Dans
la variéte des structures de reconstruction sociale l'organisation que nous
appellerons municipaliste, que nous pouvons aussi appeler communaliste, et qui
plonge ses racines dans des traditions espagnoles demeurées vivantes, mérite
une place à part. Elle se
caracterise par le rôle. éminent de la ville, de la commune, du municipe,
c'est-à-dire par la predominance de l'organisation locale, qui
embrasse l'ensemble de la cité. Les
autres institutions, même les plus. modernes et qui, parce qu'elles sont les
plus modernes, ne sont pas aussi profondément enracinées: syndicats, coopératives,
communautés même-sont une partie de l'ensemble, sauf certaines
collectivités, particulièrement aragonaises, mais ne sont pas l'ensemble,
n'incarnent pas l'âme collective. C'est ce que nous voyons dans une
petite ville industrielle comme Granollers, en Catalogne (18.000 habitants);
dans un village important comme Binéfàr, en Aragon, ou dans des capitales de
province, plus peuplées mais proportionnellement moins industrialisées,
comme Castellon de la Plana ou Alicante, dans le Levant. Même
quan le Syndicat existe, et joue un rôle important, il ne dirige pas la totalité
de la vie sociale, contrairement aux conceptions des théoriciens du
syndicalisme.
Dans
certains cas, comme a Fraga, comme à Rubi, l'organisation directe de la cité,
embràsant le tout, se confond avec celle de la collectivité productrice, et
l'on pourrait dire que les deux structures s'interpénètrent. Localement,
l'autodétermination de l'ensemble s'est affirmée, et l'organisation
de la ville confirmée, ce qui renforce sa personnalité devant l'Etat, ainsi
que les libertés et la pratique de l'indépendance quant à la vie sociale.
Elda
et le S. I. C. E. P.
Située
dans la province d'Alicante, Elda est une petite ville qui
compte vingt-cinq mille habitants. C'est à la fois, par les moyens
de transport qui rayonnent autour d'elle, et l'utilisation d'un petit
fleuve côtier, qui produit l'énergie électrique, le centre d'une zone
agricole et de production industrielle.
Comme
il arrive si fréquemment dans la région levantine espagnole, notre mouvement y
est solidement implanté depuis près de trois quarts de siècle. Elda a été
le théâtre de conflits sociaux, de grèves historiques parfois formidables
comme seule l'Espagne a su en donner l'exemple. Des combats empreints
d'une extraordinaire grandeur s'y sont livrés, tel celui soutenu pendant
trois mois par les travailleurs de l'industrie de la chaussure, pour exiger
que soit réintégré à son travail un militant boycotté par le patronat. Il
ne faut jamais oublier que les raisons morales ont, au moins autant que les
raisons matérielles, inspiré et soutenu les activités des syndicats fondés
et animés par les libertaires espagnols.
Avec de tels antécédents et une telle pratique de la lutte, il était naturel que, le danger fasciste jugulé, du moins à l'échelle locale, et nos camarades étant, comme les républicains et les socialistes, convaincus que Franco ne tarderait pas à être battu 1, entreprennent la transformation sociale pour laquelle ils luttaient depuis longtemps. Toutefois, la situation politique n'était pas la même à Elda qu'à Alcoy, qui n'est pas loin; et d'autre part nos camarades avaient conservé un vieux fonds d'esprit communaliste que l'on retrouve, à côté de conceptions plus modernes, dans l'oeuvre historique des sociologues libertaires. Ces raisons et le désir, si généralisé dans la population, de maintenir le front uni antifranquiste tant que la lutte durerait à l'échelle nationale, firent que les libeitaires d'Elda acceptèrent d'entrer au conseil municipal rénové sous la pression des circonstances.
1
Les
gouvernements républicains se livrèrerit à une démagogie qui trompa complètement
les masses, et ne contribua pas peu à la défaite finale.
On désigna les représentants des différents mouvements et partis. L'Union générale des travailleurs eut cinq délégues, et cinq la C. N. T., pourtant plus importante. La Gauche republicaine, dont le chef était Manuel Azafia, revêche président de la république, en eut deux, comme le parti socialiste; le parti communiste en eut un seul: il était de loin le plus faible.
Dans
cette répartition, le courant socialiste était quelque peu avantagé, car les
membres de l'U. G. T. agissaient habituellement de concert avec le parti
socialiste qui, en réalité, avait en main cette organisation syndicale. Mais
d'autre part, la situation inclinait souvent les Syndicats réformistes de
l'U. G. T. à suivre les révolutionnaires (quoique on puisse aussi citer bien
des exemples, dont ce livre fourmille, où ces mêmes réformistes constituaient
les élements de résistance à la socialisation).
Il
n'en fut pas de même ici. Toutefois,
dès le premier moment, l'initiative de la nouvelle construction sociale vint,
naturellement, de nos camarades. C'est sans doute pourquoi, comme à
Granollers, comme à Gérone, comme à Hospitalet, comme à Valence et à
d'autres endroits le maire fut un libertaire.
Les nouveaux conseillers commencèrent
à transformer de fond en comble la structure de l'organisme municipal.
Jusqu'alors il avait éte surtout un foyer de petite bureaucratie inerte, sans
initiative et inorganisée. Le maire avait bien deux adjoints,
et un conseiller qui devait le guider dans ses activités, mais ce petit monde
dormait du sommeil des petites villes provinciales monarchistes ou
républicaines. Les
traditions furent donc bousculées, et le conseil structuré à peu près comme
dans les villages collectivisés, par grands groupements d'activites. On
constitua, d'abord la section de défens puis celle de l'instruction
publique, celle du travail d'après la situation économico-sociale de
la localité, celle de l'agriculture, celle
de la salubrité et de l'assistance sociale.
Jusqu'alors,
l'instruction publique avait été plus que délaissée, et de nombreux
enfants n'allaient pas à l'école. La section municipale correspondante
s'attaqua à ce problème sans s'arrêter aux dépenses, fit appel aux
travailleurs – c'està-dire au Syndicat - du bâtiment, et au
bout de cinq mois deux nouveaux établissements scolaires étaient disponibles,
dont un pour quatre cents et l'autre pour soixante-dix enfants. On
aurait fait plus si l'on n'avait été obligé de réquisitionner le Cercle
où auparavant se réunissaient les couches sociales «supérieures» d'Elda,
pour y loger les miliciens à l'entraînement avant le départ au front.. Et
puis il fallut, en même temps, organiser des centres d'hébergement pour les
petits Madrilenes qui figuraient parmi les 1.500 réfugiés partis pour décongestionner
la ville assiégée. L'Ateneo libertaire et la Fédération locale des
syndicats durent mettre leurs locaux à la disposition de ces hôtes inattendus.
Toutes
ces difficultés n'ont pas empêché la section de la salubrité et de
l'hygiène de réformer l'organisation de l'hôpital, jusqu'alors si
largement insuffisant. Trois nouveaux médecins ont été engagés, ainsi que
deux auxiliaires et deux sages femmes, dont les soins sont gratis, ce qui est
nouveau. On
pro'jetait, dans les premiers mois de 1937, l'installation de sanatoriums et
de cliniques. En un mot, on
marcha hardiment vers la socialisation municipale de la médecine.
Mais
Elda, avons-nous dit, est un centre industriel. Autour de ce centre,
renommé pour l'importante industrie de la chaussure qui s'y est développée,
pour ses tanneries, ses industries du cuir, gravitent quatre autres localités,
moins importantes, dont l'industrie dominante est la même, et dont une
partie des travailleurs est employée dans les fabriques d'Elda. Ce
sont Petrel, Monovar, Novelda et Sax. La seule petite ville de Petrel compte
3.500 travailleurs et travailleuses de la chaussure, Monovar, Novelda et Sax,
2.000; Elda en compte 7.500, dont 4.500 adhèrent à la C. N. T. Mais les réalisations
sociales, importantes, n'ont pu se faire de façon uniforme.
Ces
réalisations se présentent sous deux aspects différents. On trouve à Elda un
groupement de douze fabriques intégralement socialisées, et qui occupent
2.800 travailleurs. Leur organisation rappelle ce que l'on a déjà vu dans
d'autres cas, d'après les caractéristiques du travail. Chaque
fabrique a à sa tête un comité composé de cinq délégués techniques
(nos camarades insistent beaucoup sur cet adjectif, qui ôte à la délégation
tout caractère autoritaire) représentant les cinq opérations principales de
la fabrication des chaussures. A ces cinq délégués on en ajouta un sixième,
représentant le travail et les travailleurs du magasinage.
Les
douze fabriques socialisées sont donc dirigees par ces douze comités que contrôlent
les assemblées ordinaires et extraordinaires des travailleurs. En même temps,
ces douze comités agissent de concert avec le syndicat qui coordonne le
travail, centralisant les statistiques de production, et de réserves. On
allie ainsi l'autonomie possible dans l'organisation des activités à la
solidarité dans l'effort collectif.
Naturellement,
les fabriques ne commercent pas pour leur compte. Toutes
les opérations de vente se pratiquent sous la responsabilité du Syndicat.
C'est
dans les fabriques socialisées d'Alcoy que j'ai connu L'existence d'un
genre de délégation nouveau: la délégation morale.
Dans chaque entreprise deux travailleurs, un de l'U. G. T. et un de la C. N. T. élus
par leurs camarades, étaient chargés, sans pour cela cesser de travailler, de
maintenir la cordialité dans les rapports, de susciter l'enthousiasme et
l'esprit de concorde, de stimuler, s'il le fallait, le sens des
responsabilités. Et
pourtant, cette précaution n'était sans doute pas nécessaire.
«Il n'y a pas eu besoin d'imposer une discipline quelconque, me disent mes
camarades, car dès le premier moment est apparue cette autodiscipline qui vient
de la conviction que l'on travaille pour la communauté.»
A
part quelques détails qui ont toujours leur importance, le mode
d'organisation que nous avons rapidement décrit n'est pas différent de ce
que nous avons déjà vu ailleurs. Mais
la plus grande originalite de ce qui s'est fait à Elda a eté la création du S.
I. C. E. P. (sigle. de «Syndicat de l'Industrie de la chaussure d'Elda et
de Petrel»).
Ce
Syndicat est plutôt un consortium d'un nouveau genre. Il fut fondé dès les
mois d'août 1936, un mois après le début des
événements qui secouent maintenant l'Espagne. L'industrie
de la chaussure, qui déjà travaillait à 60 % de sa capacite de production, était
menacée de paralysie générale. Avec elle, toute la vie économique
chancelait, et l'ordre nouveau dont le maintien était indispensable pour empêcher
le fascisme de marquer des points. C'est alors que, sur l'initiative de la
C. N. T., et d'accord avec l'U. G. T., il fut décidé que toutes les
disponibilités devaient être réunies pour empêcher un effondrement dont les
conséquences seraient tres graves. Et grâce à la garantie des deux
organisations syndicales, on obtint que les patrons, sur la garantie de leurs
biens mobiliers et immobiliers empruntent aux banques locales les sommes
necessaires pour faire face à la situation. Les
syndicats s'engageaient comme co-responsables. Ajoutons
que le ministère de l'Industrie accorda un crédit de sept millions de
pesetas.
Il
fallait disposer de 575.000 pesetas par semaine, dont 300.000
pour les salaires. Alors
seulement on pourrait remettre la production en marche, ou la maintenir. Mais
tout cela demandait une coordination nécessaire dans les efforts economiques et
financiers, ainsi que dans la direction du travail.
On
constitua donc le S. I. C. E. P. qui embrasse quatre-vingts
établissements, petits et grands, disséminés dans la région, et, dans
les quatre localités que nous avons nommées, 12.500 travailleurs et
travailleuses.
Constitué
par les fabriques qui en sont encore au stade du
contrôle (les patrons demeurent, mais servent surtout à fournir des fonds
extraits de leurs comptes bancaires), le S. I. C. E. P., dont la direction effective
est aux mains des délégués des travailleurs, centralise et coordonne toute la
production. Il achète et distribue les matières premières selon les besoins
et la spécialisation des entreprises, il effectue les paiements et paye les
dettes. Il touche le produit des ventes, ne donnant aux patrons rien qui puisse
ressembler à un bénéfice. Disons du reste que ce bénéfice est impossible
dans la situation présente, car les fabriques non socialisées chôment
plusieurs jours par semaine, et le S. I. C. E. P. les soutient, grâce à l'aide
des fabriques socialisées, en distribuant le produit des commandes de
chaussures militaires pour l'armée faites par le gouvernement.
Pour
trouver de nouveaux acheteurs, la S. I. C. E. P. a travaillé intensément. Ayant
demandé aux fabriques de créer de nouveaux modèles de chaussures, il en reçut
neuf cents, et l'on parvint, par une organisation commerciale qui s'étend
des côtes de la mer Cantabrique, sur l'Atlantique nord, à l'Afrique du
Nord, à placer des stocks assez importants. Mais
pas assez pourtant pour échapper aux difficultés causées par la guerre.
