Les
réalisations industrielles 1
1
L'auteur très tôt emprisonné en France, n'a pu aller aussi loin qu'il
l'aurait voulu dans ses recherches.
Selon
le dernier recensement qui précéda la guerre civile et la révolution,
l'Espagne comptait 1.900.000 personnes employées dans les industries, sur
24.000.000 d'habitants.
En
premier lieu, nous trouvons 300.000 salariés au poste «Industrie du vêtement»,
mais il faut retenir que le nombre des femmes y est plus élevé que celui des
hommes.
Le
deuxième poste était celui de l'industrie textile, qui exportait beaucoup de
tissus, même à l'Angleterre. Il comptait aussi quelque 300.000 ouvriers et
ouvrières. Mais dans le nombre de ces dernières figuraient celles employées
à la fabrication de lingerie.
La
troisième industrie était celle du bâtiment. On y comptait 270.000 hommes
exerçant les métiers les plus divers propres à la construction. La quatrième
était celle de l'alimentation: conserverie, salaisons, fabrication de
produits d'épicerie, avec 200.000 personnes. Nous trouvons ensuite 150.000
ouvriers au poste «Chasse et pêche», naturellement beaucoup plus réservé à
la pêche qu'à la chasse.
Et
c'est alors seulement que nous entrons dans la production de base, celle qui,
pour les nations modernes, est constituée par ce qu'on appelle avec raison
les industries-clefs: l'industrie d'extraction d'une part, avec
100.000 mineurs, et l'industrie métallurgique avec 120.000 travailleurs.
Si
donc l'industrie espagnole n'était pas importante par rapport aux pays plus
avances, on ne peut dire qu'elle était inexistante, d'autant plus que ce
total approximatif de 1.900.000 personnes doit se comparer avec l'ensemble de
24.000.000 d'habitants, et non de 40.000.000 si par exemple il s'agissait de
la France a la même époque. Et quoique la population vivant de l'agriculture
l'emportait largement, ce serait une erreur de jauger les possibilités de
socialisation révolutionnaire d'après les seules activités paysannes.
Ajoutons
à ces chiffres de base que, comme nous l'avons déjà dit, 70% de
l'industrie étaient concentrés en Catalogue où les abondantes chutes
d'eau pyrénéennes avaient, depuis longtemps, facilité la captation de force
motrice, tandis que le contact avec la France, et l'ouverture sur la Méditerranée,
vers l'Italie, l'Afrique du Nord, et même l'Amérique du Sud en
contournant Gibraltar favorisaient l'expansion commerciale, l'introduction
de matières premières et l'exportation de certains produits finis. Ainsi,
l'industrie textile, qui mobilisait le plus de capitaux, put se développer grâce
au coton importé des Etats-Unis, du Brésil et d'Egypte, tandis que la laine
arrivait de la Manche et autres régions espagnoles où les difficultés
naturelles de l'agriculture et la maigreur de la production des steppes qui
couvraient une partie de l'Espagne obligeaient les paysans à se specialiser
dans l'élevage du mouton.
Complétons
cette brève énumération en enregistrant 60.000 travailleurs au poste «Moyens
de transport, appareils de transmission et entreprises d'électricité», et,
pour finir, 40.000 autres travailleurs employés dans 4.000 petites fabriques de
produits chimiques dont l'existence montrait une tendance a la modernisation
de l'économie générale.
En
résumé, d'après les statistiques officielles, les industries absorbaient,
au moment où éclata la guerre civile et commença la révolution, de 22 à 23%
des «personnes actives», l'agriculture 52%, et ce qu'on appelle le secteur
tertiaire qui, en Espagne, et à cette époque, comptait une grande partie de
personnel domestique, à peu près 25 %
2.
2
Naturellement, les chiffres ont beaucoup changé depuis. Selon le dernier
recensement qui remonte à 1960, la population agricole active représentait
39,70%; la population industrielle 33%; le secteur dénommé «service», 28%.
