La crise révolutionnaire
en Catalogne était à peine «résolue» qu’une crise politique au sein du
gouvernement de Valence détourna une fois de plus l’attention sur une lutte
de personnalités, au détriment des questions essentielles.
Dans une réunion
de Cabinet, tenue le 15 mai pour examiner la situation, en Catalogne, les deux
ministres communistes, Jesus Hernandéz et Vicente Uribe, demandèrent des représailles
contre les responsables des, journées de mai. Caballero était d’accord mais
ne voulut pas accepter le point de vue communiste selon lequel la responsabilité
devait être attribuée à la CNT-FAI et au POUM. Les deux communistes se levèrent
alors et se retirèrent. Caballero déclara que «le Conseil des ministres
continuait». Sa décision n’eut
qu’une brève application car le geste des communistes fut un signal pour
Prieto, Negrin, Alvarez del Vayo, Giral, et Irujo qui, à leur tour, se levèrent
et sortirent. Seuls Anastasio de Gracia et Angel Galarza, fidèles amis
socialistes de Caballero, et ses quatre dévoués ministres «anarchistes» restèrent
à leurs places.
A la suite
de conversation avec le Président de la République Azana, Caballero fut de
nouveau chargé de former un gouvernement. La CNT de même que l’UGT proposèrent
un gouvernement fondé sur les organisations de travailleurs, composé de représentants
de tous les partis, ayant à leur tête Caballero. De leur côté, les
communistes proposaient un gouvernement:
«ayant à
sa tête un socialiste et dans lequel seraient inclus tous les partis du Front
Populaire et également les organisations de travailleurs».
(Peirats, II, 239.)
Caballero
offrit trois portefeuilles à l’UGT et deux aux socialistes. Il s’agissait
de ministères d’importance capitale comprenant la direction et le contrôle
de la guerre, et de l’économie du pays. Caballero offrit deux sièges à
chacune des fractions: communistes, républicains de gauche, et Union Républicaine,
et à ses dévoués amis de la CNT, deux autres ministères: la Santé et la
Justice! Aussi bien les communistes que la CNT refusèrent d’accepter ces
accords. Les communistes avaient surtout intérêt à ne pas donner le Ministère
de la Guerre au Premier ministre. Caballero ne pouvait accepter ce point de vue
et, puisque les républicains et les socialistes étaient d’accord pour penser
qu’un nouveau gouvernement sans la représentation du PC ne pouvait être
considéré comme un Front Populaire, il était clair que Caballero n’était
pas en mesure de former un nouveau Cabinet acceptable pour les communistes.
L’objection de la CNT se traduisit dans une lettre conciliante, plus
douloureuse qu’indignée, du Secrétaire Mariano Vazquez, par laquelle il
faisait observer que la CNT ne pouvait accepter une position d’infériorité
par rapport à l’UGT ou de parité avec les communistes, et ne pouvait
accepter l’idée de concentrer l’économie du pays dans les mains d’un
parti.
La crise fut
résolue par le Président qui chargea le Dr Juan Negrin, socialiste
de droite et créature de Moscou de former un gouvernement excluant l’UGT et
la CNT. On donna la Défense Nationale à Prieto, ennemi acharné de Caballero,
tandis que Negrin, tout en étant Premier ministre, eut aussi le contrôle de
l’Économie. Un communiste fut nommé Ministre de l’Agriculture.
La réaction
de la CNT fut curieuse. Dans un communiqué du 18 mai, elle déclara que le
gouvernement Negrin, qui était formé sans sa participation, ne pouvait compter
sur sa collaboration.
«Actuellement,
tout ce que nous désirons déclarer aux travailleurs de la CNT, c’est que
maintenant plus que jamais ils doivent prêter attention aux mots d’ordre donnés
par les Comités responsables. C’est seulement, par l’homogénéité de
notre action que nous réussirons à vaincre la contre-révolution et à éviter
une «accolade de Vergara *» D. Camarades! Attention aux mots d’ordre
des Comités Responsables ! Faltes qu’aucun de vous ne serve le jeu des
provocateurs. Du calme ! Fermeté et Unité ! Vive l’alliance des syndicats !»
(Peirats, II, 240.)
*
«Accolade
de Vergara» : réconciliation factice entre deux généraux, l’un
carliste, l’autre royaliste qui mit fin à la première guerre carliste
(1839). L’expression est employée depuis comme synonyme d’accord hypocrite
et fourbe (N. d. T).