Maintenant les entrepôts que le S. I. C. E. P. possède à Elda, Valence,
Barcelone, ainsi que les magasins de ses fabriques sont pleins de marchandises
qui ne se vendent pas, et dont la valeur atteint dix millions de pesetas.
La
guerre se prolongeant, il est impossible de savoir comment terminera cette expérience
d'organisation collective. En attendant, les travailleurs, et les syndicats
libertaires ont trouvé non seulement pour l'organisation du travail, mais même
pour faire momentanément face à une situation catastrophique, des palliatifs
ouvrant la voie à une solution braquée sur la justice sociale. Si
Franco triomphe, cela n'enlèvera rien aux démonstrations positives qui
auront été faites en Espagne libertaire dans la période 1936-1939.
Granollers
Situé
un peu au nord de Barcelone, Granollers, qui comptait 18.000 habitants en 1936,
était à la fois un chef-lieu de canton, un axe commercial important et
un centre industriel, comme il en est tant dans cette partie de la Catalogne.
Notre mouvement y remontait au début du socialisme en Espagne: c'est-à-dire
vers 1870. Comme presque partout, l'activité syndicale y domina, avec des
luttes âpres, des efforts d'organisation tenaces, des répressions, des périodes
creuses et des renaissances magnifiques. L'importance de nos effectifs varia
selon les circonstances.
Mais
depuis longtemps, le nombre de travailleurs adhérant à la C. N. T. s'élevait
en moyenne à 3.000. Il avait été moindre pendant la période de dictature du
général Primo de Rivera, et aussi, apres une recrudescence passagère, sous la
deuxième République dont le premier gouvernement, socialiste et républicain,
puis le second, ouvertement droitier, sévirent avec une égale rigueur, qui
rappelait les plus mauvais jours de la monarchie. Si bien qu'en juillet 1936,
malgré la recente amnistie qui avait fait sortir de prison 30.000 libertaires,
nos adhérents aux Syndicats de Granollers ne dépassaient pas 2.000.
Puis
ce fut le déclenchement de la guerre civile et de la révolution. Et
bientôt les Syndicats de la C. N. T. groupaient 6.000 travailleurs d'usines,.
d'ateliers, du bâtiment, des transports, etc. Les
autres - techniciens se sentant une classe à part, employés de la municipalité
et de l'Etat, bureaucrates adhéraient à l'U. G. T., au nombre de 1.000.
Nos
militants, des travailleurs éclairés et illuminés par l'idéal, avaient
toujours fait preuve de leur capacité organisatrice. Mais la guerre
s'imposait avant tout. La plupart d'entre eux partirent sans attendre au
front d'Aragon, pour arrêter la progression des armées commandées par
Franco.
Il
ne resta que six ou sept de ceux qui, dans les syndicats, jouaient un rôle de
premier ordre, à l'échelle locale et régionale. Toutefois, un esprit
libertaire s'était formé chez une partie de la population, avec une
conscience très nette de nos buts d'émancipation humaine. Aussi, deux jours
exactement après la cessation des combats de Barcelone, c'est-à-dire
le 22 juillet 1936, les travailleurs du bâtiment décidèrent - et ce fut
historiquement une des premières initiatives de ce genre de socialiser
leur travail. Ils convoquèrent une assemblée à laquelle ils invitèrent les
patrons, généralement de petits entrepreneurs et leur proposèrent de «collectiviser» syndicalement toutes, les activités de la construction.
Et,
ce qui peut paraître stupéfiant, les patrons acceptèrent d'emblée.
A tel point l'esprit publc était, dans certaines régions d'Espagne, saturé
des idées de transformation sociale.
Puis,
le mernc fait se produisit, immédiatement après dans l'imprimerie. Et ce fut
le tour des magasins de vente des chaussures; et cela s'étendit, comme un
miracle, dans toutes les branches du travail, et des activités humaines où
jusqu'alors les classes sociales s'étaient opposées. De
telles dates devraient être immortalisées.
Granollers
se socialisa donc, mais a sa façon; et cela mérite qu'on s'y arrête.
Comme
on l'a vu, au départ, et dans la plupart des cas, les Syndicats furent à la
fois l'élément initiateur et directeur de crétions nouvells. D'où
le terme de «syndicalisation» que nous employons à dessein afin d'éviter
certaines confusions fruits des différents chemins empruntés ou suivis,
particulièrement en Catalogne. Mais cette conception syndicalisatrice
s'accompagnait du communalisme qui, souvent, tenait peut-être la première
place. C'est pourquoi, nos
camarades de Granollers s'étaient mis en tête de réaliser un plan de
structure communale, proposé par notre camarade le docteur Isaac Puente 1,
propagandiste de talent, qui avait élaboré une conception de la cité future
dans une série d'articles publiés par la revue Estudios,
où il préconisait une réorganisation de la société sur la base des
communes fédérées. Ces articles avaient été réunis en un opuscule d'une
soixantaine de pages, dont le titre était Le
Communisme libertaire, et leur contenu très clair, très séduisant, complété
par des schemas et des graphiques, avait été retenu par de nombreux
libertaires.
1
Fusillé par les fascistes.
En
vérité, malgré des indications tres positives à l'échelle locale, ces
propositions étaient insuffisantes si l'on abordait l'économie avec un
critère d'économiste, en tenant compte de la solidarité organique existant
sur le plan d'une nation; et, d'autre part, l'existence des fédérations
d'industrie qui précisément tendait à cette organisation sur le plan général
de l'Espagne entière, était aussi en contradiction avec cette vision limitée
des choses.
Mais
justement parce qu'elles étaient communalistes, les conceptions d'Isaac
Puente furent mieux comprises et plus facilement acceptées lorsque nos
camarades de Granollers proposèrent aux autres secteurs antifascistes de les réaliser.
Et lorsque J'auteur de ce livre alla sur place étudier l'organisation et le
fonctionnement de la nouvelle organisation sociale, il constata, d'une part,
que l'exploitation de l'homme par l'homme avait disparu, qu'il n'y
avait plus de patrons et de salaries, et, d'autre part, que tous les
antifascistes y compris notre mouvement s'étaient réunis fraternellement, au
sein du conseil municipal, qui avait la haute main sur l'ensemble de la vie
locale.
L'administration
générale de Granollers était dirigée par onze départements embrassant
l'ensemble des activités sociales, établis au conseil municipal, et que
composaient vingt-deux délégues: six-de la gauche républicaine
(Parti de Manuel Azaûa), six de la C. N. T., quatre de l'U. G. T., deux de
l'Union des métayers «(rebassaires» catalans, qui ne demandaient qu'à
devenir propriétaires de la terre qu'ils travaillaient) et deux du P. O. U. M.
(Parti ouvrier d'Unification marxiste), que l'on peut classer comme
trotskisant.
Sur
les onze départements, cinq avaient été confiés à la C. N. T., ce qui montre
quel était son poids, plus économique et social que politique. En outre, cette
organisation, toujours entreprenante, avait constitué, en marge, un Conseil
d'économie constitué sur la base d'un délégue par Syndicat, car les
Syndicats étaient le moteur de toutes les industries locales.
Ce
Conseil se réunit toutes les semaines avec le responsable du département
municipal correspondant. Section municipale et Conseil coordonnent leurs
efforts; mais en fait l'initiative vient généralement de nos camarades et de
l'assemblée générale de la Fédération locale des Syndicats de la C. N. T., qui est le plus au courant de tout ce qui concerne la production et
l'organisation du travail.
La
section économie de la commune a constitué un «bureau technique», composé
de trois spécialistes, et qui, d'accord avec le Conseil d'économie
syndical, oriente le travail des entreprises industrielles. Des graphiques, des
diagrammes correspondant à chaque industrie, sont constamment aux mains des spécialistes,
et si vous demandez des informations sur une industrie ou une autre, on vous
montre immédiatement des schémas aux couleurs diverses, chacun correspondant
à une industrie et où les entreprises sont localisées de façon à constituer
un réseau d'activités coordonnées.
Ainsi
dirigés, toutes les entreprises, fabriques et ateliers sont passés intégralement
aux mains des travailleurs et en même temps appartiennent à la municipalité.
Et les grandes décisions sur ce qu'il convient et ne convient pas de faire ne
sont pas le seul fruit de l'Initiative syndicale, si bien qu'au dessus de
cette dernière ce sont les intérêts qui, en fin de comptes, dirigent le tout.
Mais reconnaissons que la tolérance mutuelle que l'on trouve ici est assez
exceptionnelle.
*
Le
Syndicat est un animateur perpétuel. C'est à lui que l'on doit nombre
d'initiatives tendant à améliorer la marche et la structure de l'économie
locale. Ainsi, en très peu de temps, sept établissements collectifs de
coiffure ont été organisés par ses soins, remplaçant un nombre indéfini de
boutiques à l'aspect moyenâgeux. Tous les ateliers ou minifabriques de
chaussures ont été remplacés par une seule grande fabrique dans laquelle on a
concentré les meilleures machines, et assuré l'hygiene nécessaire à la
santé des travailleurs. Réforme identique dans la métallurgie où les
nombreuses petites fonderies sombres et étouffantes ont fait place à quelques
grandes unités de travail dans lesquelles l'air et le soleil entrent à
flots. Les ateliers de menuiserie et d'ébénisterie ont subi les mêmes
changements. La socialisation va de pair avec la rationalisation.
Cette
réorganisation industrielle n'a pas fait négliger les innovations
qu'imposaient les circonstances dans le mécanisme de la distribution. Elles
apparurent nécessaires, dès le premier moment, à la section correspondante du
Conseil municipal, pour des raisons de justice sociale. Si l'on acceptait de
construire un ordre social plus juste, il fallait que tous les habitants de
Granollers pussent avoir les mêmes possibilités de se nourrir. Aussi, les
membres du bureau d'Economie de la municipalité, qui travaillaient avec
acharnement quatorze heures par jour, en vivant l'aventure passionnante de créer
un monde nouveau, m'ont-ils fait voir sur le plan de la ville, étalé pour
moi, sur un bureau, cinq taches noires. Chacune de ces taches représente un
magasin communal de distribution. Ces cinq magasins, distribués par quartiers,
selon l'importance de la population, remplacent le petit commerce, un peu trop
pléthorique auparavant.
On
avait commencé par une mesure de base que du reste nous retrouverons en
d'autres endroits, dès le début, le con'seiller à l'agriculture acheta
aux paysans des alentours - qui, très individualistes et très méfiants, ne
s'organisaient pas collectivement - les produits de leur travail. L'intermédiaire
vorace, le rabatteur, l'acheteur spéculateur, a donc completement disparu.
Mais on veut aussi qu'il disparaisse entre le producteur et le consommateur.
Une circonstance s'y preta, et justifia les mesures nouvelles: le
rationnement des vivres imposé par la guerre, rationnement qui fit, sagement,
prendre à temps les mesures nécessaires pour éviter la disette
2 .
2 Rappelons que la Catalogne, essentiellement industrielle, et
même une bonne partie du Levant ne produisaient ni le blé, ni la viande, ni
les légumes secs qu'ils consommaient. Cela pèsera bientôt sur la situation.
On
créa donc un bureau de ravitaillement qui commença par contrôler les produits
reçus et vendus par les commerçants. Puis on établit un fichier,
admirablement organisé, où étaient consignés le nombre et l'âge des
membres de chaque famille. La quantité et le genre d'aliments auquel chacun
avait droit furent stipulés d'accord avec les médecins. Et sur ces bases,
toutes les semaines, chaque famille reçoit un carnet, où est spécifiée la
quantité de pain, d'huile, de légumes secs, de charcuterie, etc., qu'elle
peut obtenir. Toujours sur la même base, on sait combien la ville consomme par
jour et par semaine de différents aliments, combien il faut s'en procurer régulièrement,
et pour quelles dates successives.
Le
même contrôle continue de s'exercer quant aux quantités de vivres entrant
dans les magasins communaux. Si bien que l'on connaît, kilo par kilo, le
poids des articles alimentaires reçus et distribues.
C'est
aussi par cette voie que la partie de socialisation, qu'il est possible de
faire admettre aux paysans, entre dans la campagne, car les paysans accueillent
avec satisfaction la suppression des intermédiaires. Dans la majorité des 42
villages qui composent le canton, le commerce traditionnel a disparu.
Les
bénéfices obtenus sur la vente des articles divers fournissent au Conseil
municipal les ressources nécessaires à d'autres tâches communales. Rien ne
reste livré à l'isolement, à la détresse. Les commerçants, obligés de
fermer boutique par la concurrence ou les mesures municipales 3 a se
voient immédiatement confier des fonctions plus utiles-ne
serait-ce que dans les centres de distribution. Personne
ne reste sans travail, et le chômage qui sévissait lourdement avant le 19
juillet a complètement disparu. Tous les ouvriers, qu'ils travaillent ou non
le nombre d'heures habituellement réglementaires, ont, grace aux principes
de l'égalité des rétributions, leur existence matérielle assurée.
