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CHAPITRE XVI

 

DES MILICES A LA MILITARISATION

 

«Nous n’allons á la recherche ni des médailles ni des honneurs. Nous ne demandons pas de fonctions de députés ou de ministres. Quand nous aurons vaincu, nous retournerons aux usines et aux métiers d’artisanat d’où nous sommes venus, nous tenant éloigné des charges de chefs pour l’abolition desquelles nous avons tant lutté. C’est dans les usines, dans les champs, dans les mines que se créera la véritable armée pour la défense de l’Espagne. »

(Durruti dans Solidaridad Obrera du 12-9-36.)

«Le gouvernement a décerné le grade de lieutenant-colonel aux glorieux chef libertaire Bueneventura Durruti, pour honorer sa mort au front. » (Gros titres de Solidaridad Obrera du 30-4-38.)

Malgré sa tradition de violence, la CNT-FAI avait également une tradition d’opposition à l’armée et à la guerre. La voici résumée en termes précis au congrès de Saragosse en mai 1936 dans une « déclaration sur la situation politico-militaire » :

«Entreprendre une campagne d’agitation orale et écrite contre la guerre et contre tout ce qui tend á en faciliter l’éclat. Constitution de comités antimilitaristes avec l’AIT pour se tenir au courant des questions internationales et pour susciter parmi les jeunes, au moyen de brochures et de tracts, le refus et l’aversion de toute action guerrière et du service militaire. Au cas où le gouvernement espagnol décréterait la mobilisation générale, la grève générale révolutionnaire sera déclarée. »

(El Congreso Confederal de Zaragoza, p. 183.)

Il faut noter que cette déclaration fut publiée deux mois seulement avant la rébellion militaire et en sachant qu’une insurrection semblable se préparait. En fait dans le préambule de la déclaration en question nous lisons :

«Si l’on tient compte de ce que l’Espagne est dans une situation franchement révolutionnaire et de ce que si la CNT ne prend pas la défense des libertés exploitées et escamotées par tous les gouvernants de droite et de gauche, toute action se trouve á la merci du caprice des flux et reflux de la politique, il est indispensable de concerter une action commune pour combattre à fond toutes les lois répressives et celles qui s’opposent à la liberté d’association et de pensée.

«La CNT considère inévitable l’écroulement du régime démocratique actuel et est persuadée que la situation politique et sociale présente ne peut être résolue par les moyens parlementaires, tandis qu’un recours à des moyens extra-parlementaires peut se traduire par un mouvement réactionnaire de droite et par une dictature dont la nature importe peu, la CNT donc, réaffirmant ses principes apolitiques, a le devoir de se lancer ouvertement en avant pour démontrer par les faits l’inefficacité et la faillite du parlementarisme. »                         (Ouvrage cité, p. 181.)

Un mois après l’insurrection (août 1936) ces principes et cette tactique fermement exposés furent mis à l’épreuve des faits ; le gouvernement de Madrid rendit un décret ordonnant la mobilisation des réserves de 1933-34 et 35. Les jeunes Catalans répondirent par une grande réunion au théâtre Olympia de Barcelone pour proclamer « leur refus d’entrer dans les casernes ». La CNT dans un manifeste ambigu appuya leur attitude. Nous disons « ambigu » parce qu’il ne contenait pas une attaque contre la mobilisation, contre le principe de la conscription, mais une pure et simple défense des jeunes qui criaient : « A bas l’armée, vive les milices populaires ! »

Le manifeste se terminait toutefois par une adresse énergique aux gouvernements de Catalogne et de Madrid.

«Il nous est impossible de défendre l’existence ni de comprendre la nécessité d’une armée régulière et obligatoire, en uniforme. Cette armée doit être constituée par des milices populaires, par le peuple en armes, unique garantie que la liberté sera défendue avec enthousiasme et qu’il ne se trouvera pas dans l’ombre de nouvelles conspirations. » 

(Peirats, I, 195.)

En même temps, un Plénum de groupes locaux et régionaux de la FAI donnait sa position en ces termes :

«Le P1énum(...) accepte le fait accompli des milices populaires comme une nécessité inéluctable de la guerre civile en cours. Le P1énum se déclare opposé à la militarisation des milices, mais reconnaît la nécessité d’une organisation dans l’action, indispensable dans toutes les guerres. »                         

(Peirats, I, 195.)

Le sens et la sincérité effective de ce qui précéde seront mieux appréciés si on le rapproche de la déclaration du Comité des milices, daté du 6 août, qui affirmait :

« Le Comité Central des milices antifascistes de Catalogne a décidé que les soldats des années 1934-35-36 rentreront immédiatement dans leurs quartiers et se mettront à la disposition des milices constituées sous la juridiction du Comité Central. »                         (Peirats, I, 196.)