On ne peut
que noter la différence frappante entre l’attitude adoptée par les
dirigeants de la CNT-FAI durant les Journées de Mai et celle provoquée par la
crise gouvernementale. Dans le premier cas, ils étaient prêts à tous les
compromis, en fait ils ordonnèrent la cessation du feu aux travailleurs de la
CNT-FAI sans même obtenir du Gouvernement l’accord sur aucune de leurs
demandes — au nom de l’unité et du maintien du «front antifasciste»
contre Franco. Dans la crise gouvernementale, ils refusèrent obstinèment de
participer ou de collaborer à un gouvernement dont le chef ne serait pas
Caballero. Cette attitude ne nous semblerait pas contraster violemment avec
celle adoptée durant les Journées de Mai si elle montrait que la direction de
la CNT-FAI avait compris la leçon desbarricades de Barcelone et cherché à
revenir à sa traditionnelle position révolutionnaire. Mais ce n’était pas
le cas. Dans une déclaration à la presse quelques jours après la formation du
Gouvernement Negrin, Mariano Vazquez, Secrétaire National de la CNT affirma :
«La
participation de la CNT au Gouvernement est indispensable si elle est comprise
dans le sens d’œuvrer dignement pour la conclusion rapide de la guerre. Les
organisations des travailleurs doivent être représentées au Gouvernement. On
ne peut faire moins pour l’élément vital du pejuple, qui travaille durement
à l’arrière et a une grande partie de ses hommes au front. Le manque de
collaboration de la CNT au gouvernement signifie (retrotraerla) un retour à sa
position passée d’antagoniste. Tous nos ennemis se sont écrasés
(estrellado) contre le glorieux emblème de la CNT. Qui ose la retenir sera anéanti
et la CNT continuera d’aller de l’avant. C’est pourquoi elle doit être
prise en considération et avoir au Gouvernement la place qui lui revient.»
En passant
sur l’emphase de ces déclarations, il faut noter que l’idée d’être en
opposition est devenue abominable pour ces «anarchistes», et toute leur
propagande ne sera désormais plus révolutionnaire mais au contraire une
plainte quotidienne de ce que la CNT ait été exclue du Gouvernement et
un regret infini du temps de Caballero alors que le Gouvernement était révolutionnaire
! Nous avions l’impression que le mythe des gouvernements révolutionnaires
avait été abandonné depuis longtemps par les anarchistes et qu’il était
une illusion rêvée par les seuls marxistes. Nous le croyons encore, et il est
évident que quelques-uns des dirigeants de la CNT-FAI malgré leur attitude et
leurs manifestations ne croyaient pas non plus qu’on puisse faire un choix
parmi les gouvernements. Plutôt ils ne savaient pas comment se détacher, sans
perdre le prestige, du réseau de spéculations politiques oú ils avaient été
enfermés par d’habiles politiciens. Ils étaient allés si loin dans leur
propre transformation mentale et dans le sentiment de leur importance
personnelle qu’ils considéraient qu’un retour à la position révolutionnaire
de la CNT-FAI contre tous les gouvernements aurait été un pas en arrière pour
lequel ils auraient été condamnés par l’histoire.
Que fit en
effet la CNT durant ces mois «d’opposition ?»
a) Elle
s’est adressé à l’opinion publique pour protester contre l’injustice de
son «exclusion» du Gouvernement.
b) Elle a
renouvelé ses efforts pour renouer un accord avec l’UGT en vue d’un pacte
d’alliance.
c) Dans ce
but, elle n’a pas épargné les efforts pour chercher à réhabiliter Largo
Caballero définitivement mis hors jeu par les socialistes de droite (Prieto et
Negrin) dans la lutte pour le pouvoir. Et naturellement, Caballero accepta une
fois exclu du pouvoir et isolé politiquement.