Le poste sidérurgique et grande métallurgie comptait, en 1961, 230.000
personnes, la «petite métallurgie», 386.000, le bâtiment, 603.000,
l'industrie textile, 335.000. Mais ici aussi, il faut, pour faire des
comparaisons, tenir compte de l'augmentation de la population passée de
24.000.000 d'habitants en 1936 à 30.500.000 à la période de recensement (et
à 33.000.000 en 1970).
Comme
on le comprendra, cette structure économique a influencé les réalisations
constructives de la Révolution espagnole, comme a influencé, à un certain
stade, le manque de matières premières, ou d'énergie, l'épuisement des
reserves de coton (qui n'arrivait plus de l'étranger à cause du blocus des
côtes), ou de laine, qui ne venait plus de la Manche, en grande partie aux
mains de Franco, ou coupée de la Catalogne.
Enfin
et cela suffirait à nous montrer l'importance de certaines difficultés économiques
dont trop souvent on s'aperçoit un peu tard
3
–l'industrie du bâtiment, qui occupait à Barcelone quelque 40.000
travailleurs, se paralysa du jour au lendemain, car, dans toute période de
crise, le bâtiment est ce qui s'arrête le plus vite, les propriétaires
disparaissant ou n'engageant plus leur argent soit pour faire construire de
nouveaux immeubles, soit pour faire réparer ceux qu'ils possèdent déjà.
3
Mais quels révolutionnaires voulant jeter bas la société actuelle et
proclamant la nécessité d'en construire une nouvelle se sont jamais préoccupé
de ses problèmes? Marx, lui-même se moquait des «recettes» pour les
marmites de la société future. Assez curieusement il n'y a eu que l'école
anarchiste, ou libertaire qui a produit des anticipations plus ou moins sérieuses,
selon les cas. Et la préoccupation de l'œuvre constructive à réaliser a été
certainement un des facteurs qui a préparé les militants constructeurs dont
nous divisons l'œuvre.
*
C'est
au congres de Madrid (appelé congrès de la Comedia, ou du théâtre de la
Comedia), qu'en 1919 la C.N.T., fondée en 1910, avait décidé de renoncer
pour toute l'Espagne aux Syndicats traditionnels de métiers et aux fédérations
également de métiers, filles de la Première Internationale que Bakounine
avait recommandées et dont il préconisait l'extension pour la reconstruction
de l'Europe entière. Cette première structure d'organisation ouvrière,
que l'on trouve encore dans bon nombre de pays, ne répondait plus, selon les
militants syndicalistes libertaires, à l'évolution des structures du
capitalisme qui imposaient de plus grandes concentrations de combat. Mais aussi,
car ce but n'a jamais été oublié, et allait de pair avec la lutte de
classes dans la société capitaliste, il s'agissait de mieux préparer
l'organisation sociale de l'avenir. Les luttes intercorporatives, dont le
Moyen Age et la Renaissance ont donné de si lamentables exemples, ne répondaient
pas à l'esprit de nos militants espagnols pour qui le fédéralisme a
toujours été synonyme d'association et de solidarité pratique. Les choses
ainsi considérées, sur le terrain syndical et du travail, un terrassier, un géomètre,
un maçon, un briqueteur, un cimentier, un plâtrier, un manœuvre un
architecte, un plombier, un zingueur, un poseur de fil électrique collaboraient
et participaient à la construction d'un immeuble ou de maisons
d'habitation. Il était donc logique et nécessaire de les trouver unis dans
un même syndicat.
De
même l'impression d'un livre ou d'un journal, depuis la fabrication du
papier jusqu'à la sortie des presses ou des rotatives, ou la construction
d'une chaudière, depuis la fabrication de la tôle jusqu'au calfatage
demandent une série d'operations exercées par différents métiers, tous
solidaires. Le problème était d'unir tous ces métiers, convergents dans le
double but que nous avons exposé.
Mais
cette union ne devait pas s'établir sans méthode et en ignorant la pratique
de la liberté. Au fond, un Syndicat d'industrie était une fédération de métiers,
et de travailleurs de métiers divers; chacun de ces métiers constituait une
section technique, et toutes ces sections étaient interdépendantes
4.