3 Un des moyens employés consisteà ne plus les ravitailler,
et à réserver les marchandises qu'on pouvait se procurer aux magasins
communaux.
Comme
ceux que j'ai vus partout, mes camarades de Granollers ont pensé à
l'instruction publique. Les écoles de Granollers étaient insuffisantes et
vieilles, insalubres, mal éclairées. En revanche, il y avait trois couvents
confortables et solidement bâtis, dont les occupants s'étaient volatilisés.
On les a réformés; on en a fait trois beaux établissements scolaires dont les
salles de classe contiennent tous les enfants de la ville. On a même de la
place pour de nouveaux élèves.
Les
classes, que j'ai visitées, sont spacieuses, lumineuses, ensoleillées. On y
a installé un matériel pédagogique moderne, et le regard s'attendrit devant
des petites tables carrées et mobiles pour les enfants en
bas âge, et les petites chaises proportionnées a la taille des
utilisateurs. Les galeries internes, la salle de douches, les cours, les
lavabos, le chauffage central, tout cela a été fait, installe, ou acheté en
quelques mois.
Les
premières dépenses se sont élevées à 300.000 pesetas. D'autres
ont ete engagées. Car
Granollers veut avoir un avenir radieux.
P.-S.
- Granollers fut, par la suite, rasé par l'aviation franquiste.
Hospitalet
del LLobregat
Au
sud de Barcelone, Hospitalet étendait ses trois quartiers nettement différencies,
où vivaient cinquante mille habitants. Les industries y occupaient 13.000 des
14.000 salariés recensés. Mille autres étaient employés dans la culture
intensive des terres maraîchères qui contribuent à nourrir la grande ville
voisine.
Les
filatures absorbaient le plus grand nombre d'ouvriers. Mais
la métallurgie s'était aussi développée. On
trouvait deux hauts fourneaux, des fonderies, des ateliers de mécanique. L'ébénisterie,
le bâtiment, l'industrie chimique complétaient l'ensemble de cette activité
productrice.
Hospitalet
s'était formé depuis peu. Le mouvement social ne remontait qu'à la période
de la Première Guerre mondiale. Mais, dès avant la révolution, la C. N. T. et la
F. A. I. y exerçaient une activité sociale intense. Le 18
juillet, la première comptait 8.000 adhérents; huit mois plus tard, elle en
comptera 12.000; l'U. G. T., que socialistes officiels et communistes s'efforçaient
fiévreusement de développer, en comptait 1.000.
La
lutte locale et l'état d'alerte qui suivirent lattaque fasciste mobilisèrent
la population pendant cinq ou six jours au bout desquels la C. N. T. donna, comme
dans les autres localités catalanes, l'ordre de reprendre le travail.
Prolonger la greve générale l'aurait été au détriment des travailleurs
eux mêmes, qui assumaient leur destin. Et ainsi, la responsabilite de la vie économique
et sociale passait des mains des patrons et du gouvernement à celle des
ouvriers.
Mais
pendant qu'on reprenait le travail, et remettait en route ateliers, usines et
fabriques, les forces populaires continuèrent de monter la garde derrière des
barricades, exerçant particulièrement leur surveillance sur deux routes menant
à Barcelone, afin d'empêcher toute concentration d'ennernis, d'enrayer
toute avance offensive sur les grands centres.
C'est
au milieu de cet état de choses que la révolution constructive commença.
Elle
débuta par l'agriculture; celle-ci était aux mains de très nombreux petits
propriétaires qui employaient des salariés specialisés (donc rien de commun
avec les grands «latifundia» d'Aragon, de Castille, d'Andalousie ou
d'Estrémadure). Et tout comme les patrons d'ateliers et d'usines délaissaient
devant la menace d'expropriation qu'ils pressentaient, la production, les
propriétaires de la terre délaissaient leurs cultures que le soleil grillait,
l'irrigation manquant, ou que les herbes commencèrent à envahir.
D'autre
part, le quart des travailleurs agricoles chômaient, et une partie ne
travaillaient que trois jours par semaine. Chômeurs et non-chômeurs convoquèrent
donc une assemblée à laquelle furent invités aussi les petits patrons
agriculteurs, et où tous décidèrent de socialiser immédiatement le travail
de la terre.
Et
la «Collectivite des Paysans» naquit; ex-employeurs et ex-salaries
s'y inscrivirent comme égaux, et l'on adhéra à la C. N. T. dont les
militants étaient, une fois de plus, les meilleurs organisateurs.
La technique du travail changea immédiatement. La grande étendue cultivée daprès une planification générale succéda aux parcelles travaillées par le propriétaire isolé, et souvent mal outillé, ou par le journalier embauché deux ou trois fois par semaine.
Mais
l'argent subsistait en Catalogne, et était un instrument indispensable pour
obtenir des machines, des outils, des bêtes de trait, ou des moyens
d'existence en attendant les récoltes. On mit à contribution tous les
moyens, y compiis les ressources dont disposaient les anciens propriétaires, et
comprenant qu'un effort inhabituel s'imposait, car une révolution sociale
n'est pas un festival, on repoussa, comme le firent les travailleurs de
Barcelone, l'augmentation de salaire de 15 % et l'établissement de la journée
de six heures démagogiquement décrétes par le gouvernement catalan, qui démontra,
par cette tentative de captation des masses, son habileté politicienne, et son
ignorance des problèmes les plus essentiels.
Depuis
lors, les travailleurs de la Collectivité agraire, organisés en «brigades», comme ceux des communautés de Tarragone et de Tortosa, également catalanes,
ont nûs au point leur organisation. Les brigades partent le matin, chacune à
sa tâche, d'apres les besoins les plus urgents du travail. La surface cultivée
a augmenté du tiers. Elle s'étend maintenant sur 1.470 hectares, divisés en
38 zones, dont 35 irriguées et trois de terre sèche. De vastes travaux, dont
la canalisation du rio LLobregat, doivent être entrepris.
*
Les
industries locales sont passées par les étapes qui furent presque générales
dans cette révolution. Ce fut d'abord le contrôle des entreprises, petites
ou grandes, par le Comité que nommèrent les travailleurs employés sur place. Cela,
pour les fabriques les plus prospères; celles dont le personnel était en chômage
partiel - il y en avait beaucoup - furent immédiatement collectivisées, et
leurs propriétaires assimilés aux producteurs.
Simultanément,
la C. N. T. et la F. A. I. creaient les Conseils d'intensification de la
production, qui obligeaient les patrons contrôlés à embaucher les chômeurs.
Mais cette mesure ne pouvait donner de résultats durables, car le manque de
matières premières dans l'industrie textile, et l'absence de débouchés
pour les tissus fabriqués devaient forcément provoquer une diminution du
rendement et des ventes aux dépens de l'économie générale.
D'autre
part, et toujours sur l'initiative de la C. N. T., on créa des Commissions
populaires de Ravitaillement, organisées par la municipalité dans laquelle étaient
entrés nos camarades. Ces Commissions avaient pour mission de fournir des
aliments aux sans-travail, elles furent maintenues par la suite, car l'arrivée
de nombreux réfugiés de la région aragonaise envahie par les armées,
franquistes provoqua une nouvelle sorte de chômage.
Nous
avons vu que les entreprises collectivisées eurent d'abord à leur tête des
Comités nommés par les travailleurs qui y étaient employés. On continua donc
les opérations de production et de vente de chacune d'elles. Mais tres vite
on comprit que cette situation faisait apparaître entre les fabriques une
concurrence, ou un manque de solidarité qui donnaient lieu à des rivalités
incompatibles avec l'esprit socialiste et libertaire. Alors la C. N. T. locale
lança la consigne: «Il faut ramifier toutes les industries dans les
syndicats, socialiser complètement, établir une fois pour toutes le régime de
solidarité que nous avons toujours préconisé.»
L'idée
prit rapidement. Les coiffeurs commencèrent, puis les travailleurs du
spectacle, quel que fût leur métier, et ceux du bois (ébénistes, menuisiers,
charpentiers), du bâtiment, de l'alimentation, des transports urbains. En
janvier 1937, la métallurgie se joignait au mouvement. L'industrie chimique
ne le fit que plus tard.
Dans des circonstances aussi complexes, des problèmes inattendus se posent, et s'imposent. A Hospitalet, comme ailleurs, et étant donné le bouleversement économique, certaines industries sont prospères, d'autres sont déficitaires. Des ouvriers et leur famille sont mieux rétribués que d'autres. Pour remédier à cette injustice, on décida le salaire unique généralisé.
Or,
cela était impossible sans la solidarité des différentes industries. Et le
problème se posa de fonder une caisse commune grâce à laquelle, tous les
ouvriers, qu'ils subissent une crise de travail ou non, recevraient les mêmes
moyens d'existence.
Comme
premier pas, on établit la solidarité financière entre les industries qui
constituèrent un Conseil général de l'économie dans lequel chacune eut
deux représentants. Les industries ayant un excédent de bénéfices le
communiquaient à la Commission administrative du Conseil, qui contrôlait assidûment
les diverses comptabilités. Les ressources ainsi disponibles servaient à aider
les industries déficitaires qui recevaient les sommes nécessaires à l'achat
de matières premières et d'éléments divers de production.
Quand
ces sommes étaient importantes, tous les délégués des différentes
industries examinaient l'état financier et technique de l'industrie qu'il
fallait aider. Et après les observations, les indications, les conseils et les
critiques, quand il y avait lieu d'en formuler, les fonds étaient remis.
Cette
solidarité allait bientôt être complétée par le passage du salaire unique
au salaire familial. On effectua, à cet effet, un recensement minutieux dont
les statistiques étaient aux mains de la municipalité.
Au
moment de notre visite, on projetait également la réadaptation des industries.
Un inventaire général avait été dressé, non seulement pour établir les
besoins de la population, et ses ressources, mais aussi quelles industries méritaient
d'être maintenues et quelles devaient être éliminées.
Comme
il est arrivé partout, nos camarades d'Hospitalet s'occupèrent aussi, immédiatement,
de l'instruction publique. Sur
huit mille enfants en âge scolaire, quatre mille allaient régulièrement à
l'école. Les autres ne pouvaient pas, par manque de place, de vêtements, de
chaussures, de livres. La C. N. T. et la F. A. I. ne voulurent pas résoudre un
aussi grave problème par leurs seuls moyens. Elles décidèrent d'unir leurs
efforts à ceux des autres fractions antifascistes aupres desquelles elles
esperaient trouver un écho favorable. Dans une réunion où furent convoqués
les militants de l'U. G. T. et de la Gauche républicaine, nos camarades présentèrent
leur Plan de réforme de l'enseignement, qui fut accepté. Et,
noblement unies, les trois fractions s'occuperent de la rénovation scolaire.
Et
en six mois, malgré les difficultés que l'on traversait, une oeuvre
magnifique fut réalisée. Des immeubles furent construits, d'autres transformés,
adaptés, et deux mille cinq cents nouveaux écoliers s'assirent dans de
nouvelles classes, plus vastes, plus claires, plus aérées que celles qu'on
avait connues jusqu'alors. Les maîtres et les maiÎtresses dépassés par la
révolution que les événements étendaient jusqu'à la pédagogie ont ete
remplacés par des instituteurs et des institutrices plus en concordance avec
l'esprit des temps nouveaux, et qui se réunissent toutes les semaines pour étudier
leurs expériences.
Les
soins donnés à l'enfance ne s'arrêtaient pas là. La municipalité
organisa une crèche immense où les parents pouvaient laisser leurs bambins
pour vaquer à leurs affaires. Dans les fabriques où les femmes travaillaient,
on établit des garderies d'enfants; la première fut inaugurée dans la
Collectivité ouvrière T. Sala 1.
1
Voir à la fin de ce chapitre, le tract distribué à ce sujet.
On
acheva aussi l'aménagement d'une maternité où les femmes du peuple, qui
jusqu'alors avaient enfanté dans des conditions d'insalubrité lamentables
reçurent les soins prescrits par leur état. Un
gynécologue inspirait l'architecte qui réalisa les travaux nécessaires.
Et
le jeudi, dans toutes les salles, on offrait gratuitement aux enfants des séances
de cinéma pour les instruire et,les amuser, selon des programmes intelligemment
établis.
Précisons
supplémentaires quant au domaine de la salubrité: immédiatement apres leur
triomphe, les révolutionnaires décidèrent que les habitants
d'Hospitalet devaient recevoir des cliniques,
des dispensaires, de l'hôpital, des médecins, toute l'assistance à
laquelle ils avaient droit. Ce fut rapidement un fait, étendu dans la mesure du
possible, c'est-à-dire à un moindre degré que l'on désirait, car à
Hospitalet les médecins continuaient à vivre de ce qu'ils percevaient de
leurs clients. En juillet 1937, la socialisation de la médecine n'était pas
encore intégralement réalisée. Pour y parvenir, on avait construit, en plus
de la maternité, un hôpital cantonal de grandes dimensions, qui répondait aux
conceptions modernes de la médecine.
