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CHAPITRE XIV

 

LA CNT ET LA CRISE

DU GOUVERNEMENT CABALLERO.

 

La crise révolutionnaire en Catalogne était à peine «résolue» qu’une crise politique au sein du gouvernement de Valence détourna une fois de plus l’attention sur une lutte de personnalités, au détriment des questions essentielles.

Dans une réunion de Cabinet, tenue le 15 mai pour examiner la situation, en Catalogne, les deux ministres communistes, Jesus Hernandéz et Vicente Uribe, demandèrent des représailles contre les responsables des, journées de mai. Caballero était d’accord mais ne voulut pas accepter le point de vue communiste selon lequel la responsabilité devait être attribuée à la CNT-FAI et au POUM. Les deux communistes se levèrent alors et se retirèrent. Caballero déclara que «le Conseil des ministres continuait». Sa  décision n’eut qu’une brève application car le geste des communistes fut un signal pour Prieto, Negrin, Alvarez del Vayo, Giral, et Irujo qui, à leur tour, se levèrent et sortirent. Seuls Anastasio de Gracia et Angel Galarza, fidèles amis socialistes de Caballero, et ses quatre dévoués ministres «anarchistes» restèrent à leurs places.

A la suite de conversation avec le Président de la République Azana, Caballero fut de nouveau chargé de former un gouvernement. La CNT de même que l’UGT proposèrent un gouvernement fondé sur les organisations de travailleurs, composé de représentants de tous les partis, ayant à leur tête Caballero. De leur côté, les communistes proposaient un gouvernement:

«ayant à sa tête un socialiste et dans lequel seraient inclus tous les partis du Front Populaire et également les organisations de travailleurs».  

(Peirats, II, 239.)

Caballero offrit trois portefeuilles à l’UGT et deux aux socialistes. Il s’agissait de ministères d’importance capitale comprenant la direction et le contrôle de la guerre, et de l’économie du pays. Caballero offrit deux sièges à chacune des fractions: communistes, républicains de gauche, et Union Républicaine, et à ses dévoués amis de la CNT, deux autres ministères: la Santé et la Justice! Aussi bien les communistes que la CNT refusèrent d’accepter ces accords. Les communistes avaient surtout intérêt à ne pas donner le Ministère de la Guerre au Premier ministre. Caballero ne pouvait accepter ce point de vue et, puisque les républicains et les socialistes étaient d’accord pour penser qu’un nouveau gouvernement sans la représentation du PC ne pouvait être considéré comme un Front Populaire, il était clair que Caballero n’était pas en mesure de former un nouveau Cabinet acceptable pour les communistes. L’objection de la CNT se traduisit dans une lettre conciliante, plus douloureuse qu’indignée, du Secrétaire Mariano Vazquez, par laquelle il faisait observer que la CNT ne pouvait accepter une position d’infériorité par rapport à l’UGT ou de parité avec les communistes, et ne pouvait accepter l’idée de concentrer l’économie du pays dans les mains d’un parti.

La crise fut résolue par le Président qui chargea le Dr Juan Negrin, socialiste de droite et créature de Moscou de former un gouvernement excluant l’UGT et la CNT. On donna la Défense Nationale à Prieto, ennemi acharné de Caballero, tandis que Negrin, tout en étant Premier ministre, eut aussi le contrôle de l’Économie. Un communiste fut nommé Ministre de l’Agriculture.

La réaction de la CNT fut curieuse. Dans un communiqué du 18 mai, elle déclara que le gouvernement Negrin, qui était formé sans sa participation, ne pouvait compter sur sa collaboration.

«Actuellement, tout ce que nous désirons déclarer aux travailleurs de la CNT, c’est que maintenant plus que jamais ils doivent prêter attention aux mots d’ordre donnés par les Comités responsables. C’est seulement, par l’homogénéité de notre action que nous réussirons à vaincre la contre-révolution et à éviter une «accolade de Vergara *» D. Camarades! Attention aux mots d’ordre des Comités Responsables ! Faltes qu’aucun de vous ne serve le jeu des provocateurs. Du calme ! Fermeté et Unité ! Vive l’alliance des syndicats !»  

(Peirats, II, 240.)

* «Accolade de Vergara» : réconciliation factice entre deux généraux, l’un carliste, l’autre royaliste qui mit fin à la première guerre carliste (1839). L’expression est employée depuis comme synonyme d’accord hypocrite et fourbe (N. d. T).