Dans l'immédiat, quand une d'entre elles engageait le combat, les autres
l'appuyaient solidairement, ce qui permettait de mieux assurer la victoire. Le
Syndicat d'industrie en même temps qu'il augmentait formidablement la
capacité de combat des organisations ouvrières préparait mieux le cadre économique
d'une société socialisée.
4
Solidarité implique interdépendance, ou n'est qu'un mot. Voici un exemple
montrant toute la différence qui existait à ce sujet entre les vieux militants
syndicalistes révolutionnaires français et leurs camarades espagnols. En une
espèce de table ronde où l'auteur expliquait à des délégués métallurgistes
du creusot que le salaire des métallurgistes était, à Barcelone, le même
pour tous les métiers, un de ces délégués déclara qu'il ne pouvait
accepter qu'un forgeron se prononce sur son salaire à lui, mécanicien
ajusteur. Je lui expliquai que nous dépassions la morale corporatiste; et que
pour nous c'est le droit humain, égal pour tous, qui primait. Le camarade ne
fut pas entièrement convaincu.
L'acceptation
des fédérations d'industries, complément logique de la constitution des
Syndicats d'industrie, comme les fédérations de métiers étaient le complément
des syndicats de métiers, se heurta à l'opposition de la «gauche anarchiste»,
incompréhensive et démagogique; à quoi s'ajouta la désorganisation causée
par de trop nombreuses greves locales ou générales, des tentatives
insurrectionnelles, des boycottages, des répressions, et aussi,
reconnaissons-le, le manque de militants techniquement préparés pour
mener a bien cette tâche complémentaire
5.
Toutefois, les grandes lignes avaient été tracées dans les congres, dont une
résolution votée a celui de 1936 englobait dans dix-huit fédérations
d'industries toutes les activités de production et les services du pays. Ces
fédérations étaient les suivantes: métallurgie et sidérurgie; industrie
textile; industrie chimique; petrole et ses dérivés; eau, gaz et électricité;
transport terrestre et maritime; services sanitaires; enseignement; spectacle
(théâtre, cinéma, etc.); travail du bois; production de tabac; services
sanitaires; agriculture; services bancaires et financiers; bâtiment; mines;
technique en géneral.
5
Dans son livre déjà cité (El proletariado Militante) Anselmo Lorenzo montrait que déjà au
temps de la Première Internationale cette absence de militants techniquement préparés
constituait un handicap important.
Plus
tard, en 1938, le Plénum économique de Valence apporta des modifications causées
en partie par la guerre dans une situation devenue très complexe, à cause des
rapports souvent si difficiles avec les formations politiques. Les fédérations
d'industrie - mais qui souvent débordent le cadre qu'on leur assigne
et ne sont plus que des appellations génériques - seront au nombre de quinze.
*
Avant
de décrire les réalisations constructives de caractère industriel, œuvre des
syndicats, et que pour cette raison nous appelons de préférence «syndicalisations»
comme nous les avons appelées en Espagne même à l'époque, ajoutons
quelques précisions supplémentaires. Ce qu'on a appelé «collectivités»
et «collectivisations» dans les régions agraires n'a été, en somme, sous
des formes diverses et toujours voisines, que ce qu'auparavant on appelait
socialisation. Mais socialisation véritable.
Comme
nous l'avons montré, collectivités et collectivisations embrassaient alors
l'ensemble solidaire des habitants de chaque village, de chaque commune, ou
de, chaque collectivité fragmentaire organisée par ceux qui l'intégraient.
On n'y trouvait pas de différence de niveau de vie ou de rétribution, pas
d'intérêts divergents de groupes plus ou moins séparés. La grande loi était
celle de l'égalité et de la fraternité, dans les faits et au bénéfice égal
de tous.
Mais
dans ce qu'on a appelé les collectivisations industrielles, surtout dans les
grandes villes, et comme conséquence des facteurs contradictoires et
d'opposition nés de la coexistence de courants sociaux émanant de classes
sociales diverses, les choses allèrent différemment. Trop souvent, à
Barcelone et à Valence, les travailleurs de chaque entreprise prirent
possession de l'usine, de la fabrique, de l'atelier, des machines, des matières
premières, et profitant du maintien du système monétaire, et des rapports
commerciaux propres au capitalisme, organisèrent la production pour leur
compte, vendant à leur profit le produit de leur travail. Le décret de 1936 légalisant
les collectivisations ne leur permettait pas davantage, et cela faussait tout au
départ.