De
tout ce qui précède, il est évident qu'à l'activité syndicale
s'ajoute l'activité communale, et que les deux allaient souvent de pair,
car l'esprit communaliste s'accuse aussi fortement chez nos camarades
d'Hospitalet (le maire, José Xena, était un anarchiste). Ils
auraient pu s'emparer totalement du Conseil local. Par
honnêteté, par solidarité antifasciste, et aussi pour ne pas déchaîner une
réaction trop violente des autres secteurs antifascistes, ils ne voulurent pas.
Ils invitèrent l'U. G. T. et la Gauche républicaine à constituer avec eux le
Conseil municipal qui devait se composer de vingt-quatre membres. On leur répondit
par un refus. Il n'y avait donc que huit conseillers: les nôtres, spécialisés
dans les activités essentielles de la vie locale: salubrité et assistance
sociale; instruction publique;
Toutefois,
un certain degré de collaboration put persister. Au moment de notre enquête,
la situation est celle-ci: chacun des trois secteurs nomme des commissions spéciales
qui soumettent au conseiller chargé de ces questions les initiatives leur
paraissant utiles; celui-ci décide quand elles ne sont pas importantes; quand
elles le sont, c'est le Conseil municipal qui se prononce. La C. N. T. convoque
des assemblées populaires, soit dans le plus grand local du centre de la ville,
soit dans les quartiers excentriques où l'on expose à la population, qui
accourt librement, ce qui est fait et ce que l'on projette. L'auditeur peut
librement poser des questions, et formuler des objections.
Il
n'y a donc pas de politique de parti, de décisions prises en secret,
d'escamotage par des comités siégeant à huis clos de la volonté populaire.
On reste en contact avec le peuple, on continue d'en faire partie, et l'on
applique au mieux la conduite libertaire que lon a toujours préconisée.
En
synthèse, les libertaires d'Hospitalet agissent d'après une conception
municipaliste qui répond à leurs préférences, et qui s'est imposée
d'elle-même. Ils
ont, comme cela s'est du reste fait dans d'autres endroits, délimité les
fonctions de la commune et celles du syndicat. Pour eux, ces dernières
s'inte. grent dans les premières, comme la partie dans le tout. Et de même
que le syndicat isolé n'existe plus, chacun d'eux devant consulter les
autres avant de se lancer dans une nouvelle entre'prise, les syndicats et leur
fédération ne s'imposent pas non plus quand les questions débattues intéressent
tous les habitants. Ainsi, l'enseignement, les transports et les travaux
publics, la salubrité, l'assistance sociale> l'urbanisme relèvent de
toute la population. C'est donc toute la population qui est invitée à décider.
Voici
maintenant, pour terminer, le texte d'un tract que la Collectivité T. Sala
distribuait dans la ville, et qui s'adressait aux mères de famille:
«Compagne: Nous
t'offrons la Maison de l'Enfant pour que ton fils y reçoive, jusqu'à
l'âge de cinq ans, l'assistance la plus complète au cours des journées de
travail pendant lesquelles, presque toujours et jusqu'ici il était livré
à la rue; et même quand tu pouvais le confier à quelqu'un, il ne recevait
pas l'éducation ni les soins nécessaires pour être demain un homme
physiquement sain et équilibré.
«Le but de la Maison de l'Enfant n'est du reste pas seulement de lui
assurer les attentions nécessaires, et de te soulager dans tes fatigues. Il va
beaucoup plus loin. Les conditions dans lesquelles tu as vécu t'ont empêchée
de t'informer de ce qu'il fallait pour élever rationnellement ton enfant.
C'est pourquoi nous avons organisé, aussi parfaitement que possible, toutes
les commodités nécessaires, et pour assurer à ton fils un milieu agréable,
nous avons fait en sorte que tous les éléments d'environnement et complémentaires
lui soient assures, tant du point de vue de l'hygiène, de l'éducation, que
de l'alimentation et de la surveillance médicale. Tout
cela sera l'oeuvre de spécialistes compétents.
«La Maison de l'Enfant sera organisée en deux sections principales: celle des
plus jeunes, depuis leur naissance jusqu'à l'âge de deux ans, et celle des
enfants de deux à cinq ans. Il recevra, à chaque étape, tout ce qui lui
conviendra du point de vue alimentaire, de distraction et de formation d'après
ses inclinations propres. Et il conviendra que les mères tiennent compte des
indications données par le personnel pour que l'oeuvre de la Maison de
l'Enfant soit continuée au sein du foyer.
«Pour toutes ces raisons, tu dois comprendre que c'est pour l'enfant et pour
son intérêt que nous t'offrons aujourd'hui la Maison de l'Enfant.»
On
trouve bien quelques gaucheries de style dans ce texte; mais il n'y a pas de
gaucherie du coeur
Rubi
Cette
petite ville catalane comptait, en juillet 1936, 10.000 habitants.
Cinquante % des travailleurs étaient employés dans les activités
diveises, dont la plus importante était l'industrie textile. Seule
organisation syndicale y ayant pris pied: la C. N. T. dont les syndicats
comptaient, en temps normal, de 1.500 à 2.000 adhérents. Mais aux activités
de lutte de classes et d'action directe propres à cette organisation de
combat - que complétait une force libertaire organisée dans la
F. A. I. – s'ajoutait un esprit réalisateur
et une ceuvre un peu trop ignorée, comme il est arrivé presque toujours.
Depuis 1893 on trouvait à Rubi, organisée par nos camarades, une coopérative
comptant en moyenne quatre cents adhérents, dont le nombre doubla pendant la révolution.
D'autre part les membres de la C. N. T. avaient, depuis 1920, achete un terrain
afin d'y construire une école rationaliste, qui -devait continuer
l'oeuvre de Francisco Ferrer. Dans ce but, chaque adhérent payait au minimum
dix centimes par mois, et au moment où éclata la guerre civile, deux écoles,
et non une, étaient ouvertes et fonctionnaient.
Ajoutons,
pour que l'on saisisse plus complétement l'esprit pondéré de nos
camarades, que depuis la fin du siècle dernier, une partie d'entre eux adhéraient
dans un but prosélytiste au Centre républicain, ce qui indiquait un esprit de
tolérance dont -on ne pouvait qu'augurer des résultats positifs.
Autour
de Rubi, l'agriculture était assez importante. La grande propriété, moins développée
en ses proportions que dans d'autres régions d'Espagne y dominait, exploitée
généralement par les possédants qui, en outre, affermaient une partie de leur
terre au quart, au tiers et à la moitié des recoltes. Cette âpreté trouvait
sa confirmation dans un trait qui rappelait, mais aggravé, ce que nous avons
rapporté dans notre chapitre sur Graus, en Aragon: l'eau potable que l'on
consommait à Rubi surgissait dans les terres d'un des propriétaires, qui
la faisait payer...
Comme
à peu près partout, la Révolution fut le contrecoup de l'attaque
franquiste, sans quoi nos forces, pour importantes quelles fussent, n'auraient
pu parvenir à leurs fins: c'est ce que nous montre l'échec des tentatives
insurrectionnelles d'avant 1936 que nous avons déjà citées.
Mais
devant l'attaque, tous les ennemis du fascisme se trouvèrent côte à côte.
Des catalanistes bourgeois aux anarchistes, l'unité s'était établie. Et
comme il arriva presque partout, nos camarades, plus décidés, plus entraînes
au combat, furent vite maîtres de la rue. Le danger passé, on envoya des
hommes (ou des hommes partirent) au front d'Aragon qui s'établissait dans
les combats, en même temps que des renforts étaient acheminés à Barcelone
pour consolider la situation. Et
pour la consolider davantage encore, on commenca les collectivisations.
Afin
d'assurer la nourriture, on s'occupa d'abord de L'aliment de base. Il y
avait à Rubi, de dix à douze boulangeries dont dépendait la fourniture du
pain. La C. N. T. décida de s'en charger, et concentra la production tout entière
dans ses locaux où la majorité des patrons et tous les ouvriers acceptèrent
de travailler avec une conscience professionnelle qui ne connut pas de failles.
Puis
vint le tour des moyens de transport. Sur l'initiative du Syndicat fut
constituée une collectivité professionnelle correspondante. Comme pour la
boulangerie, les petits patrons y adhérèrent, apportant une vingtaine de
camions, des autobus dont nous ignorons le nombre, et une quinzaine de voitures
automobiles. L'administration de cette Collectivité fut établie au siège du
Syndicat
1 .
1
Observons que dans ce cas la Collectivité professionnelle n'était pas indépendante
du Syndicat. Elle en était même une émanation.
A
son tour, ou presque simultanement, le bâtiment s'intégra à la
transformation sociale en cours. Rubi comptait une centaine de maçons, et
environ 150 manoeuvres. Comme à Granollers, comme à Alicante, ces petits
entrepreneurs adherèrent en appoitant leurs outils. On établit la liste exacte
de ces apports. L'adhérent dont la formation professionnelle était la plus
poussée fut nommé conseiller technique, chargé de surveiller et de guider
l'ensemble des travaux sur les divers chantiers. Et la comptabilité fut confiée
au spécialiste jugé le plus capable.
A
Barcelone, l'industrie du bâtiment était paralysée par le départ des
propriétaires, nullement inclines à faire construire des immeubles, ou à réparer
ceux en location, le tout devant leur être enlevé si la Révolution
triomphait. Mais
à Rubi on travaillait beaucoup, car ce qu'on faisait était immédiatement nécessaire
à l'ensemble de la population, et la municipalité avait les moyens d'en
assurer le paiement. Par exemple, on construisit deux ponts pour enjamber un
large ravin, ce qui était, jusqu'alors resté à l'état de rêve
inaccessible, malgré le besoin qu'on en avait. On construisit aussi, toujours
sous l'égide de la municipalité, un groupe scolaire assez vaste pour
recevoir des centaines d'enfants, et dont, du reste, le gouvernement catalan
- mais n'oublions pas que l'instruction publique était aux mains des
libertaires - de la Généralité paya une partie des frais 2. On élargit
sur une certaine longueur la route qui traversait la localité pour rendre plus
aisé le passage des autobus, on répara de tres nombreuses maisons, on
construisit un canal de 1.500 mètres pour amener l'eau aux terres que
travaillaient les camarades de l'agriculture et, toujours pour aider les
paysans, on remit à neuf des puits depuis longtemps abandonnés et combles,
d'où l'on se mit à extraire de l'eau qu'on employa pour l'irrigation
des cultures grâce à des moteurs électriques spécialement installés.
2
Nous devons reconnaître, honnêtement, que le gouvernement de la Généralité
aida parfois, par l'apport de moyens financiers, à des entreprises utiles; et
tout en regrettant que trop souvent il ait distribué de l'argent sans
discernement, rendant souvent possible, comme on le verra plus loin, une
stagnation qui fut hautement préjudicielle.
Tout
ce travail était dirigé par une Commission technique de cinq ou six membres
nommée par l'assemblée de la Collectivité. De ce personnel seul étaient
payés, en tant que professionnels, le directeur et les deux secrétaires.
Afin
d'être aidée dans ces tâches multiples, la Collectivité du bâtiment
demanda, et obtint, que les camarades des fabriques prissent part à tous ces
travaux deux heures tous les dimanches.
Comme
en tant d'autres endroits, les ébénistes et menuisiers constituèrent aussi
leur Collectivité qui s'installa dans un vaste atelier disposant d'un
outillage moderne et offrant des conditions d'hygiène jusqu'alors généralement
inconnues. Jamais, me dit en riant, heureux, au souvenir de cette activité féconde
celui qui en fut le principal animateur, on ne fabriqua tant de meubles à Rubi.
La
Collectivité agraire fut constituée avec les fermes expropriées des grands
propriétaires. Cela représentait les trois quarts de la terre. Deux cent
cinquante travailleurs de l'agriculture s'incorporèrent à cette vaste étendue
de production. Les zones organisées furent au nombre de six: chacune répondant
à une spécialité: culture maraîchère, sylviculture, vignobles, pare
agricole, céréales, arbres fruitiers. La Commission directive était nommée
par l'Assemblée générale, et à son tour elle nommait le délégué de
chaque section.
Comme
nous l'avons vu, et comme nous le voyons généralement quand il s'agit de
Collectivités, l'esprit corporatif avait disparu. Tous
les travailleurs étaient solidaires. Ils passaient d'une section à l'autre
quand il en était besoin. Et ils admettaient des mesures qui allaient à
l'encontre de leur spécialité de production. Parmi les initiatives qui
furent prises, sous la pression des necessités immédiates, figura
l'arrachage de vignes pour semer du blé. Et
bien que le terrain ne fût pas des plus appropriés, Rubi serait presque
parvenu à récolter assez de froment pour ses habitants, si les difficultés économiques
qui s'étendaient dans toute la région, n'avaient répercuté sur la petite
ville.
