Puisque la
CNT de la Catalogne était la section numériquement la plus forte de
l’organisation en Espagne; puisque la Catalogne fut la première région qui
liquida l’insurrection militaire et enfin, dernière mais non moindre raison,
puisque en Catalogne la CNT représentait l’énorme majorité, aussi bien dans
les batailles de rues victorieuses de Barcelone, que parmi les travailleurs
organisés, son appréciation des faits, au lendemain de la victoire, devait
avoir de vastes conséquences dans tout le pays, y compris les zones sous la
domination de Franco.
Luis
Companys, Président de la Généralité
13,
à peine l’insurrection dominée en Catalogne, convoqua la CNT-FAI dans son
bureau présidentiel. Santillan et Garcia Oliver faisaient partie de la délégation,
tous deux membres influents de 1’organisation et ensuite respectivement
ministres de la Généralité et du Gouvernement Central. Garcia Oliver a raconté
l’entrevue qui, par son importance historique et en tant que clé de tout ce
qui arriva au mouvement révolutionnaire, doit être entièrement Citée:
«Companys nous reçut debout, visiblement ému. Il nous serra la main, et nous aurait étreints si sa dignité personnelle, profondément affectée par ce qu’il avait à nous dire, ne l’en avait empêché. Les présentations furent brèves. Nous nous assimes, chacun tenant son fusil entre ses jambes. Voici en substance ce que nous dit Companys: «Avant tout je dois vous dire que la CNT et la FAI n’ont jamais été traitées comme elles l’auraient mérité étant donné leur importance véritable, vous avez toujours été persécutés durement et moi, qui fus d’abord avec vous, je me suis trouvé ensuite, avec douleur, contraint par les exigences politiques à vous opprimer et vous persécuter. Aujourd’hui vous êtes maîtres de la ville et de la Catalogne parce que vous seuls avez vaincu les militaires fascistes, et j’espère ne pas vous offenser en vous rappelant que vous n’avez pas manqué de l’aide de peu ou beaucoup de membres fidèles de mon parti ainsi que des gardes et des mozos» 13 bis... Il médita un instant et continua lentement: «Mais la vérité est que, durement persécutés jusqu’à avant-hier, vous avez aujourd’hui vaincu les militaires et les fascistes. Je ne peux donc, sachant qui vous êtes, vous parler autrement qu’avec sincérité. Vous avez vaincu et tout est en votre pouvoir; si vous n’avez pas besoin de moi ou si vous ne désirez pas que je reste Président de la Catalogne, dites-le-moi et alors je deviendrai un soldat de plus dans la lutte contre le fascisme. Si au contraire vous croyez que ce poste, que je n’aurai abandonné que mort si les fascistes avaient triomphé, si donc vous croyez que je peux, avec les hommes de mon parti, mon nom et mon prestige, être de quelque utilité dans cette lutte qui s’est si bien terminée aujourd’hui dans la ville (Barcelone), mais dont nous ne savons pas quand et comment elle se terminera dans le reste de l’Espagne, vous pouvez compter sur moi et sur la fidé1ité d’un homme et d’un politicien convaincu que tout un passé de honte est mort aujourd’hui et désirant sincèrement que la Catalogne se mette à l’avant-garde des pays les plus avancés en matières sociales.»
(Peirats, I,
164-165.)
Ce chef-d’œuvre
d’eloquence politique et d’astuce est ainsi commenté par Garcia Oliver:
«La CNT et
la FAI se décidèrent pour la collaboration et la démocratie, renonçant au
totalitarisme révolutionnaire qui aurait conduit à l’étranglement de la révolution
par la dictature anarchiste et confédérale. Elles se fiaient à la parole et
à la personne d’un démocrate catalan, maintenaient et soutenaient Companys
à la présidence de la Généralité. La CNT-FAI acceptaient le Comité des
Milices et établissaient une représentation proportionnelle de forces pour le
former et, bien que ce ne fût pas juste, il fut donné à l’UGT et au parti
socialiste une représentation égale à celle de la CNT et des anarchistes
triomphants, sacrifice consenti dans le but de mettre les partis dictatoriaux
sur la voie d’une collaboration loyale qui ne puisse être troublée par des
rivalités suicides
14.»