Il
n'y avait donc pas véritable socialisation, mais un néocapitalisme ouvrier,
une autogestion à cheval entre le capitalisme et le socialisme, cé qui, nous
insitions, ne se serait pas produit si la Révolution avait pu
s'accomplir intégralement, sous la direction de nos syndicats. Et lorsque
nous étions en pleine guerre, en pleine offensive franquiste en Aragon et vers
la Catalogne, en Vieille Castille et vers Madrid, en Andalousie, au Pays Basque
et contre les Asturies, nos Syndicats ne pouvaient pas entrer en lutte contre
les forces sociales bourgeoises et les partis antifascistes dont le comportement
était double, car nous n'avions pas assez de toutes nos forces réunies pour
contenir les armées ennemies.
Certains
de ceux qui, aujourd'hui, rappellent cette situation déplaisante, furent à
l'époque, par leur opposition à nos entreprises de transformation sociale,
plus que nous responsables de ces semi-socialisations. Et ils n'ont pas,
maintenant, le droit d'accuser.
Cependant,
ces insuffisances, que l'auteur dénonçait dès décembre 1936, n'ont pas
empêche un fait d'une importance immense: les usines tournèrent, les
ateliers, les fabriques produisirent sans patrons, sans capitalistes, sans
actionnaires, sans
haut
personnel directional; et nous avons connu des visiteurs, ter le sociologue
belge Ernestan, qui devant ces faits constatés sur place, nous disaient plus
tard leur émerveillement.
Puis
très vite des réactions se produisirent, qui passèrent trop inaperçues. Dans
la métallurgie, qui devint l'industrie la plus importante à cause des
fabrications de guerre, les choses avaient aussi mal commencé par rapport à la
socialisation libertaire integrale 6. Mais le Syndicat parvint à exercer un contrôle
administratif sévère sur la marche des entreprises dont les comités de
gestion acceptèrent bientôt une discipline comptable qui renforçait
l'esprit et la pratique de socialisation. Le gouvernement catalan réclamait
ce contrôle, mais il ne fut possible de l'exercer que grâce au Syndicat qui
en voyait, comme lui, la nécessité.
6
Celle-ci fut certainement gênée parce que, au nom des nécessités de la
guerre, Indaleciuo Prieto socialiste de droite, intervint dans l'organisation
des industries métallurgiques, et, d'accord avec les communistes placés aux
points névralgiques, empêcha un approfondissement de la socialisation
syndicale. Voir le chapitre La contre-révolution interne.
Toujours
au Syndicat métallurgique le désir de mieux faire était présent chez les
militants souvent débordés par une situation complexe qu'on ne peut imaginer
à distance Ou à travers le temps. C'est pourquoi le Comité de ce Syndicat
chargea l'auteur de ce livre de préparer un plan de syndicalisation de la
production métallurgique de Barcelone, plan
qui fut accepté à l'unanimité par une assemblée, à laquelle
assistaient
des milliers de syndiqués. L'auteur n'a pas pu, par la suite, suivre les
efforts, suffisants ou insuffisants (le problème de la préparation technique
des travailleurs se posait aussi) qui furent faits pour la mise en pratique de
ce plan.
Mais
d'autres réactions se produisirent, dont celle du Syndicat de l'industrie
du bois (ébénistes, menuisiers, charpentiers, et professions annexes) est un
exemple. Pour mieux documenter, nous allons reproduire les parties les plus
significatives d'un Manifeste publié en date du 25 décembre 1936 et qui
montre bien que nos militants avaient conscience de la situation 7.
7
Un autre Manifeste dénonçant la déviation des Collectivités et déclarant
qu'elles étaient l'opposé du communisme libertaire fut lancé à la même
époque par la F.A.I. L'auteur de ces lignes avait été chargé de le
rédiger.
«Au
lieu d'une véritable prise de. possession des ateliers, au lieu de donner
complète satisfaction au peuple, on oblige les patrons à payer des salaires,
on augmente ces salaires et on diminue les heures de travail. Et cela, en pleine
guerre!