La période
«d’opposition» fut lancée par une série de quatre grandes réunions,
radiodiffusées dans toute l’Espagne, où chacun des ex-ministres donnait un
compte rendu de son activité au gouvernement. Nous avons déjà parlé du
discours de Garcia Oliver à cette occasion. Encore plus révélateur fut le
discours de Federica Montseny membre éminent de la CNT-FAI et aujourd’hui
encore personnage influent du MLE (Mouvement Libertaire Espagnol) en exil. Étant
donné le rôle éminent qu’elle eut dans l’arrêt des combats de rues
durant les Journées de Mai à Barcelone, ces réflexions sur son activité sont
particulièrement intéressantes:
«Je restai huit jours en Catalogne, huit jours de travail continuel, dit-elle, pour chercher une solution à tous les problèmes, avec le concours des camarades de mon organisation. La question fut résolue de façon satisfaisante. Ce fut une leçon et une expérience pour tous ou plutôt cela aurait dû l’être. Et quand je revins à Valence satisfaite et convaincue que nous pouvions être fiers aussi bien nationalement qu’nternationalement de ce que les organisations de travailleurs el le Gouvernement avaient prouvé leur contrôle absolu sur les masses et que le Gouvernement n’avait jamais eu autant de prestige qu’alors en se montrant capable de résoudre un problème d’aussi grande importance, sans effusion de sang, dis-je, quand je revins à Valence joyeusement convaincue que je revenais victorieuse par un sentier plein de gloire, voici que nous avons découvert que la crise était prévue pour le jour même de notre arrivée» (souligné par nous).
Peirats, II, 274-275)
Mais ce n’est pas tout, ensuite l’oratrice traite de
la participation de la CNT au Gouvernement:
«En tant
qu’anarchiste qui refusait l’État, je lui accordais une marge d’estime et
de confiance pour réaliser une révolution par le haut... Et ceux qui auraient
dû nous être reconnaissants d’avoir abandonné la rue et la violence pour
accepter au contraire la responsabilité dans le gouvernement n’eurent pas de
repos tant qu’ils n’obtinrent pas de nous, révolutionnaires de la rue, que
nous retournions à la rue. Et maintenant c’est le problème.
«La CNT est dans les rues Ils ne se rendent pas compte de la terrible. responsabilité de nous faire retourner dans les rues sans la responsabilité du gouvernement; une organisation et un puissant mouvement qui n’ont rien perdu de leur vigueur, mais qui au contraire se sont renforcés en acquérant une discipline et une coordination qu’ils n’avaient pas avant... *»
(Peirats, II, 275.)
*
Le passage
suivant de «La grande Révolution» de Kropotkine est digne d’être cité
parallèlement aux regrets de F. Montseny de ce que la CNT soit de nouveau dans
les rues: «On voit d’ici les résultats révolutionnaires qu’il fallait
attendre de ces représentants, qui tournaient sans cesse leurs regards vers la
loi — royale et féodale; heureusement les anarchistes s’en mêlèrent.
Seulement, ils comprirent que leur place n’était pas à la Convention, au
milieu des représentants, mais dans la rue; que s’ils mettaient jamais
les pieds dans la Convention, ce ne serait pas pour parlementer avec les droites
et «les crapauds du Marais» : ce serait pour exiger quelque chose, soit du
haut des tribunes soit en venant envahir la Convention avec le peuple.»
(Pierre
Kropotkine, «La Grande Révolution», 1789-1793, Paris, 1909, p. 458-459).
Federica
Montseny conclut que la participation des organisateurs des travailleurs au
gouvernement e’tait «la revolution la plus fondamentale faite sur le terrain
politique et économique». L’entrée de la CNT «avee le sens de la
responsabilité, avec une activité utile, avec une tâche déjà réalisée
sans discussion, ouvre un avenir nouveau dans le monde pour toutes les
organisations de travailleurs». L’oratrice cherchait à démontrer que
puisque c’était aux travailleurs de faire la révolution, c’est-à-dire de
détruire les institutions de l’ordre existant pour construire la société
nouvelle, ils devaient donc avoir droit d’entrer comme classe au gouvernement.
Comme Garcia Oliver avant elle, Federica Montseny exposa de vieilles idées réformistes
comme s’il s’agissait de découvertes révolutionnaires.
Dans un
article * sur ce sujet, Juan Lopez, ex-ministre du Commerce de la CNT,
soutenait que la collaboration de la CNT n’avait provoqué aucune désintégration
interne dans la Confédération. Il pensait que le contraire était arrivé.
* «Fragua Social» (Valence, 9 juin
1937).
«Notre
influence sur les travailleurs est décisive. Le sens de discipline confédérale
s’est immensément développé et l’unité morale et organique de la CNT
n’est atteinte par aucune organisation ni aucun parti.»