Il
était bien resté des «individualistes» en dehors de ces transformations révolutionnaires: mais la majorité de la population maichait avec l'ordre nouveau. A tel
point qu'un certain nombre de jeunes gens et de jeunes filles s'étaient séparés
de leur famille pour y adhérer; on dut organiser, pour héberger ces célibataires,
deux sections très pudiquement separées: «Je puis t'assurer que rien
d'immoral ne s'est jamais produit» me disait l'animateur dont nous avons
déjà parlé. Et je pouvais le croire sur parole.
La
coopérative ne se cantonna pas dans ses seules premières activités. Nous
avons dit que le nombre de ses adhérents doubla; la part prise à la
distribution des marchandises s'étendit en conséquence, et neuf nouveaux dépôts
ou points de vente furent créés; ce qui n'empêcha pas le petit commerce de
continuer, sous un certain contrôle, comme on s'en doute. Les détaillants étaient
soutenus par la section de ravitaillement du gouvernement catalan.
Rubi
présente un exemple d'évolution tres caractéristique quant à la structure
d'organisation genérale de la société. Lorsque commencèrent les événements,
la majorité du conseil municipal était constituée par les catalanistes de
gauche dont le chef, Luis Companys, fusillé plus tard par les franquistes, était
président du gouvernement de Catalogne; le 6 août, soit trois semaines apres
le début de la Révolution, !cette majorité démissionna devant la prédominance
de nos forces et les bouleversements sociaux qui s'opéraient. sous leur
impulsion. Sa situation était d'autant plus difficile que les fermiers - les «rebassaires»-appuyaient ce bouleversement, ainsi du reste que le
P. O. U. M. (paiti ouvrier d'unification marxiste), de caractère trotskisant.
Dès
lors,
parce que nos camarades ne voulaient pas abuser de la victoire, parce que
l'impératif de la guerre commandait de rester unis pour ne pas livrer
l'Espagne à Franco, parce que les républicains de gauche appuyaient les réformes
sociales 3, le nouveau conseil municipal fut composé de six membres
de la C. N. T. et de six représentants des catalanistes d'avant-garde. Mais la
nouvelle loi de février 1937 ayant ordonné que tous les partis politiques
fussent représentés (ce qui était une des premières manoeuvres contre-révolutionnaires),
le conseil se trouva définitivement composé de sept membres de la C. N. T., sept
de la gauche catalane, deux membres de l'U. G. T. dont la section locale se
constitua alors sous l'impulsion des communistes qui battaient le rappel des
petits propriétaires réactionnaires afin de faire échec à la
collectivisation, et deux membres du parti dénommé d'Action catalane. Tant
de tendances diverses coexistant par force au sein du Conseil, cela devait
donner lieu à des frictions et à des heurts, car naturellement ceux qui
n'approuvaient pas l'implantation du socialisme libertaire considéraient
que la C. N. T. allait beaucoup trop loin. D'autre part, nos camarades
s'opposaient au fonctionnement traditionnel, essentiellement politique du
Conseil, ou les jeux stériles des partis, souvent téléguidés par les comités
résidant dans les grandes villes, finiraient par ressusciter l'ancien ordre
des choses. Mais, forts de l'appui des syndicats, des collectivités diverses,
et même de la coopérative, ils ne cédèrent pas.
3
On peut logiquement supposer que les rapports si souvent cordiaux qui depuis
longtemps avaient été établis entre libertaires et républicains facilitèrent
une compréhension mutuelle.
Alors, les partis décidèrent de ne plus collaborer aux tâches pratique
de caractère municipal, ou relevant de la compétence du Conseil. Et nos
camarades durent prendre en charge les activités les plus importantes:
ravitaillement, travaux publics, industrie et agriculture. Ils réussirent assez
pour que les organisateurs avec lesquels je m'entretenais de ces réalisations
en eussent, quinze ans plus tard, les larmes aux yeux au souvenir de ce paradis
perdu.
Castellon
de la Plana
Castellon
de la Plana, chef-lieu de la province qui porte son nom, comptait, quand éclata
la révolution, 50.000 habitants. Notre
mouvement n'y était pas important. L'explication de cette faiblesse est
double: d'une part, l'industrie était peu développée, ce qui n'avait
pas facilité l'essor d'une force syndicale puissante; d'autre part, si
dans les campagnes environnantes on trouvait fréquemment des petits propriétaires
d'esprit libertaire, la grande masse s'arrêtait au républicanisme.
Or,
à Castellon et dans les environs, le républicanisme était populaire, et comme
la république ne comptait pas plus de cinq ans au moment de l'attaque
franquiste, ses partisans n'avaient pas eu le temps de se corrompre dans les
marais du nouveau régime. Ce qui, d'autre part, explique pourquoi on évita,
le 19 juillet, que les fascistes pussent triompher à l'échelle locale, et
pourquoi, aussi, la population accepta sans trop de difficultés l'oeuvre de
transformation locale entreprise par nos camarades. Il est sans doute utile
d'ajouter que la majorité des républicains syndiqués l'étaient à la C. N. T. parce qu'ils craignaient pour l'avenir le danger d'étatisme et
d'étatisation quils prévoyaient dans le socialisme traditionnel, et le parti
s'en réclamant. Cela n'était du reste pas exceptionnel en Espagne 1
.
1
Voir
page 365, Libertaires et républicains.
L'Union
générale des travailleurs, concurrente de la Confédération nationale du
travail, avait cependant plus d'adhérents que cette dernière, mais c'étaient
des ouvriers dont les aspirations socialistes étaient demeurées intactes. Ces
circonstances faisaient généralement que dans nos meetings, plus de la moitié
des auditeurs, quoique non libertaires, applaudissaient nos orateurs.
Les
circonstances facilitèrent la tâche de nos camarades sans balayer pour cela
les obstacles. Les
politiciens professionnels étaient désempares devant cette situation nouvelle,
où pour eux tout était sens dessus dessous. D'autre part, de nombreux
patrons, de nombreux propriétaires terriens étaient sinon fascistes,
fascisants; d'autres ne l'étaient pas, mais adhéraient aux partis de
droite, et désiraient tout de meme le triomphe des généraux insurgés.
Nos
camarades savaient, d'avance, ce qu'ils voulaient dans le cas d'une
situation comme celle qui justement se présenta. Ils commenceront donc par
organiser des comités de contrôle dans les entreprises. Ces comités avaient déjà
été acceptés, trois ans plus tôt, quand Largo Caballero était ministre du
Travail, et que, pour calmer l'ardeur révolutionnaire des travailleurs et
limiter leurs revendications, il avait légalisé la création de ces nouveaux
organismes.
Il
n'y avait donc pas maintenant de raison pour s'opposer légalement à leur généralisation,
et les partis politiques furent obligés de les laisser naître et se développer.
Et
de nouvelles positions furent rapidement conquises; les patrons ne se souciaient
pas de maintenir la production a son niveau normal, encore moins de construire
des chars d'assaut (pauvres chars d'assaut !) et de fabriquer des éléments
de combat.
Alors les
travailleurs, guidés par la C. N. T., se substituèrent à eux et commencèrent
à diriger le travail.
C'est
ainsi que, le 20 octobre 1936, le Syndicat de la métallurgie décida de prendre
possession des ateliers. A cet effet, il nomma un «Comité d'expropriation,
d'administration technique et d'économie» qui adopta sur-le-champ les
mesures suivantes:
1.
Procéder à un inventaire détaillé de tous les ateliers et les garages
locaux.
2.
Etablir la statistique des salariés et des patrons de ces garages et ateliers.
Puis
il organisa cinq sections de direction du travail mécanique, fonderie, .
serrurei ie, ferblanterie, garages. Bientôt les ouvriers du bâtiment et les
travailleurs sur bois s'organisèrent de la même façon. Et presque toute la
production industrielle, sinon toute, fut socialisée sous l'égide des
Syndicats libertaires.
Nous
prendrons l'organisation des métallurgistes et des garages, qui s'y étaient
joints, comme modèle pour toutes les industries. Une
des raisons de ce choix est qu'il s'agissait de la branche de production la
plus importante.
Nous
trouvons d'abord le comité syndical, qui comprend en premier lieu une
Commission technique chargec de la direction générale du travail dans tous les
établissements; cette Commission est élue par l'assemblée générale, et
remplace les patrons spécialises et les techniciens maintenant défaillants.
Elle
est aussi chargée de distribuer le travail dans les ateliers et les garages,
selon les possibilités de production, l'outillage, l'organisation,
l'importance. On procéda du reste, comme on a procédé à peu près partout,
à un regroupement qui éliminait les installations trop petites pour être
rentables, et l'on constitua, ou agrandit, d'autres unités de production
plus modernes, et mieux installées, pour le travail et les travailleurs.
Dans
chaque atelier, ou garage, l'assemblée des ouvriers a nommé une commission
de direction non bureaucratisée. Toutes les commissions sont en contact avec la
Commission technique syndicale, et les responsables se réunissent tous les
soirs avec elle pour orienter l'activité générale.
La
Commission administrative syndicale s'occupe particulièrement du maniement de
l'argent, qui continue d'exister, car, répétons le inlassablement, nous
sommes dans une sociéte mixte, dont le cadre politique est à prédominance républicaine,
et où la petite bourgeoisie, même sans être toujours réellement hostile,
constitue un élément local important. C'est cette Commission qui paie les
travailleurs selon les catégories établiee par les assemblées syndicales:
techniciens, agents commerciaux, compagnons, demi-compagnons, apprentis. Elle
est, de plus, divisée en cinq sections correspondant aux categoiies du travail.
Les sections les plus importantes ont un employé nommé par le conseil
syndical.
Les
ateliers et les garages effectuent le travail (réparations, changement de pièces,
etc.) demandé par les clients résidant à Castellon ou dans les environs, ou
encore par la clientèle de passage. Ici
se répète, quant au mode de paiement, ce que nous avons vu en d'autres
occasions. Si, par exemple, le possesseur ou le chauffeur d'une automobile
veut la faire réparer, il se présente à un garage ou à un atelier de mécanique,
expose ce dont il a besoin, en demande le prix. Le délégué responsable lui
indique la somme à payer, mais le client ne paie pas directement aux
travailleuis qui font la réparation. Il va porter la note et l'argent au
Syndicat; on lui donne alors le reçu correspondant. Muni de ce reçu, il
retourne au garage, à l'atelier où le travail est exécute.
Ainsi,
tous les comptes sont centralises, la caisse de tous les garages, de tous les
ateliers de mécanique, de toutes les fonderies est commune. Mais chaque opération
est enregistrée scrupuleusement, de façon à suivre en détail la vie économique
de chaque unité de travail. Ce qui n'empêche pas l'appui donné par les
sections bénéficiant d'excédents à une section en déficit, quand le cas
se produit
2.
2
Par exemple, les ateliers garages situés sur la route allant de Barcelone à Valence travaillaient plus que les autres, disséminés
dans la ville.
Tous les mois, le conseil technique et administratif présente à l'assemblée générale du Syndicat un rapport qui est examiné, discuté si nécessaire, enfin approuvé ou non à la majorité. Des modifications sont introduites quand cette majorité le croit utile. Toutes les activites sont donc connues et contrôlées par l'ensemble des travailleurs. Nous retrouvons là un exemple appliqué de la démocratie libertaire.
Telles
sont les normes suivies dans tous les métiers, toutes les industries localement
socialisés. Mais analysons plus à fond.
Comme
on peut le supposer, les anciens patrons ne sont pas admis au Syndicat;
toutefois ils sont acceptés comme producteurs dans les ateliers. Ceux qui,
physiquement ou mentalement déficients, ne peuvent travailler, et sont sans
moyens d'existence, reçoivent un salaire, comme les ouvriers.
Dans
l'ordre professionnel, les travailleurs qui veulent passer à une categorie
plus élevée le peuvent, mais doivent auparavant accepter de subir un examen théorique
et pratique devant le conseil central du Syndicat, et les délégues
d'atelier.
Enfin,
lorsque cela est nécessaire, le Syndicat applique - sur acceptation de
l'assemblée générale - des mesures disciplinaires. C'est le seul cas que
nous ayons connu et enregistré, mais nous ne pouvons affirmer qu'il n'y en
ait pas eu d'autres. Dans les premiers mois de la révolution, et croyant que
la disparition du patron justifiait une négligence inhabituelle, certains
travailleurs observerent un laisseraller excessif (cela se produisit aussi dans
l'industrie du bâtiment, à Alicante). Aussi,
dans l'assemblée du 30 décembre, une résolution fut prise - nous ne savons
si à la majorité ou à l'unanimité, dont voici le texte, affiché dans les
ateliers:
«Camarades:
«1. Les délégués d'atelier sont nommés en accord avec le règlement fait
par vous et par le Comite.