«Maintenant
que le gouvernement de la Généralité 8
s'est emparé de toutes les valeurs monétaires, il admet le paiement de
dettes imaginaires 9, et il
distribue des sommes si fabuleuses que ceux qui le font se repentiront quand, au
moment de rendre des comptes, on verra combien de millions auront été dépenses
sans produire, tout en causant à l'économie un tort considérable.
8
Nom officiel du gouvernement catalan.
9
Il s'agit de dettes, réelles ou supprimées, dont le paiement était réclamé
par nombre d'entrepreneurs.
«On
a fabriqué un nombre énorme de bureaucrates parasitaires, ce que dans la sphère
de ses activités, le Syndicat du Bois s'est efforcé de réduire dans les
entreprises.
«Nous
nous sommes opposes dès le premier moment à ce gaspillage, et dans la mesure
de nos forces nous avons intensifié le rendement de notre industrie. Nous
aurions pu, nous aussi, suivre le courant, et tolérer que l'on continue de
traire la vache à lait gouvernementale, en tirant de l'argent de la Généralité
sur des ateliers non rentables, et en payant des factures hypothétiques qui ne
seront pas remboursées par des débiteurs insolvables.
«Parvenus
à ce point, nous pensons montrer par des réalisations pratiques notre capacité
de producteurs, et à la fois sauver l'économie et éliminer la bourgeoisie
avec tous ses rouages d'intermédiaires parasitaires, sa fausse comptabilité
et ses prébendes.
«Dans
les premiers temps de la Révolution, nous ne pouvions pas collectiviser notre
industrie parce que nous voyions, et nous pensions, et nous pensons encore que
de nombreuses sections de notre Syndicat devront disparaître. Et aussi parce
que, dès le premier moment, il y eut un malentendu entre nous et le monde
officiel qui ne voulut pas reconnaître le droit des syndicats 10;
mais il est bien certain que, si l'on avait agi différemment, on aurait pu,
en dépensant beaucoup moins de millions, perfectionner toutes les industries,
car nous devons nous efforcer pour qu'en Catalogne et partout, notre industrie
nationale se développe; elle a les moyens de le faire.
10
Le décret reconnaissant, et canalisant les collectivités, ne fut publié par
le gouvernement catalan que le 24 octobre 1936, trois mois après le début des
évènements, et devant la mainmise croissante exercée par les travailleurs.
«Il
faut adapter l'organisation technique aux besoins du moment, et en pensant à
l'avenir. Devant les exigences de l'heure, le Syndicat du Bois a voulu non
seulement avancer sur la route de la Révolution, mais orienter cette Révolution
en s'inspirant de l'interêt de notre économie, de l'économie du peuple.
A cet effet, nous avons groupé tous les petits patrons insolvables, sans moyens
d'existence, nous avons pris en charge tous les ateliers microscopiques, ayant
un nombre insignifiant de travailleurs, sans parti pris d'organisations
syndicales, ne voyant en eux que des ouvriers dont l'inactivité nuisait à
l'économie.
«Et
grâce à nos ressources et aux cotisations de nos adhérents nous avons organisé
des ateliers de la C.N.T., ateliers de deux cents travailleurs et même
davantage, comme on n'en vit jamais à Barcelone, et comme il en est bien peu
dans le reste de l'Espagne.
«Nous
aurions pu, et cela nous eût été plus facile, collectiviser les ateliers dont
l'existence était assurée, mais nous les laissâmes assumer la production
jusqu'où cela leur était possible, et nous ne collectivisons que ceux qui
connaissent des difficultés économiques réelles.