Si le 19
juillet 36 fut un jour où les travailleurs espagnols s’inscrirent au chapitre
de l’histoire de la lutte des opprimés du monde pour leur liberté, le 20
juillet sera considéré, à notreavis, comme le début de la trahison des
aspirations des travailleurs par leurs représentants. Mot dur, il est vrai,
mais aucun mot n’est trop dur pour qualifier les actions d’un groupe
d’hommes qui usurpent leurs propres fonctions, risquant par là la vie et
l’avenir de millions de leurs semblables.
Peirats se
demande si le dilemme: révolution sociale ou collaboration, a été discuté
avec attention par les militants confédéraux et anarchistes, si les conséquences
d’une telle décision ont été considérées, et le pour et le contre examiné.
Si les enseignements des expériences pasées et de l’histoire révolutionnaire
ont été pris en considération. Tout ce que Peirats en dit est:
«Ce qui est hors de doute, c’est que la majorité des militants influents interprétèrent la réalité du moment de façon semblable. Parmi eux, les voix de quelques-uns qui divergeaient, se perdirent dans le vide; le silence d’autres fut vraiment énigmatique. Parmi ceux qui protestèrent, en vain, et ceux qui se turent par manque de résolution, la solution collaborationniste fit son chemin.»
(I,163.)
Mais quelle
fut l’opinion de 1’organisation, des hommes qui avaient versé leur sang
dans une lutte inégale et néanmoins victorieuse dans les rues de Barcelone; de
ceux qui dans les Asturies furent trompés par le colonel Aranda et par le
gouvernement qui les assuraient de leur «fidélité»; de ceux, à qui, à
Valence, le Gouvernement refusa les armes pour prendre d’assaut les casernes?
Ils ne furent pas consultés, bien que leurs actes exprimaient, mieux que des
paroles, leurs vrais sentiments.
«Nous nous
sommes fiés à la parole et à la personne d’un démocrate catalan»
écrit
Garcia Oliver, le membre «influent» de la CNT. Il aurait dû ajouter: «mais
pas aux travailleurs révolutionnaires espagnols».
Le 20
juillet, le Gouvernement de Madrid et la Généralité de Catalogne
n’existaient que de nom. Les forces armées, la garde d’assaut étaient ou
avec les Généraux rebelles, ou ralliées au pouple. Les travailleurs armes
n’avaient pas intérêt à aider le Gouvernement qui, deux jours avant, avait
été remanié pour y inclure des éléments de droite dans le but de faciliter
les «pourparlers» avec les militaires rebelles. Tout ce qui restait nominalement entre les mains du Gouvernement Central était la réserve d’or,
la seconde par ordre d’importance, du monde: 2 259 millions de pesetas or. La
CNT ne fit aucune tentative pour s’en emparer. On répétait l’erreur des révolutionnaires
de la Commune de Paris qui respectèrent la propriété des Banques.
«A partir
du 20 juillet, écrit Santillan, nous mettions des gardes improvisés dans les
banques, aux dépôts de sécurité et aux agences de prêts, etc...»
Comme le
Gouvernement Central aurait dû être reconnaissant aux anarchistes pour leur bévue
ou leur courte vue ! Et comme il sut habilement l’utiliser pour combattre
les forces révolutionnaires ! Par exemple, le retrait des fonds de la
Catalogne, qui était beaucoup trop révolutionnaire à son avis, paralysa
presque ce principal centre industriel et militaire de l’Espagne. Ce qui
restreignait la bonne marche de la lutte armée contre Franco importait peu à
ces hommes qui, comme nous l’avons déjà dit, avaient préféré Franco plutôt
que d’armer le peuple. En fait, durant les premières sept semaines et avant
que ne fût entré en vigueur le pacte de non-intervention, le Gouvernement
Giral n’acheta pas d’armes à l’étranger, bien que ne manquât pas l’or
pour les payer, ni les vendeurs disposés à les céder.