Évaluer une
organisation en termes de «discipline» et «unité organique» est dangereux,
conduit hors du sujet et ne convainc pas. Tous les politiciens et les dirigeants
de syndicat rêvent de discipline pour les masses. Les dirigeants de la CNT ne
firent pas exception. Pour que l’on ne dise pas que nous n’avons pas compris
Juan Lopez, nous citons un autre article publié un mois plus tard :
«Chacun
doit être prêt à suivre la ligne inflexible de la discipline interne de notre
mouvement. Dans cette période de guerre et de rapide transformation, il doit y
avoir pour le mouvement libertaire un commandement vraiment unique. C’est-à-dire
une seule voix et un seul front. Les problèmes locaux, les crises régionales,
tout en somme doit être résolu par l’intervention directe des organes suprêmes
de notre mouvement. Toute position contradictoire doit être écartée et
puisque nous sommes unis dans un seul idéal, nous devons défendre un seul intérêt
*.»
*
«Fragua
Social» (Valence, 10 juillet 1937).
Juan Lopez
n’était pas le seul à proposer et à désire le contrôle centralisé de la
CNT. Quelques mois plus tard, le 28 mars 1937, le Comité National tint une Conférence
de toute la Presse Confédérale et Anarchiste qui eut lieu dans la Maison de la
CNT-FAI à Barcelone.
Son
principal objectif —écrit Peirats **— était la subordination de tous les
organes d’expression de l’anarcho-syndicalisme aux directives des Comités
Nationaux. Tout désaccord devait être supprimé comme par exemple la liberté
de critique de la part de quelques périodiques qui s’étaient arrogé le rôle
de gardiens des principes et de dénonciateurs des faiblesses des Comités et
des Ministres Confédéraux. Le résultat de cette conférence fut la reéponse
la plus efficace aux illusions sans fondements de ceux qui croyaient en une chimérique
discipline confédérale.
**
José
Peirats, op. cit., Vol. II.
Bien que la
Conférence ait été favorable à la plus grande partie des projets exposés,
la proposition de faire de la presse libertaire le porteparole des Comités fut
acceptée, avec seulement une voix de majorité, «une fausse victoire si l’on
considére qu’à la fin de la Conférence la minorité confirme sa décision
d’ignorer le vote ***».
*** Des moyens
encore plus énergiques de contrôle de la presse furent pris moins d’un an
après au Plénum National Économique Élargi de la CNT, qui eut lieu à
Valence. Nous parlerons dans un autre chapitre des mesures proposées.
La CNT,
comme mouvement, ne subit pas la politique de collaboration et de centralisation
de la même façon que tant d’autres organisations de travailleurs, simplement
parce que les dirigeants ne furent pas, en grande partie, en mesure d’imposer
leur décisions aux militants de base. La rapidité avec laquelle ceux-ci
mobilisèrent leurs forces à Barcelone durant les Journées de Mai, et la
difficulté qu’eurent les «militants influents» à les persuader
d’abandonner les barricades en est la preuve indubitable. Mais on ne peut nier
le fait que la reddition qui leur fut imposée pendant les Journées de Mai fut
suivie d’une démobilisation notable parmi les travailleurs révolutionnaires.
Les attaques armées organisées contre les collectivités en Aragon, les coûteuses
et inutiles campagnes militaires conduites seulement pour des raisons
politiques, les sérieuses déficiences en produits alimentaires et en matières
premières, le nombre croissant de réfugiés dû à l’occupation de villes et
de villages par Franco, ne pouvaient avoir que de sérieuses conséquences sur
le moral.
Il est vrai
que durant cette période la CNT n’était pas au Gouvernement et certains
apologistes de la collaboration soutiennent que les attaques des positions des
travailleurs qui suivirent les Journées de Mai, n’auraient pas pu se faire si
les ministres de la CNT s’étaient encore trouvés au Gouvernement Negrin 38.
Mais nous sommes convaincus, que soutenir cette thèse c’est fermer les yeux
à la réalité. Cela signifie surtout ignorer le fait capital que le
Gouvernement Caballero avait au moins une victoire à son actif : celle
d’avoir rétabli l’autorité du gouvernement qui, durant les deux premiers
mois de la lutte, était inexistante. Caballero fut beaucoup aidé dans cette tâche
par les membres influents de la CNT-FAI dans son. Cabinet et par la croissante
bureaucratisation dans tous les secteurs de la vie publique dans lesquels les
membres de la CNT-FAI eurent un rôle important.
Étant donné
que les provocations durant les Journées de Mai ont eu lieu malgré la présence
des quatre ministres CNT au gouvernement, des actes semblables contre les
travailleurs révolutionnaires se seraient aussi bien produits, que la CNT ait
ou n’ait pas été au gouvernement de Valence. Comme Federica Montseny l’a
souligné succinctement :
«En
politique, nous (la CNT-FAI) étions absolument naïfs.»
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