«Il
y a malentendu quand on affirme que nous n'acceptons pas le Décret de
Collectivisation. Bien au contraire, nous l'acceptons, mais tout simplement
nous l'interprétons de notre point de vue. Ce qui, pour quelques-uns,
aurait été logique, eût été l'organisation de grandes coopératives que
seules les industries favorisées auraient pu fonder. En échange, ils
laisseraient les sans-ressources livrés à leurs difficultés, ce qui
revient à creer deux classes: les nouveaux riches et les pauvres de toujours»
Suivant
les idées exposées dans ce Manifeste, des assemblées générales furent
convoquées, où comme auparavant, les travailleurs vinrent par milliers. On y
examina la situation, on finit par décider des mesures de redressement. Bon
nombre des plus grands ateliers passèrent sous contrôle syndical, chacun avec
son numéro communautaire. L'autorité du Syndicat, c'est-à-dire
celle des assemblées dont les décisions étaient sans appel, finit par
s'imposer. Là où il y avait excèdent de maind'œuvre, on déplaça une
partie des travailleurs vers d'autres entreprises qui fabriquaient des objets
utiles dans la situation nouvelle - par exemple des meubles simples au
lieu de meubles de luxe. On rationalisa l'emploi des moyens techniques
disponibles, et dans la mesure où la situation créée par la guerre le
permettait, on revint à l'esprit et aux pratiques du syndicalisme libertaire.
De nouvelles constructions d'ensemble germaient dans les esprits, et de ces
efforts acharnés à surmonter les difficultés du moment un redressement général
n'aurait pas tardé à se produire.
Malgre
tout, des réalisations industrielles libertaires n'ont pas manqué, qui, à
elles seules, auraient justifié une Révolution 11.
11
A Valence, les choses se passèrent de même pour l'industrie du bois. Dans la
métallurgie, on n'alla pas plus loin qu'à Barcelone pour les raisons
auparavant exposées.
En
ce qui concerne les syndicalisations, Alcoy nous paraît le cas le plus probant
et le plus plein d'enseignements. Deuxième de la province d'Alicante, cette
ville comptait, en 1936, 45.000 habitants. C'était un centre industriel et
commercial assez important. Le total des salariés de l'industrie s'élevait
à 20.000, proportion très élevée pour un pays où la population active
atteignait, à l'échelle nationale, de 33 à 35%. La production textile, qui
fournissait non seulement des tissus, mais aussi de la bonneterie et de la
lingerie, était la plus développée, et employait un assez grand nombre de
femmes. La fabrication de papier venait ensuite.
Notre
mouvement remontait aux origines du socialisme, à l'époque de la Première
Internationale. Il connut, comme il arriva partout, des périodes de calme, et
des répressions souvent très dures. Mais, à partir de 1919, l'organisation
des syndicats d'industrie lui insuffla une force nouvelle.
Les
groupes anarchistes furent ici nombreux, et surent, généralement, à la fois
lutter sur le terrain syndical, et poursuivre au sein des travailleurs (ils n'étaient
eux-mêmes composés que de travailleurs), une œuvre d'éducation
sociale dont les résultats sont maintenant visibles. Et c'est à Alcoy que,
sous la dictature de Primo de Rivera (1923-1930), parut pendant sept ans
le périodique libertaire Redención, d'une
tenue remarquable. A cette époque, et par la suite, cette ville était sans
doute celle qui comptait, proportionnellement à sa population, le plus grand
nombre de militants libertaires. Les jeunes y étaient très nombreux.
C'est
aussi pourquoi, lors de ma première visite, en février 1937, nos syndicats
totalisaient 17.000 adhérents, hommes et femmes. Ceux de l'Union générale
des travailleurs en totalisaient 3.000, y compris les fonctionnaires qui n'étaient
pas des révolutionnaires, et les petits commerçants antirévolutionnaires qui
cherchaient dans cette organisation une garantie de leur statut social.
Ces
mêmes hommes comptaient aussi sur l'appui des partis politiques naturellement
hostiles à ce que les nôtres pouvaient entreprendre. Mais les nôtres avaient
en main l'ensemble des activités essentielles à la vie sociale. Cela, grâce
à nos syndicats dont voici la liste: Alimentation, Imprimerie (papier et
carton); Bâtiment (y compris les architectes); Hygiène (médecine, services
sanitaires, pharmacie, coiffeurs, lavandières, balayeurs); Transports;
Spectacles; Industrie chimique (laboratoires, parfumerie, Savon, etc.); Petites
industries diverses (non précisées); Cuirs (peaux et chaussures); Textiles;
Industries du bois; Techniciens industriels; Commerçants ambulants; Professions
libérales (instituteurs, artistes, écrivains, etc.); Vêtement; Métallurgie;
Agriculture (basée sur les horticulteurs des environs).