Ce Comité Central, on s’en souvient, était en fait, sinon de nom, le « gouvernement révolutionnaire » de Catalogne et était composé des représentants de tous les partis politiques et des organisations de travailleurs. Pour la FAI, c’était Santillan et Aurelio Fernandez, et pour la CNT Durruti, Garcia Oliver et Asens.

Dans le premier décret du Comité, « décret auquel tous les citoyens doivent une entière observance », l’article 7 montre trés bien — si la sanction précédente n’avait pas été assez claire — qu’il entendait donner des ordres et être obéi.

«Le Comité espère que dans la nécessité de constituer un ordre révolutionnaire pour faire front aux noyaux fascistes, il ne sera pas nécessaire pour obtenir ce qui s’impose, de recourir aux moyens disciplinaires. »

Il est donc clair que, dès le début, les leaders révolutionnaires  ont pensé que leur rôle dans la lutte ne serait pas celui de guides ou de coordinateurs de l’enthousiasme populaire, mais plutôt de contrôleurs ; que l’alternative entre la faillite du  gouvernement central et celle de la Généralité n’était pas une nouvelle forme d’organisation, mais le gouvernement jacobin masqué du Comité Central de Milicias Antifascistas ; que la réponse à une insurrection militaire n’était pas le peuple en armes mais une armée « populaire » de volontaires et de conscrits qui devrait tenter de rivaliser avec les militaristes dans leur propre profession : la guerre !

En de telles circonstances, il n’est pas sur prenant que la position des chefs révolutionnaires change d’une semaine à l’autre. A la fin de l’année 1936 on peut noter une nouvelle attitude. Solidaridad Obrera (29 août) donne un grand relief à un Décret « publié dans tous les  secteurs occupés par la Colonne Durruti », signé par le délégué des Centuries, José Esplugo, dans lequel il est déclaré que :

« Au nom des Comités antifascistes interprétant le décret du Gouvernement de Madrid procédant au rappel des recrues des années 34 et 36, nous faisons savoir à tous les intéressés, l’obligation inéluctable de se présenter aux armées, c’est-à-dire soit devant les Commandats respectifs de zones, soit devant les colonnes, avec une préférence pour ces dernières où ils se trouveront mieux et seront plus utiles » (souligné par nous).

Pour certains leaders, comme Garcia Oliver, la phase des milices étaient déjà dépassée au début d’août. Au cours d’une grande réunion à Barcelone, il déclara: « L’armée du Peuple, née des milices, doit s’organiser sur la basé d’une nouvelle conception. » Et il souligna les mesures, adoptées dans ce but :  

« Nous sommes pour l’organisation d’une école militaire révolutionnaire avec laquelle nous formerons les cadres techniques, non pas calqués sur les vieilles traditions, mais en tant qu’ « exemples techniques, » ces cadres suivront dans les grandes lignes, les enseignements des officiers instructeurs qui ont donné des preuves de fidélité au Peuple et au Prolétariat 40. »  

(Peirats, I, 198.)

La formation du gouvernement Caballero au début de septembre 1936, et le pouvoir croissant des communistes, fut le signal d’une tentative énergique pour créer une machine militaire contrôlée par le gouvernement. Que cette mesure ait pu assurer la victoire contre Franco, n’était pas certain, mais qu’elle ait été un coup porté à la  révolution, voilá qui ne faisait pas de doute. Le mando unico « commandement unique » était un mythe adapté aux fins poursuivies et les généraux étaient des pions aux mains des partis politiques. Des considérations politiques dominèrent le choix des commandants militaires, et des campagnes terriblement coûteuses en hommes et en matériel ne furent décidées que pour les buts politiques des partis.

Nous ne croyons pas que les leaders de la CNT se firent des illusions sur 1a sincérité des politiciens, mais comme ils avaient écarté la solution révolutionnaire en faveur d’une solution gouvernementale, dès le commencement ils s’étaient compromis dans le jeu politique, où ils sentaient qu’ils pouvaient avoir un rôle affectif dans la mesure où ils occuperaient des postes clés dans la machine de l’État. Durant les premiers mois, les militants de la CNT cherchèrent à résister à la politique réactionnaire et gouvernementale soutenue par leurs dirigeants ; et bien que, finalement, grâce à un monopole virtuel de la presse et des autres moyens de propagande et à l’avance rapide de Franco menaçant Madrid et aux autres difficult’ws matérielles, les chefs eussent réussi à faire accepter les différentes mesures en tant qu’ « inévitables vu les circonstances, etc... » ils restèrent cependant à un pas au moins en arrière des partis politiques pour tout ce qui concernait la désignation des postes clés. Ayant acquis une mentalité bureaucratique et légalitaire, ils considéraient le jeu politique avec une espèce d’obsession.