Dans ces
jours de juillet, il y eut donc une seule autorité dans l’Espagne «Républicaine»:
celle des travailleurs armés, qui appartenaient, la plupart, à la CNT ou à
l’UGT. En Catalogne s’était formé, le Comité des Milices antifascistes.
Il représentait les organisations ouvrières et non les différents partis
politiques. Le Gouvernement de la Généralité ne faisait que confirmer les décisions
du Comité mais, comme nous le verrons, un politicien habile comme Companys
n’aurait pas toléré longtemps une semblable position d’infériorité.
Toutefois l’initiative et l’impulsion révolutionnaire venaient des
travailleurs. Ils créèrent les colonnes armées qui attaquaient les forces de
Franco (4 jours après la victoire de Barcelone, la première colonne de 10 000
volontaires partit pour la zone de Saragosse)
et en l’espace de quelques jours,
selon Santillan, plus de 150 000 volontaires étaient dispónibles et prês
à combattre, dans les plus secteurs les plus menacés. Dans les zones
industrielles, les ouvriers occupaient les usines et là où c’etait possible,
ils les adaptaient à la production de tanks et d’armes de toute sorte pour le
combat. En même temps les paysans occupaient les propriétés terriennes. Dans
les grandes villes, les services publics étaient réorganisés sous le contrôle
des travailleurs et la distribution des vivres était assurée par les
organisations ouvrières.
Mais chaque
jour, l’abîme devenait plus grand entre les travailleurs révolutionnaires et
leurs représentants. Et cela se comprend car, loin d’être leurs représentants,
ceux-ci s’étaient virtuellement transformés en un corps exécutif,
responsable devant le Comité des Milices Antifascistes et non devant les
membres de la CNT. Encore une fois, nous étions dans la situation où les
masses révolutionnaires allaient de l’avant et consolidaient leurs succès,
tandis que les chefs restaient en arrière, paralysés par la préoccupation de
leur propre incapacité à contrôler la situation, et lançaient des appels
flatteurs, menaçants, et conseillant toujours la modération. Dans le premier
manifeste transmis par la radio, le 26 juillet, par le Comité péninsulaire de
la FAI, le langage le plus bizarre fut employé pour décrire la lutte «contre
l’hydre fasciste» mais pas un mot ne fut dit sur la révolution sociale.
D’autre
part, les chefs de la CNT-FAI prirent l’attitude la plus violente et menaçante
pour flétrir la marée relativement mineure de pillages, de règlements de
compte personnels, qui eurent lieu aux premiers jours de la révolution.
Cependant, vu l’ampleur de la révolte sociale, la désorganisation de l’économie,
la suspension des services publics et la complète absence des forces de la «loi
et de l’ordre», les pillages, les fusillades et les incendies d’églises étaient
insignifiants en comparaison du sens profond de responsabilité et
d’initiative montré par des travailleurs dans la réorganisation de la vie du
pays, non selon les vieux critères mais en harmonie avec leurs
conceptions de justice sociale et d’équité. Ils organisèrent des
patrouilles de sécurité, ils remplacèrent les douaniers à la frontière pour
empêcher toute activité d’arrière–garde des amis de Franco; ils
entreprirent le contrôle des centraux téléphoniques pour être en mesure
d’intercepter toute intrigue politique entre Barcelone et Madrid. En somme,
ils firent preuve de bon sens et de prévoyance dans la période révolutionnaire,
tandis que leurs chefs étaient absorbés par des questions de caractère stratégique,
diplomatique, ou politique, et toujours perdants. La tragédie, toutefois, fut
que les forces du gouvernement, manœuvrant les partis politiques en bloc contre
la CNT, gagnèrent rapidement du terrain. En fait, en deux mois, le problème de
la dualité du pouvoir entre le Comité des Milices Antifascistes et le
Gouvernement de la Généralité fut résolu par l’abolition du premier. Sans
avoir rien appris des premières expériences de collaboration au Comité Révolutionnaire
avec les partis politiques, les chefs de la CNT–FAI, obsédés par l’idée
que la révolution devait attendre que la guerre soit gagnée, participèrent au
Gouvernement de la Généralité.
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