La
conscience très nette de leur mission fit agir nos camarades avec précision et
rapidité. Alcoy n'est pas passé par les étapes trop souvent prolongées
ailleurs, des comites de contrôle cherchant leur voie, ni des comités de
gestion isolés qu'on a vus dans d'autres cas. Dès le premier moment, et très
rapidement, les syndicats prirent en main la direction de l'initiative révolutionnaire
qu'ils suscitaient, et cela dans toutes les industries sans exception.
Essayons
de suivre le développement de leurs réalisations.
Le
18 juillet, les rumeurs concernant une attaque immédiate du fascisme qui se
propageaient dans toute l'Espagne, circulaient aussi dans Alcoy. On
s'attendait à une attaque des militaires et des conservateurs appuyés par la
garde civile; nos forces se mobilisèrent pour y faire face, et prirent, dans la
rue, des dispositions de combat. Mais l'attaque ne se produisit pas. Alors,
nos forces, qui, par leur initiative débordaient les autorités locales, se
tournèrent vers elles et présentèrent quelques revendications en grande
partie motivées par le chômage de l'industrie textile (notre Syndicat
comptait alors 4.500 adhérents; il en comptera bientôt 6.500). Ces
revendications exigeaient, sans rompre l'unité antifasciste, l'aide aux
sans-travail, puis l'assurance maladie, enfin le contrôle ouvrier sur
les entreprises industrielles. L'assurance maladie fut accordée sans délai;
on accorda aussi, en principe, le paiement par les patrons d'un salaire aux
ouvriers en chomage, et aussi le contrôle ouvrier dans les ateliers et les
fabriques.
Mais
des difficultés nouvelles apparurent bientôt. Les patrons acceptaient bien que
les commissions ouvrières de contrôle examinent leurs livres où les opérations
d'achats, et de ventes, les bénéfices et pertes étaient sans doute
correctement consignés. Mais les ouvriers, et surtout leurs syndicats,
voulaient aller plus loin. Ils voulaient contrôler tout le mécanisme
capitaliste qui faisait se gripper absurdement la production alors qu'il y
avait tant de gens insuffisamment vêtus, et qui provoquait un chômage
inadmissible étant donné les besoins non satisfaits. Et très vite on arriva
à la conclusion qu'il fallait s'emparer de la direction des usines, et tout
transformer dans la société.
D'autre
part, le patronat déclara bientôt ne pas pouvoir payer les salaires aux chômeurs,
ce qui, en cette période de crise, était sans doute vrai. Une partie des
usines apparaissaient déficitaires à cause de la crise, et ne pouvaient pas même
payer les ouvriers en activité. Si bien qu'on en arriva à cette situation
saugrenue que les patrons demandèrent aux associations ouvrières de leur
fournir des fonds pour payer les chômeurs.
Alors,
le Syndicat des travailleurs de l'industrie textile, dont nous connaissons le
mieux l'histoire, nomma une commission qui étudia la situation et présenta
un rapport où elle concluait que l'industrie textile d'Alcoy se trouvait «dans
une situation de paralysie systématique, de faillite financière et de déficience
absolue du point de vue administratif et technique».
Ce
qui détermina l'étape décisive: sur la résolution du Syndicat, les
commissions de contrôle de l'industrie textile se transformèrent en comités
de gestion. Et le 14 septembre 1936, le Syndicat prit officiellement possession
de 41 fabriques de drap, 10 de filés, 8 de tricot et bonneterie, 4 de
teintures, 5 d'apprêts, 24 de bourre, ainsi que de 11 dépôts de chiffons.
Tous ces établissements constituaient l'ensemble de l'industrie textile
d'Alcoy.
Rien
ne restait en dehors du contrôle et de la direction syndicale. Mais il ne faut
pas imaginer que sous ce nom il ne s'agissait que de quelques comités supérieurs
et bureaucratiques décidant sans la consulter au nom de la masse syndiquée.