La réaction des militants confédéraux à la militarisation est ainsi décrite par Peirats :

«Les colonnes confédérales et anarchistes furent les plus opposées à cette nouvelle modalité qu’elles interprétaient comme un pas décisif vers le militarisme classique, les lois de la guerre et la discipline de caserne. Quand les comités supérieurs de la CNT-FAI optèrent pour la militarisation générale des milices, accé1érée depuis le gouvernement par les ministres de la CNT, une grave confusion se produisit sur tous les fronts où les combattants confédéraux étaient engagés. Il y eut des réunions tumultueuses et les délégations des comités allaient au front avec la mission difficile de tenter de les apaiser. De nombreux miliciens intransigeants, qui étaient allés au front comme volontaires, rompirent leur engagement et revinrent à l’arrière-garde. Plus tard, ils se réengagèrent. La colonne Durruti se transforma, en se militarisant, en 26e Division. Le climat révolutionnaire et de camaraderie entre les nouveaux chefs et la troupe persista miraculeusement jusqu’à la fin de la guerre. »  

(Peirats. Vol. II, p. 38 *.)

* (...)  Il est à présumer que les bons rapports « entte les nouveaux chefs et la troupe » auxquels se réfère Peirats concernent seulement la 1re colonne Durruti. On ne peut imaginer que dans la Division du colonel Cipriano Mera il puisse exister une telle  camaraderie étant donné l’affirmation de Mera lui-même : « Désormais, discipline de fer. Discipline qui aura la même valeur que celle observée volontairement. Désormais, nous ne discutons plus qu’avec les  capitaines et  le sergents. »

Même la Columna de Hierro, dont nous avons parlé pour son intransigeance révolutionnaire les premiers jours de la lutte, se sépara en un comice public et déclara le faire « afin de ne pas rester à l’écart du combat mené contre le fascisme ».

Ces hommes courageux eurent, peut-ètre par la suite, des raisons de regretter leur décision.

Une fois l’idée de militarisation admise les leaders de la CNT-FAI se vouèrent pleinement à la tâche de démontrer à tous que leurs partisans étaient les plus disciplinés, les plus courageux des membres des forces armées. La presse confédérale publia d’innombrables photographies de ses leaders militaires (en uniforme naturellemet !), fit des interviews, écrivit de fervents hommages  quand ils étaient promus aux grades, si désirés, de colonel ou de major !

Au fur et à mesure que la situation militaire empirait, le ton de la Presse Confédérale devenait plus agressif et militariste. « Solidaridad Obrera » publiait quotidiennement des listes de noms d’hommes qui avaient été condamnés par les tribunaux militaires de Barcelone et fusillés pour « activité fasciste », « défaitisme », ou « désertion ». On y lit une condamnation à mort pour avoir aidé des conscrits à passer la frontière. Et dans un article de Valence publié par « Solidaridad Obrera » (21 avril 1938) « Sentence exécutée », on lit :

«Le lieutenant de l’Intendance, Mariano Sanz Navarro, après jugement rendu le 17 par le tribunal permanent du XXIIe corps d’armée pour le délit d’abandon de poste hier à Villafamat, a été fusillé pour l’exemple en public. Les troupes de la place assistèrent à l’exécution et défilèrent ensuite devant le cadavre en acclamant la République. »

Une telle campagne pour la discipline et l’obéissance au moyen de la peur et de la terreur - nous avons traité brièvement la question dont la Presse confédérale offre une abondante matière — n’empêcha pas les désertions sur une vaste échelle (bien que rarement vers les lignes de Franco) et une diminution de la production dans les usines.

Des documents prouvent la baisse de production dans les industries de guerre à la suite des nationalisations de toutes les  usines employées à la fabrication des armes et cela indique, avec toutes ses déficienes, que le contrôle ouvrier des usines avait permis une plus grande productivité que lorsqu’il fut supprimé par le gouvernement au nom d’une plus grande efficacité (mais en fait dans le but de contrôler ces arsenaux qui étaient aux mains du peuple armé). On ne peut douter que, pour la même cause, le moral des militants ait été plus élevé quand n’existaient ni le contrôle gouvernemental ni l’enrégimentement.

Du point de vue des anarchistes, il y a deux objections fondamentales à la militarisation :

1) qu’elle amena à la déformation de la lutte armée qui, commencée avec un caractère social - révolutionnaire, devint une guerre nationale dont le résultat était important surtout pour la classe dirigeante ;

2) que la militarisation implique la concentration du pouvoir, la mobilisation et la conscription de tout un peuple, c’est-à-dire la négation de la liberté individuelle.

Nous discuterons ces questions plus en détail dans le dernier chapitre.  


 

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