«2. D'après l'article 5 de notre règlement, ces délégues sont
responsables des questions techniques et administratives de l'atelier.
«3. D'accord avec l'assemblée générale du 30 décembre 1936, il est fait
confiance aux délégués pour que, en cas de manquement à la discipline du
travail et du non-accomplissement de leurs devoirs par les camarades qui
composent le personnel de l'atelier, les mesures disciplinaires considérées,
nécessaires soient prises afin d'assurer la bonne marche et un développement
satisfaisant du travail dans les ateliers du Syndicat.
«4. Ces délégués ne pourront appliquer de sanctions importantes, comme le
renvoi de camarades d'un atelier, sans accord du Comité et de la Commission
directive du Syndicat.
«5. Tout camarade ayant à se plaindre du délégué tant pour des questions
syndicales que pour celles concernant le travail devra, pour ne pas provoquer de
désordres, s'abstenir de critiquer directement et personnellement; il
s'adressera aux camarades du Conseil d'administration qui prendront les décisions
nécessaires.
«6. Toutes les affaires courantes se rappoitant au travail ou de caractère
syndical qui se poseront aux camarades des atelieis devront être traitées par
l'intermédiaire des délégues respectifs.
Ce
que nous communiquons aux délégués pour qu'il en soit tenu compte.
Castellon,
le ler janvier 1937.
Une
fois encore nous voyons que le sérieux avec lequel tout est conduit pour
assurer le succès des réalisations prolétariennes implique une discipline
librement consentie, considérée comme une garantie de succès. Et sans doute,
en fin de compte, mieux vaut un exces d'exigence dans la responsabilite
qu'une irresponsabilité qui mènerait à la déliquescence et à l'échec.
Cette discipline et cette responsabilité étaient déjà proclamées par
Proudhon avec la force qu'on lui connadit.
Mais l'activité de nos camarades ne s'est pas limitée à organiser les industries. Ils se sont intégrés au Conseil municipal, où ils sont du reste minorité. Ce ne sont pas de beaux parleurs, de brillants orateurs, mais ils sont intelligents, leur sens pratique ou humain n'est pas faussé par l'esprit politicien, et ils savent défendre avec conviction les initiatives constructives qui découlent de leurs idées et de la situation nouvelle. Parmi les réformes proposées figurent le salaire familial et la socialisation de la médecine par la municipalité. Les autres conseillers, républicains et socialistes - socialistes partisans de Largo Caballero - qui préconisaient de nombreuses réformes quand ils étaient dans l'opposition s'y refusent, invoquant la constitution républicaine, les lois en vigueur et des raisons économiques.
Or,
pour le malheur des politiciens, les séances du Conseil sont publiques, et les
ouviiers, ainsi que les femmes du peuple, suivent ces séances avec attention.
Il en résulte que bien des adhérents à l'U. G. T., déçus du comportement
antisocialiste de leurs dirigeants socialistes passent à la C. N. T. et dans
toute la province les adhésions à cette dernière augmentent à une cadence
inattendue. Evolution interne d'une société en période de transformation révolutionnaire.
Les
effectifs de l'U. G. T. ne diminuent pas pour autant. Car les petits
patrons-artisans rétifs à la socialisation, les concierges, généralement défenseurs
de l'ordre établi, les employés de bureau à âme de bureaucrates, les
commerçants ennemis des coopératives, les petits propriétaires terriens qui
croient que nous voulons les laisser sans moyens d'existence et les dépouiller
de leur récolte le moment venu, adhèrent en masse à l'organisation réformiste,
c'est-à-dire à l'U. G. T. où les communistes étendent leur influence. Les
gens de droite s'y infiltrent aussi afin d'en faire une forteresse, ou tout
du moins un bastion défenseur de leurs privilèges, en attendant de récupèrer
ceux qu'ils ont perdu.
Malgré
tout, les notres obtiennent des réformes de fond. La plupart des médecins qui
ne veulent pas être dirigés par la bureaucratie d'Etat, mais travailler sous
l'inspiration de leur devoir professionnel et des problèmes sociaux qu'ils
sont à même de constater, adhèrent à notre mouvement et aux solutions
sociales qu'il propose.
Sur
le terrain communal, nos camarades ont arraché aussi la socialisation de
l'habitat. Le loyer des logements n'est plus versé au propriétaire - tant
pis pour la Constitution et pour le droit romain ! -, mais à la municipalité
qui a fait supprimer à peu près tous les impôts locaux; et les familles ouvrières
peuvent jouir d'un habitat hygiénique et confortable, car les réparations de
maçonnerie, les constructions nécessaires sont entreprises dès que le besoin
en est reconnu. Ajoutons que, comme on verse au petit patron déposséde et hors
d'état de travailler, un salaire normal, on laisse au petit propriétaire la
maison qu'il a construite par ses efforts.
Cette
socialisation de l'habitat, qui se répète très souvent, n'est pas la
moindre des réformes que l'on trouve en de nombreux endroits.
L'exemple de Castellon de la Plana, qui n'est du reste pas le seul de son
espèce, nous apparaît comme ayant un caractère significatif. Il prouve la
possibilité de réformes extrêmement hardies dans une société non entièrement
sortie de son cadre politique. Il montre que la lutte contre l'exploitation de
l'homme par l'homme peut, si elle est conduite avec intelligence, capacité
réalisatrice, tact, et élévation d'esprit, perdre beaucoup de sa rudesse et
gagner en efficacité. En tout cas, il ouvre des horizons, comme il en a été
ouvert dans des localités ou seules certaines industries ont été socialisées
parce que, seules, elles disposaient de cadres révolutionnaires suffisants,
tandis que les autres n'en disposaient pas. Les douze millions de membres de
coopératives de consommation d'Angleterre n'empêchent pas Fexistence du
commerce privé. Pour les paitisans de la création d'une société nouvelle,
bien des étapes pourraient etre franchies sans verser des torrents de sang.
La
socialisation a Alicante
Comme
Elda, comme Jativa, comme Castellon, Alicante, capitale de la province ou se
trouvent ces localités, comptait depuis longtemps un mouvement social de caractère
libertaire qui se maintint contre vents et marées au long de l'histoire
sociale de cette région. Et dans les événements qui ouvrirent le chemin de la
révolution sociale, la solidarité traditionnelle existant entre ces villes,
leurs syndicats et leurs groupements libertaires fédérés permit de réaliser
ce que chaque ville isolée n'aurait sans doute pas même pu entreprendre.
Car
les forces armées de la C. N. T., les groupements de combat antifranquistes mis
sur pied par nos camarades ou avec leur participation empêchèrent, ici aussi,
les éléments réactionnaires de prendre d'assaut les institutions républicaines,
même d'en esquisser la tentative.
La
paix ne fut donc pas sérieusement perturbée, et la garde civile se laissa désarmer.
Mais la encore, des que les travailleurs libertaires, qui luttaient depuis le
dernier quart du XIXe siècle pour la construction d'une société
nouvelle, furent, grâce aux circonstances politiques, devenus maîtres de la
situation, on ne pouvait attendre d'eux qu'ils laissent subsister un monde
social qui engendrait le fascisme, et où régnaient l'injùstice et un désordre
économique qu'ils ne connaissaient que trop.
Pour
réaliser leur idéal, il y avait toujouis, à la base, nos Syndicats: d'abord, celui de la métallurgie qui était le plus important, et groupait
tous les ouvriers sur métaux. Puis, le Syndicat du bâtiment, de structure,
aussi industrielle, et comprenant les maçons, les carriers, les plâtriers, les
menuisiers, les charpentiers, les peintres, les ouvreurs, etc. Ensuite le
Syndicat de l'habillement, avec les tailleurs, les couturières, les spécialistes
de la lingerie; par ordre d'importance suivaient le Syndicat de
l'alimentation, puis celui de l'industrie chimique, et enfin le Syndicat des
transports terrestres et maritimes.
Observons
cependant que, parmi les industries, l'Union générale des travailleurs
comptait, elle aussi, un Syndicat dans le bâtiment, un dans l'industrie de la
pêche (branche de l'alimentation), un autre dans l'industrie chimique. Ce
qui ne constitua pas un obstacle insurmontable pour aller de l'avant. Alicante
est un des exemples où les travailleurs socialistes de la base, bien qu'adhérant
à l'U. G. T., refusèrent d'obéir aux directives antirévolutionnaires de
leurs leaders.
Les
données que nous reproduisons n'ont pas eté recueillies directement sur
place. Elles reposent sur les témoignages de militants qui prirent part à
cette oeuvre constructive et nous l'expliquerent dans entrevues que nous eûmes
spécialement avec eux, après le triomphe de Franco. Voici ce qui nous a semble
le plus important et dans une certaine mesure, original, parce que répondant à
une situation sociale, locale, particulière, et, il faut bien le dire, a la
mentalité des hommes.
Socialisation
du bâtiment. –
L'industrie du bâtiment était aux mains de petits entrepreneurs. Dans une
assemblée spécialement convoquée, le Syndicat des travailleurs cénétistes
du bâtiment décida de s'emparer des éléments techniques de travail et
d'en socialiser l'emploi. Ce qui fut fait. On
dressa, dans chaque cas, un inventaire de l'outillage et des matières premières
au pouvoir de chaque patron dépossédé, à des fins d'indemnité. Fait
assez inhabituel et contraire aux positions de principe du mouvement libertaire,
mais n'oublions pas que les entrepreneurs étaient des petits patrons, et que
dans ce cas comme dans d'autres, les petits patrons travaillaient souvent plus
que leurs ouvriers. Nous allons
en voir bientôt les conséquences.
Car,
d'abord, dans le systeme qui faisait du Syndicat le coordinateur et
l'orienteur du travail général,
il fallut choisir, par chantier, un responsable devant ses camarades et devant
la commission de coordination syndicale. Ce responsable devait fatalement être
capable de diriger un chantier, donc être techniquement préparé. Or, dans
l'ensemble, les patrons de l'industrie du bâtiment étaient de meilleurs
techniciens que les ouvriers salariés. Et, comme on ne voulait pas courir le
risque d'échecs aux conséquences immédiates et graves, c'est parmi eux
qu'on choisit les chefs de chantier.
D'autre
part, il apparut, dans la pratique, que ces ex-petits entrepreneurs qui,
acceptaient sans trop regimber la situation nouvelle, avaient un sens du devoir
supérieur à celui des
Cela
fut peut-être facilité par l'importance relative du nombre de membres de
l'U. G. T., qui avaient adhéré à la syndicalisation et heurtaient nos
camarades. Mais encore une fois il fallait assurer la bonne marche et la qualité
du travail; il ne fallait pas que les maisons construites ou réparées se lézardent
ou se détériorent au bout de quelques semaines ou de quelques mois. Ce qui
aurait justifié le retour au capitalisme.
Observons d'ailleurs que les salaires étaient fixés par L'assemblée générale du Syndicat, par conséquent au moins avec l'assentiment de la ma orité des travailleurs qui s'inclinaient devant ces réalités.
Le
Syndicat du bâtiment exerce donc le contrôle sur l'ensemble des chantiers,
des anciennes entreprises transformées en sections ou en cellules, dans un régime
dont le cadre est demeuré républicain. Situation
qui rappelle celle de Castellon de la Plana. Une partie importante de la vie
sociale répond encore aux principes juridiques établis; il y a toujours des
classes sociales, des couches parasitaires ou privilégiées - quoique
l'importance de ces dernières ait diminué dans de larges proportions et soit
normalement condamnée à se réduire bien davantage -, un capital financier, au
pouvoir tres diminué, des intermédiaires de la distribution qui exploitent
encore la population, mais que les coopératives naissantes tendent à réduire
à la portion congrue; mais il y a aussi, parallèlement, des métiers, des
industries, des activités de production ou de services, souvent les plus
importantes, qui sont aux mains des travailleurs, hier salariés et soumis à la
classe patronale, aujourd'hui malitres de leur destin.
Le
Syndicat du bâtiment comptait 500 maçons, 85 peintres auxquels il fallait
ajouter les couvreurs, les serruriers, les architectes, etc. Les unités de
travail étant dûment organisées, on se mit a réparer les immeubles, à
ravaler les maisons, pour le compte des propriétaires. On entra en contact avec
la municipalité pour des travaux publics et des constructions dépendant de sa
bonne volonté et de ses ressources financières. Ainsi cette dernière fit-elle
réparer les écoles, et les hôpitaux. De nouveaux bâtiments surgirent, et
comme on s'attendait à de mortels bombardements de l'aviation fasciste, on
construisit - ce qui se fit un peu partout des refuges pour la population.
