractère organique présentées
par eux seraient considérées par rapport au nombre qu’ils représentent ».
Cette proposition toutefois devait être soumise à un Congrès Péninsulaire
pour ratification.
Le plan en
vue d’augmenter le nombre des membres de la FAI en élargissant la base ne
semblait pas trouver le succe’s espéré. Avant juillet 1936, les membres de
la FAI étaient évalués à 30 000. Et selon Santillan
* à la fin de 1937, le
chiffre e’tait monté à 154 000. Mais ce qui avait été gagné en quantité
avait été perdu en contenu révolutionnaire. Et le désir de créer un
mouvement de masse avait été réalisé aux dépens des valeurs individuelles
et des principes anarchistes.
* Dans « Por qué perdimos la Guerra » (Buenos Aires, 1940).
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