On ne peut que noter la différence frappante entre l’attitude adoptée par les dirigeants de la CNT-FAI durant les Journées de Mai et celle provoquée par la crise gouvernementale. Dans le premier cas, ils étaient prêts à tous les compromis, en fait ils ordonnèrent la cessation du feu aux travailleurs de la CNT-FAI sans même obtenir du Gouvernement l’accord sur aucune de leurs demandes — au nom de l’unité et du maintien du «front antifasciste» contre Franco. Dans la crise gouvernementale, ils refusèrent obstinèment de participer ou de collaborer à un gouvernement dont le chef ne serait pas Caballero. Cette attitude ne nous semblerait pas contraster violemment avec celle adoptée durant les Journées de Mai si elle montrait que la direction de la CNT-FAI avait compris la leçon desbarricades de Barcelone et cherché à revenir à sa traditionnelle position révolutionnaire. Mais ce n’était pas le cas. Dans une déclaration à la presse quelques jours après la formation du Gouvernement Negrin, Mariano Vazquez, Secrétaire National de la CNT affirma :

«La participation de la CNT au Gouvernement est indispensable si elle est comprise dans le sens d’œuvrer dignement pour la conclusion rapide de la guerre. Les organisations des travailleurs doivent être représentées au Gouvernement. On ne peut faire moins pour l’élément vital du pejuple, qui travaille durement à l’arrière et a une grande partie de ses hommes au front. Le manque de collaboration de la CNT au gouvernement signifie (retrotraerla) un retour à sa position passée d’antagoniste. Tous nos ennemis se sont écrasés (estrellado) contre le glorieux emblème de la CNT. Qui ose la retenir sera anéanti et la CNT continuera d’aller de l’avant. C’est pourquoi elle doit être prise en considération et avoir au Gouvernement la place qui lui revient.»

En passant sur l’emphase de ces déclarations, il faut noter que l’idée d’être en opposition est devenue abominable pour ces «anarchistes», et toute leur propagande ne sera désormais plus révolutionnaire mais au contraire une plainte quotidienne de ce que la CNT ait été exclue du Gouvernement et un regret infini du temps de Caballero alors que le Gouvernement était révolutionnaire ! Nous avions l’impression que le mythe des gouvernements révolutionnaires avait été abandonné depuis longtemps par les anarchistes et qu’il était une illusion rêvée par les seuls marxistes. Nous le croyons encore, et il est évident que quelques-uns des dirigeants de la CNT-FAI malgré leur attitude et leurs manifestations ne croyaient pas non plus qu’on puisse faire un choix parmi les gouvernements. Plutôt ils ne savaient pas comment se détacher, sans perdre le prestige, du réseau de spéculations politiques oú ils avaient été enfermés par d’habiles politiciens. Ils étaient allés si loin dans leur propre transformation mentale et dans le sentiment de leur importance personnelle qu’ils considéraient qu’un retour à la position révolutionnaire de la CNT-FAI contre tous les gouvernements aurait été un pas en arrière pour lequel ils auraient été condamnés par l’histoire.

Que fit en effet la CNT durant ces mois «d’opposition ?»

a) Elle s’est adressé à l’opinion publique pour protester contre l’injustice de son «exclusion» du Gouvernement.

b) Elle a renouvelé ses efforts pour renouer un accord avec l’UGT en vue d’un pacte d’alliance.

c) Dans ce but, elle n’a pas épargné les efforts pour chercher à réhabiliter Largo Caballero définitivement mis hors jeu par les socialistes de droite (Prieto et Negrin) dans la lutte pour le pouvoir. Et naturellement, Caballero accepta une fois exclu du pouvoir et isolé politiquement.

La période «d’opposition» fut lancée par une série de quatre grandes réunions, radiodiffusées dans toute l’Espagne, où chacun des ex-ministres donnait un compte rendu de son activité au gouvernement. Nous avons déjà parlé du discours de Garcia Oliver à cette occasion. Encore plus révélateur fut le discours de Federica Montseny membre éminent de la CNT-FAI et aujourd’hui encore personnage influent du MLE (Mouvement Libertaire Espagnol) en exil. Étant donné le rôle éminent qu’elle eut dans l’arrêt des combats de rues durant les Journées de Mai à Barcelone, ces réflexions sur son activité sont particulièrement intéressantes:

«Je restai huit jours en Catalogne, huit jours de travail continuel, dit-elle, pour chercher une solution à tous les problèmes, avec le concours des camarades de mon organisation. La question fut résolue de façon satisfaisante. Ce fut une leçon et une expérience pour tous ou plutôt cela aurait dû l’être. Et quand je revins à Valence satisfaite et convaincue que nous pouvions être fiers aussi bien nationalement qu’nternationalement de ce que les organisations de travailleurs el le Gouvernement avaient prouvé leur contrôle absolu sur les masses et que le Gouvernement n’avait jamais eu autant de prestige qu’alors en se montrant capable de résoudre un problème d’aussi grande importance, sans effusion de sang, dis-je, quand je revins à Valence joyeusement convaincue que je revenais victorieuse par un sentier plein de gloire, voici que nous avons découvert que la crise était prévue pour le jour même de notre arrivée» (souligné par nous). 

Peirats, II, 274-275)

Mais ce n’est pas tout, ensuite l’oratrice traite de la participation de la CNT au Gouvernement:

«En tant qu’anarchiste qui refusait l’État, je lui accordais une marge d’estime et de confiance pour réaliser une révolution par le haut... Et ceux qui auraient dû nous être reconnaissants d’avoir abandonné la rue et la violence pour accepter au contraire la responsabilité dans le gouvernement n’eurent pas de repos tant qu’ils n’obtinrent pas de nous, révolutionnaires de la rue, que nous retournions à la rue. Et maintenant c’est le problème.

«La CNT est dans les rues Ils ne se rendent pas compte de la terrible. responsabilité de nous faire retourner dans les rues sans la responsabilité du gouvernement; une organisation et un puissant mouvement qui n’ont rien perdu de leur vigueur, mais qui au contraire se sont renforcés en acquérant une discipline et une coordination qu’ils n’avaient pas avant... *»

(Peirats, II, 275.)

* Le passage suivant de «La grande Révolution» de Kropotkine est digne d’être cité parallèlement aux regrets de F. Montseny de ce que la CNT soit de nouveau dans les rues: «On voit d’ici les résultats révolutionnaires qu’il fallait attendre de ces représentants, qui tournaient sans cesse leurs regards vers la loi — royale et féodale; heureusement les anarchistes s’en mêlèrent. Seulement, ils comprirent que leur place n’était pas à la Convention, au milieu des représentants, mais dans la rue; que s’ils mettaient jamais les pieds dans la Convention, ce ne serait pas pour parlementer avec les droites et «les crapauds du Marais» : ce serait pour exiger quelque chose, soit du haut des tribunes soit en venant envahir la Convention avec le peuple.»  

(Pierre Kropotkine, «La Grande Révolution», 1789-1793, Paris, 1909, p. 458-459).

Federica Montseny conclut que la participation des organisateurs des travailleurs au gouvernement e’tait «la revolution la plus fondamentale faite sur le terrain politique et économique». L’entrée de la CNT «avee le sens de la responsabilité, avec une activité utile, avec une tâche déjà réalisée sans discussion, ouvre un avenir nouveau dans le monde pour toutes les organisations de travailleurs». L’oratrice cherchait à démontrer que puisque c’était aux travailleurs de faire la révolution, c’est-à-dire de détruire les institutions de l’ordre existant pour construire la société nouvelle, ils devaient donc avoir droit d’entrer comme classe au gouvernement. Comme Garcia Oliver avant elle, Federica Montseny exposa de vieilles idées réformistes comme s’il s’agissait de découvertes révolutionnaires.

Dans un article * sur ce sujet, Juan Lopez, ex-ministre du Commerce de la CNT, soutenait que la collaboration de la CNT n’avait provoqué aucune désintégration interne dans la Confédération. Il pensait que le contraire était arrivé.

* «Fragua Social» (Valence, 9 juin 1937).

«Notre influence sur les travailleurs est décisive. Le sens de discipline confédérale s’est immensément développé et l’unité morale et organique de la CNT n’est atteinte par aucune organisation ni aucun parti.»