Le
mécanisme d'administration montre, une fois de plus, la tendance que nous
voyons un peu partout, de faire accéder chacun aux responsabilités générales
1, ou participer à la direction de la vie collective.
1
Pour aider à cette entreprise générale, et à cette collaboration entre
Syndicats et municipalité, cette dernière exonéra le Syndicat du Bâtiment
d'impôts pendant trois mois.
Mais, si chaque chantier compte un responsable technique chargé de la direction du travail, on y trouve aussi un délégué syndical choisi par les travailleurs. Responsable et délégué établissent de concert les devis demandés. La collaboration est étroite et permanente. On s'efforce de susciter l'enthousiasme, lintérêt moral, d'en appeler à la conscience de chacun. Et quand, un travail fini, il apparaît que le bilan est béneficiaire par rapport aux calculs établis, le Syndicat félicite les travailleurs du chantier. Mais il blâme dans le cas contràire.
On
peut demander avec raison pourquoi les bénéfices ne sont pas répartis entre
les travailleurs à l'effort desquels ils sont dus. Simplement parce qu'on
les réserve à des ceuvres de solidarité. Ainsi, la disparition de grands
propriétaires, ou la suspension des travaux du bâtiment, ont provoqué, et
provoquent par moments un chômage partiel, mais il n'y eut pas, il n'y a
pas pour cela de véritables chômeurs. Grâce aux fonds possédés par le
Syndicat, on peut, à tour de rôle, faire reposer vingt maçons, dix peintres,
etc. Le chômage se transforme en vacances ou en loisirs.
L'industrie
de la conserverie. -
Cette industrie concerne surtout les fruits et les légumes, produits en grandes
quantités dans cette région levantine. Mais suivant la conception, ou le
principe de l'organisation solidaire des activités connexes, elle englobe
aussi les travailleurs chargés de la fabrication, de la préparation, des
emballages: non seulement des emballages en bois, des caisses pour les expéditions,
mais aussi les boites en fer-blanc. La structure et le fonctionnement de
l'organisation générale présentent le tableau suivant:
Les
entreprises emploient généralement une main d'oeuvre nombreuse, et les
assemblées, où les femmes dominent, nomment sur les lieux du travail un délégué
(ou une déléguée) responsable pour vingt travailleurs. A leur tour, les délégués
responsables réunis nomment un ou une responsable pour l'entreprise entière.
Il y a également un délégué du syndicat par section, pour le contrôle de la
condition des travailleurs dans les ateliers, les bureaux, les magasins, les
entrepôts, etc. Naturellement, ces délégués travaillent, eux aussi.
Les
fruits et les légumes sont fournis par les Collectivités agraires. La
coordination fraternelle entre les producteurs de la campagne et ceux de la
ville, et entre leurs organismes respectifs, s'étend donc et se complète. Si
l'on ajoute la collaboration existante entre les Syndicats et les municipalités,
on voit se constituer un organisme, social dont les différentes parties
s'harmonisent et se complètent au lieu de s'opposer.
Les
conserves sont emmagasinées et mises à la disposition du Syndicat de
l'alimentation; celui-ci les vend aux conseils municipaux de la région, aux
commissions provinciales de ravitaillement; l'intendance militaire elle-même
– n'oublions pas que nous sommes en guerre - figure parmi les acheteurs.
La
boulangerie. -
Ensemble, le Syndicat de la C. N. T. et celui de l'U. G. T. socialisèrent les
boulangeries. Les «hornos» (fournils) devinrent la boulangerie n° 1, la
boulangerie n° 2, n° 3, etc. comme nous l'avons déjà vu dans d'autres
cas. La farine est équitablement répartie entre eux, les ressources financières
sont communes. Comme dans les cas précédents, le personnel de chaque
entreprise élit un délégué responsable, que le Syndicat contrôle, et qui
est aussi responsable devant lui.
Le
vêtement. -
La plupart des patrons des fabriques et ateliers se sont retirés des
entreprises où ils ne commandaient plus, et dont ils n'étaient plus propriétaires.
Le délégué d'entreprise, choisi par les assemblées d'entreprise, et
responsable devant le Syndicat qui coordonne maintenant le tout, constitue aussi
l'axe du mécanisme d'organisation.
Comme
nous l'avons vu dans tant d'autres endroits, le client désirant par
exemple, se faire confectionner un complet, ou un pardessus, s'adresse à
l'atelier de son choix, ou on lui communique le bareme des prix, selon la
qualité par lui demandée. En échange de l'argent versé, il reçoit un reçu
provenant du carnet a souches en triple exemplaire que nous avons déjà décrit
dans d'autres chapitres
2.
2
Voir
les chapitres Fraga et Castellon de la Plana.
Les
coupeurs et autres ouvriers remplacent les patrons dans la direction du travail.
Les salaires sont de dix pesetas
par jour tant pour les ouvriers que pour les ouvrières. Certains, parmi les
meilleurs spécialistes, sont payés 12 pesetas. Reste d'inégalité qui peut
être en partie explicable, comme dans le cas du bâtiment. Mais il y a loin de
ce surplus à ce que touchait un patron. Malgré tout, ce sont des problèmes
qu'un mouvement transformateur devrait étudier.
Industrie
métallurgique. -
Dans les classements peut-être un peu sommaires et inspirés par un but
d'unification, la métallurgie englobe, à Alicante, de la bijouterie à la
grosse chaudronnerie en fer. Mais
naturellement la bijouterie ne joue aucun rôle dans l'organisation
d'ensemble de la production socialisée.
D'autre
part, l'U. G. T. et la C. N. T. sont d'accord, et travaillent ensemble.
Les
deux centrales syndicales constituent l'I. M. S. A. (Industries Métallurgiques
Socialisées d'Alicante). Ce complexe a été organisé en sections qui
comprennent un Conseil général intégré par une Commission de travail, une
Commission technique, une Commission d'achat et de vente, une Commission
administrative, etc. Comme dans les cas précédents, les travailleurs nomment
sur place les responsables qui agissent d'accord avec le Conseil syndical.
Les
deux organisations syndicales sont en contact avec les délégués au Conseil de
l'I. M. S. A. Comme les boulangeries, les ateliers sont désignés par numéro.
Ce
sont les parties d'un grand tout solidaire.
Les réalisations éparses
La révolution espagnole n'a pas toujours pu socialiser la totalité des
ateliers, des fabriques, des usines et des industries établis dans une localité
ou dans une région. La résistance
des forces politiques alliées à ce qui restait de la bourgeoisie même, a empêché
d'aller au-delà de certaines limites.
D'autre
part, souvent des entreprises étaient isolées dans telle ou telle partie
d'une province. Ou bien encore, les travailleurs n'avaient pas été gagnés
assez vite par l'organisation des fédérations d'industrie à léchelle
nationale. Et selon les circonstances, certains établissements restés en
marge ont été collectivisés, ou se sont organises en agissant sur leur seille
initiative ou en imitant simplement ce qui se faisait ailleurs.
Il
en a été de meme pour les Collectivites agraires, particulièrement en
Catalogne: Les réalisations de ce genre ont été peu nombreuses dans les
campagnes catalanes, le paysan de cette région étant plus incliné vers la
petite propriété individuelle que vers la communauté sociale. Les
collectivisations agraires catalanes ont donc donné lieu à des groupements
qu'on ne peut comparer aux Fédérations d'Aragon, du Levant et du Centre.
Cependant,
des réalisations surgiront tres souvent et mériteraient un recensement et une
étude approfondie. Et s'il est impossible de les insérer historiquement dans
des organismes d'ensemble - locaux, régionaux, nationaux -
elles n'en
offrent pas moins un intérêt certain. Souvent chacune mériterait une
monographie séparée. Une seule d'entre elles, réalisée de nos jours,
susciterait l'intéret des réformateurs à l'échelle internationale. Voici
quelques exemples, de caractère industriel, et un de caractère agraire qui ne
font qu'illustrer davantage la multiplicité des initiatives créatrices sur
laquelle on n'insistera jamais assez.
Les
cordonniers de Lerida
Quelques
jours après le soulèvement fasciste, et sous l'impillsion des espérances
que le déclenchement de la guerre civile faisait naître, quelques cordonniers
de Lérida, (capitale de la province qui porte ce nom) appartenant au mouvement
libertaire se réunirent pour, en même temps qu'ils envisageaient la façon
de participer à la lutte, organiser un nouveau mode de vie. Les autorités républicaines
avaient pratiquement disparu, rien n'empêchait donc de tenter l'expérience.
A
cette première réunion assistaient aussi un petit patron, et son fils.
Bientôt
d'autres ouvriers se joignirent au groupe initial, d'autres petits patrons
firent de même. Et lon s'organisa sur une base collectiviste.
Cette
transformation entraînait une révolution dans les méthodes de travail. Il
n'était plus question de coudre le cuir avec Palène et l'aiguille. On
disposait de quelques machines, qu'il fallut bientôt employer a plein, car
les commandes affluaient, dont une partie, qui grossit vite, pour les autorités: il fallait des brodequins pour les miliciens. On concentra davantage
d'ouvriers, et le nombre des collectivistes finit par s'élever à une
cinquantaine. On se procura de nouvelles machines, on en eut bientôt
vingt-trois.
Le
Comité responsable de la direction se composait de six travailleurs: trois de la
C. N. T. et trois de la F. A. I.; à chaque renouvellement, il était élu par
l'assemblée des collectivistes.
Le
rendement augmenta; la ville fut bombardée par l'aviation fasciste au début
de décembre 1937, mais, à cette époque, tout en satisfaisant aux besoins de
la population locale, la Communauté des cordonniers de Lérida fabriquait 1.500
paires de chaussures par jour.
Le gouvernement catalan augmenta les commandes pour les miliciens. Faute d'argent (selon le ministre communiste Comorera qui était alors à la tête du ministère de l'industrie), le paiement des articles livrés cessa bientôt. Et lorsque se produisit l'avance fasciste, c'étaient des millions que ledit ministre devait à la Communauté des cordonniers de Lérida. Heureusement ses membres trouvaient-ils sur place, grâce aux réparations et à la fabrication du sur mesure, grâce aussi au jardinage qui leur permettait de se procurer quelques éléments de nourriture, de quoi faire vivre leur famille.
Les
minoteries de Valence
La
secousse provoquée dans le domaine politique par l'attaque franquiste eut,
naturellement, ses répercussions dans le domaine économique. Une désorganisation
plus ou moins intense se produisit dans des secteurs vitaux pour la population.
Les autorités étaient incapables de la moindre initiative utile, et il fallut
que les travailleurs, particulièrement ceux qui, grâce à l'organisation
syndicale, avaient le sens des cohésions nécessaires, se chargent de remplacer
le capitalisme privé si souvent défaillant.
On
le vit, par exemple, dans le cas du ravitaillement en farine de Valence, où le
gouvernement central s'était installé avec toute sa bureaucratie. Des délégues
de l'U. G. T. et de la C. N. T., qui travaillaient dans l'alimentation, durent
se réunir pour faire face à la grave pénurie qui apparut tres vite, et qui
constituait un facteur de désordre dont les fascistes auraient pu bénéficier.
Et le 1er octobre 1936, la constitution d'un organisme appelé «Minoteries
socialisées» commençait à fonctionner sous la direction d'un conseil
ouvrier composé de membres des deux grandes organisations syndicales, la C. N.
T. et l'U. G. T.
Normalement
la capitale du Levant recevait et consommait mille sacs de farine par jour. Mais
la situation s'était compliquée du fait de la guerre civile, et il fallait
davantage de pain pour compenser la pénurie d'autres aliments. De la frontière
française à Gibraltar, l'Espagne orientale n'était pas productrice de blé;
comme nous l'avons déjà dit, les grandes régions céréalières se
trouvaient en Castille et en Andalousie, tombées tres tôt aux mains de Franco.
En outre, nous avons vu que la région levantine supportait la charge d'un
nombre de réfugies qui ne fit qu'augmenter au long des mois.
Dans
ces circonstances où il n'y avait pas de temps à perdre, car le pain devant
être assuré, les moulins assez modernes, passetent rapidement aux mains des
travailleurs. Mais la fourniture du blé nécessaire fut bientôt sous la coupe
du ministre de l'Agriculture, le communiste Uribe, qui était certainement
obligé de mesurer et de prévoir, mais qui, d'autre part, sè gardait bien de
chercher à établir un accord avec le groupement des «Minoteries socialisées». Tuer la révolution qu'on ne peut dominer: telle fut toujours, depuis
Marx, l'attitude des communistes.
Ce
groupement fonctionna quand même. L'organisation de l'ensemble fut divisée
en deux sections. L'une, la section d'achat, dont les agents parcouraient
les campagnes, et même faisaient des incursions dans certaines régions de
l'Espagne occupée par le franquisme, afin de procurer du ble.