Évaluer une organisation en termes de «discipline» et «unité organique» est dangereux, conduit hors du sujet et ne convainc pas. Tous les politiciens et les dirigeants de syndicat rêvent de discipline pour les masses. Les dirigeants de la CNT ne firent pas exception. Pour que l’on ne dise pas que nous n’avons pas compris Juan Lopez, nous citons un autre article publié un mois plus tard :

«Chacun doit être prêt à suivre la ligne inflexible de la discipline interne de notre mouvement. Dans cette période de guerre et de rapide transformation, il doit y avoir pour le mouvement libertaire un commandement vraiment unique. C’est-à-dire une seule voix et un seul front. Les problèmes locaux, les crises régionales, tout en somme doit être résolu par l’intervention directe des organes suprêmes de notre mouvement. Toute position contradictoire doit être écartée et puisque nous sommes unis dans un seul idéal, nous devons défendre un seul intérêt *

* «Fragua Social» (Valence, 10 juillet 1937).

Juan Lopez n’était pas le seul à proposer et à désire le contrôle centralisé de la CNT. Quelques mois plus tard, le 28 mars 1937, le Comité National tint une Conférence de toute la Presse Confédérale et Anarchiste qui eut lieu dans la Maison de la CNT-FAI à Barcelone.

Son principal objectif —écrit Peirats **— était la subordination de tous les organes d’expression de l’anarcho-syndicalisme aux directives des Comités Nationaux. Tout désaccord devait être supprimé comme par exemple la liberté de critique de la part de quelques périodiques qui s’étaient arrogé le rôle de gardiens des principes et de dénonciateurs des faiblesses des Comités et des Ministres Confédéraux. Le résultat de cette conférence fut la reéponse la plus efficace aux illusions sans fondements de ceux qui croyaient en une chimérique discipline confédérale.

** José Peirats, op. cit., Vol. II.

Bien que la Conférence ait été favorable à la plus grande partie des projets exposés, la proposition de faire de la presse libertaire le porteparole des Comités fut acceptée, avec seulement une voix de majorité, «une fausse victoire si l’on considére qu’à la fin de la Conférence la minorité confirme sa décision d’ignorer le vote ***».

*** Des moyens encore plus énergiques de contrôle de la presse furent pris moins d’un an après au Plénum National Économique Élargi de la CNT, qui eut lieu à Valence. Nous parlerons dans un autre chapitre des mesures proposées.

La CNT, comme mouvement, ne subit pas la politique de collaboration et de centralisation de la même façon que tant d’autres organisations de travailleurs, simplement parce que les dirigeants ne furent pas, en grande partie, en mesure d’imposer leur décisions aux militants de base. La rapidité avec laquelle ceux-ci mobilisèrent leurs forces à Barcelone durant les Journées de Mai, et la difficulté qu’eurent les «militants influents» à les persuader d’abandonner les barricades en est la preuve indubitable. Mais on ne peut nier le fait que la reddition qui leur fut imposée pendant les Journées de Mai fut suivie d’une démobilisation notable parmi les travailleurs révolutionnaires. Les attaques armées organisées contre les collectivités en Aragon, les coûteuses et inutiles campagnes militaires conduites seulement pour des raisons politiques, les sérieuses déficiences en produits alimentaires et en matières premières, le nombre croissant de réfugiés dû à l’occupation de villes et de villages par Franco, ne pouvaient avoir que de sérieuses conséquences sur le moral.

Il est vrai que durant cette période la CNT n’était pas au Gouvernement et certains apologistes de la collaboration soutiennent que les attaques des positions des travailleurs qui suivirent les Journées de Mai, n’auraient pas pu se faire si les ministres de la CNT s’étaient encore trouvés au Gouvernement Negrin 38. Mais nous sommes convaincus, que soutenir cette thèse c’est fermer les yeux à la réalité. Cela signifie surtout ignorer le fait capital que le Gouvernement Caballero avait au moins une victoire à son actif : celle d’avoir rétabli l’autorité du gouvernement qui, durant les deux premiers mois de la lutte, était inexistante. Caballero fut beaucoup aidé dans cette tâche par les membres influents de la CNT-FAI dans son. Cabinet et par la croissante bureaucratisation dans tous les secteurs de la vie publique dans lesquels les membres de la CNT-FAI eurent un rôle important.

Étant donné que les provocations durant les Journées de Mai ont eu lieu malgré la présence des quatre ministres CNT au gouvernement, des actes semblables contre les travailleurs révolutionnaires se seraient aussi bien produits, que la CNT ait ou n’ait pas été au gouvernement de Valence. Comme Federica Montseny l’a souligné succinctement :

«En politique, nous (la CNT-FAI) étions absolument naïfs.»


 

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