L'autre,
la section des ventes, qui se chargeait de distribuer la farine chez les
boulangers de Valence. Une troisième section, complémentaire, de caractère
administratif, était chargée des statistiques, de la correspondance, des
archives, de la comptabilité.
Dès
le premier moment, le Comite, organisateur, intégré toujours par des camarades
de l'U. G. T. et de la C. N. T., présenta au ministere de l'Agriculture les
conclusions que leur imposait la gravité de la situation:
1.
- Réquisition de tout le blé existant sur le territoire de la nation.
2.
- Distribution dans les provinces, selon leurs nécessités respectives.
3.
- Etablissement d'un prix ne devant pas dépasser 45 pesetas le quintal.
4.
- Importation immédiate par l'Etat de ble de Russie et d'Argentine.
Leurs
demandes furent ignorées. La précieuse
ceréale manqua bientôt, ce à quoi devait s'attendre tout individu quelque
peu informé de l'économie espagnole. Mais tant qu'il y eut du blé, et de
la farine, ceux-ci furent distribués, grâce aux «Minoteries socialisées»
de la région valencienne.
La
coopérative chocolatière de Torrente
Dans
la province de Valence, Torrente est une localité renommée pour sa production
de confiserie, particulièrement de chocolat. Cette industrie était aux mains
de petits patrons, 45 en tout, travaillant à l'échelle artisanale, et qui,
selon l'importance de leurs moyens, employaient un ou quelques salariés.
Mais
poussés par le désir de moderniser la production, et de préserver la santé
des travailleurs, les membres de la C. N. T. convoquèrent une assemblée qui eut
lieu le 1er septembre 1936: moins d'un mois et demi après le début
de la guerre civile.
Les
patrons y furent invités, tout comme les salariés. Et, comme dans tant
d'autres occasions, employeurs et ouvriers se mirent d'accord pour aller de
l'avant.
C'est
ainsi qu'on décida à l'unanimité d'organiser la «Coopérative des
travailleurs chocolatiers de Torrente». Immédiatement, les travaux commencèrent
pour la construction d'un vaste bâtiment collectif que l'on situa près de
la voie ferrée, afin de pouvoir décharger plus facilement les matières premières,
et expédier les produits fabriques.
L'ensemble
se composa de cinq parties, ayant chacune 50 mètres de long sur trente de
large. La première, destinée à la fabrication, compta bientôt quarante-cinq
machines travaillant simultanément; les unes avaient été fournies par
certains patrons, les autres, spécialement achetées.
Le
deuxième corps de bâtiment était réserve aux opérations secondaires qui
consistaient à donner aux articles leur forme caractéristique.
Le
troisième servait pour l'emmagasinage des matières premières; le quatrième,
aux opérations de torréfaction ou de préparation; enfin, le cinquième,
contenait les machines et les installations de réfrigération.
Jamais,
jusqu'alors, on n'avait connu en Espagne une fabrique de chocolat et de
confiserie aussi bien organisée, ni aussi vaste. Non seulement il fut possible
de fournir pendant assez longtemps une marchandise dont les circonstances
provoquaient la raréfaction croissante (le cacao n'arrivait plus de l'extérieur,)
mais aussi on améliora la qualite du produit par l'emploi de procédés et de
dosages plus raffinés.
Les
centaines de travailleurs, hommes et femmes, qui étaient employés dans
l'entreprise, firent, comme ce fut généralement le cas, preuve d'une adhésion
presque émouvante à l'effort entrepris. Comme il était question, des le début,
d'élever les salaires par rapport à ceux que les patrons payaient
auparavant, ils refusèrent, décidant d'attendre que la coopérative ait réalisé
ses premiers bénéfices. C'est aussi en grande partie sous leur impulsion, et
sur leur initiative que fut entreprise la fabrication locale de «turron» et
de différents articles du même genre.
La
coopérative - qui fut au fond plus une communauté qu'une coopérative -, était
dirigée par un Conseil ouvrier composé de six travailleurs de l'établissement,
tous co-responsables de la bonne marche du travail et de la qualité des
produits.
Les
groupes agraires de Tarrasa
Centre manufacturier par excellence, Tarrasa, est situé à 30 km de
Barcelone. Depuis longtemps, la principale industrie qu'on y trouve est la
fabrication de tissus de laine avec une matière première fournie surtout par
les moutons de la Mancha, riche en moulins à vent qui maltraitèrent Don
Quichotte, en maigres herbages et en chardons. Le mouvement prolétarien est ici
tres vieux, et la tradition syndicale tient au coeur destrente mille habitants.
Mais au moment de la Révolution, les organisations ouvrières de Tarrasa étaient,
comme celles de nombreuses autres villes, loin d'avoir acquis la préparation
technique nécessaire pour prendre en main la réorganisation de la société.
Cela, et l'opposition des partis politiques avec lesquels nous coexistons,
explique en partie pourquoi, longtemps
apres que les ouvriers eurent pris les fabriques et les ateliers, les Syndicats
n'en avaient pas encore assumé la direction.
A part le bâtiment qu'on avait vraiment syndicalisé, les autres industries en étaient encore, au bout de six mois, au stade du Comité de contrôle, ou de gestion; c'est-à-dire à l'absorption du patron quand il était sur place - mais les fabriques importantes appartenaient souvent à des actionnaires anonymes - et à la direction, à l'administration de l'entreprise par les ouvriers y travaillant 1.
1
En termes actuels (1971), nous pourrions parler d'autogestion.
J'ai
visité la plus importante de ces fabriques. où j'avais travaillé comme
manceuvre quelque vingt ans auparavant. Elle était dirigée par un «Comité technique» divisé en sept parties: section technique, syndicale, du travail,
administrative, commerciale, propagande, assurances.
Mille
trois cents hommes et femmes y travaillaient. Rien n'indiquait le moindre
ralentissement dans les efforts. Autour des machines, devant les tables installées
sur tréteaux où les jeunes filles triaient la laine, dans leurs va-et-vient
divers, travailleurs et travailleuses montraient la même diligence que sous le
régime antérieur. Pas de patrons, pas de contremaîtres, comme auparavant;
mais on lisait sur les visages comme une joie que procurait la satisfaction de
produire pour et par soi-même.
Si
l'opposition politicienne, très audacieuse, et qui s'appuie sur les forces
correspondantes de Barcelone, n'oppose. pas d'obstacles qu'on ne pourrait
éliminer que par la force, l'avance vers la socialisation intégrale
sera sans doute assez rapide. Occupons-nous,
entre-temps, d'une activité constructive et révolutionnaire qui va beaucoup
plus loin que ce qu'on fait dans les usines. Il
s'agit des communautés agraires des alentours de Tarrasa.
Le
Syndicat des travailleurs de la terre, qui les oriente et les contrôle, fut
fondé après le 19 juillet.
Jusqu'alors,
il n'y avait eu, en fait d'organisation syndicale agraire, qu'une section
paysanne faisant partie du Syndicat général local. Mais
avec le triomphe sur les fascistes, et par conséquent sur les droites
conservatrices et réactionnaires. la plupart des possesseurs de terre
disparurent. Les uns étaient des messieurs de Barcelone, qui avaient fait
construire des résidences secondaires entourées de pelouses où ils allaient
se prélasser deux ou trois mois par an. Les autres, des semi-agriculteurs peu
entreprenants, qui abandonnaient leurs domaines aux ronces et aux lapins de
garenne.
Nos
camarades le savaient et se mirent immédiatement à l'oeuvre. Le nouveau
Syndicat des paysans s'empara immédiatement de cette nouvelle source de
richesse. Ses adhérents furent renforcés par des ouvriers industriels assez
perspicaces pour comprendre l'importance de ce q'uon pouvait faire.
Et
au bout de six mois, seize fermes collectives avaient été organisées. Le
terrain était trop accidenté pour permettre, ou faciliter, l'établissement
de grandes zones de culture spécialisée; mais une tendance générale dans
tout l'effort constructif de l'Espagne libertaire s'accuse encore ici. Les
terres des fermes et des propriétés voisines sont rassemblées en unités
agraires. C'est ainsi que six propriétés ne sont qu'une communauté avec
un seul Comité de direction afin de mieux coordonner les activités générales.
Pour
diriger le travail d'ensemble, le Syndicat est divisé en deux sections
principales: l'une agraire, l'autre forestière. La section agraire
s'occupe de tout ce qui concerne l'agriculture et l'élevage. La section
forestière, de la sylviculture. Le Syndicat enregistre soigneusement, d'après
les rapports que lui transmettent les Comités de direction des fermes, la
surface totale de chacune d'elles, l'importance des diverses cultures, les
différents modes d'exploitation. Il connaît donc le total et les variétés
de légumes, de céréales, de fruits qui sont en train de pousser, et il peut
calculer les futures recoltes.
Ses
attributions se limitent à ce rôle et à la création de communautés
nouvelles quand il peut obtenir d'autres terres. Les communautés
s'organisent sur place; leur comité de direction est composé d'un délégué
pour l'agriculture, un pour le bétail, un pour les instruments de travail, un
pour les moyens de transport. Les ouvriers qui les ont nommés, comme les délégués
mêmes, travaillent du lever au coucher du soleil - ce n'est pas le moment de
réduire les efforts! -, d'après les décisions prises dans leurs réunions.
L'exploitation
forestière est l'oeuvie d'une centaine de travailleurs, réunis sur une même
zone, et aussi dirigés par un comité technique composé de représentants de
différentes sections. Là encore, les membres de ce Comité travaillent comme
leurs camarades.
Les
communautés agraires de Tarrasa ne se contentent pas de faire rendre le maximum
à la terre qu'elles ont prise en charge. Elles ont de plus vastes ambitions.
Partout elles élargissent la surface cultivée. Elles détiuisent les ronces,
arrachent les broussailles et les mauvaises herbes, enfoncent la bêche, lancent
le tracteur. Et au flanc des collines, et sur les hauteurs hier encore envahies
par les plantes parasitaires, elles sement.
Un
des exemples les plus typiques, est celui de la communauté «Sol y Vida»
(Soleil et Vie).
Le
propriétaire employait habituellement six travailleurs. Il
y en a maintenant quarante, qui s'affairent sans répit, la culture intensive
ayant remplacé la culture extensive.
Mais
non seulement la plupart des terres cultivables n'étaient pas cultivées,
ou étaient laissées à l'état de maigres pâturages: il y avait aussi des
surfaces forestières broussailleuses aux rendements nettement insuffisants. Le
tracteur et l'effort des hommes ont fait des miracles. En
peu de temps, cent quarante hectares ont été transformés en cultures
diverses. Blé, pommes de terre, arbres fruitiers, légumes, ont été semés ou
plantés sur les coteaux, dans les ravins. Et sous peu, cent cinquante
travailleurs qui se sont déjà attelés à la besogne, transformeront le large
lit d'une ancienne rivière - torrent en un terrain parfaitement abrité pour
la culture du pommier, du poirier, du pêcher.
Toutefois,
il faut vivre en attendant la récolte. C'est l'affaire de la solidarité.
La section forestière, qui vend ses produits sans peine (la houille ne vient
plus des Asturies, et le bois à brûler et le charbon de bois sont les
bienvenus) aide les communautés agraires. Les camarades de la ville apportent
aussi leur effort. Il en est qui vont le dimanche, travailler la terre et réparer
gratuitement les maisons habitées par les cultivateurs. Parmi ces recrues, on
en trouve qui ont renoncé volontairement au salaire de 90 pesetas par semaine
dans les fabriques pour en gagner 60 afin d'aider à cette création de vie
nouvelle.
Après
ma visite à presque toutes les communautés, je suis allé voir un de plus
beaux efforts accomplis dans cette région. La plupart des maçons étant chômeurs,
leur Syndicat s'est mis d'accord avec celui des paysans, et a envoyé 150
hommes déboiser et nettoyer, dans la montagne, des terres qui ne servaient
qu'à abriter des animaux mangeurs de récoltes. J'ai vu ces camarades
abattre des arbres, arracher des racines, couper et scier des branches, entasser
les rondins et les bûches, préparer les fours et la matière première pour
faire du charbon de bois. Chaque équipe accomplissait une partie précise du
travail, et après le passage des défricheurs la terre était propre, prête à
recevoir les semences.
D'après
les orientations emanant du Syndicat des travailleurs de l'agriculture,
certaines communautés élèvent plus spécialement des porcs, d'autres des
vaches. Le travail est
rationalisé selon les surfaces disponibles, la qualité du sol, les conditions
climatiques. Plusieurs camarades ont été envoyés a l'Ecole d'Agricultute
d'Aienys-sur-Mer, située non loin de là pour s'informer des meilleures
techniques agricoles.
La
superficie cultivée par les seize communautés atteint 700 hectares. Cette étendue
sera doublée peut-être en prenant aux 4.000 hectares de bois la terre
susceptible de mieux produire. Une partie de cette terre est plate, bien située
et pourra servir pour obtenir des aliments dont Barcelone aura grand besoin.