Ici aussi on pratique la démocratie libertaire. Comme dans tous les syndicats
de la C.N.T., il existe un double courant: d'une part, celui donné à la base
par la masse des syndiqués et les militants qui en font partie. D'autre part,
l'impulsion directrice venue d'en haut. De la circonference àu centre et du
centre á la circonference, comme
le demandait Proudhon, ou de bas en haut avant tout, comme le demandait
Bakounine.
Il
existe cinq grandes branches générales de travail et de travailleurs.
D'abord le tissage, qui emploie 2.336 ouvriers; puis les filés, avec 1.024
filandiers et filandières; puis vient la finition avec 1.158 spécialistes,
hommes et femmes; la fabrication de tricot et de bonneterie en emploie 1.360, et
le cardage 550.
A
la base, les travailleurs de ces cinq spécialités choisissent, dans les réunions
d'entreprises, le délégué les représentant pour intégrer les comités
d'entreprise. Puis on retrouve, par le truchement des délégations, ces cinq
branches de travail au Comité de direction du Syndicat. L'organisation générale
repose donc d'une part sur la division du travail, d'autre part sur la
structure synthétique industrielle.
Avant
l'expropriation, les comités d'entreprise ne se composaient que de représentants
des ouvriers manuels; on ajouta par la suite un délégue du personnel des
bureaux, et un autre des magasins et dépôts de matières premières. Le rôle
de ces comités consiste maintenant à diriger la production d'après les
instructions reçues, émanant des assemblées, à transmettre aux Comités et
sections responsables du Syndicat les rapports sur la marche du travail, à
faire connaître les besoins de nouveau matériel technique, et de matières
premières. Ils doivent aussi transmettre les factures importantes et payer
celles qui ne le sont pas.
Mais
les représentants de ces cinq branches de travail ne constituent que la moitié
du Comite directeur. L'autre moitié est constituée par la Commission de
contrôle nommée par le Comité syndical et par les représentants des sections
de fabrique.
La
commission technique est aussi divisée en cinq sections: administration,
ventes, achats, fabrication, assurances. On lui a adjoint un secrétaire général,
pour assurer une coordination qui s'imposait. Examinons rapidement le
fonctionnement de cette commission.
Choisi
parmi ceux que l'on considère les plus aptes pour assurer cette fonction, le
secrétaire surveille, et au besoin oriente, le travail général.
A
la tête de la section des ventes, on a placé un camarade dont la capacité est
reconnue pour cette tâche 1.
Il contrôle le travail de la section dont il est chargé; cette section reçoit
les commandes, ordonne les livraisons de marchandises aux divers magasins où
elles sont entreposées et méthodiquement classées. Quand un magasin a fait
une livraison, il le communique à la comptabilité pour qu'elle se charge
d'en assurer le paiement. D'autre part, la section des ventes communique à
celle de fabrication le genre et l'importance des articles vendus pour
qu'elle les remplace à temps. On connaît ainsi, au jour le jour, l'évolution
de toutes les réserves de l'industrie textile d'Alcoy.
1
N'oublions pas que nous sommes encore loin de la socialisation intégrale dans
l'ensemble du pays. Les pratiques commerciales subsistent, et bien des aspects du
capitalisme qu'il n'était pas en notre pouvoir de faire disparaître complètement.
L'emmagasinage
est aussi l'affaire de cette commission. Les magasins sont spécialisés dans
les différents articles (tricot, bonneterie, couvertures, pardessus, draps, étoffes
diverses, etc.).
Quand
les commandes sont payées au comptant, le chef de ventes les autorise
directement. S'il s'agit d'un client payant à crédit, il peut aussi en
autoriser la livraison, mais si un plus long délai de paiement est demandé, la
Commission doit en décider.
Tout
comme les autres, la section achats compte un camarade spécialement compétent,
professionnel spécialisé qui a aussi adhéré au Syndicat. Il est chargé
d'acheter la laine, le coton, le jute, la soie, la bourre, etc., selon les
besoins communiqués par les sections correspondantes. Quand il le faut, on
envoie d'autres techniciens spécialisés dans d'autres régions
d'Espagne, et même à l'étranger, avec laccord de la Commission technique.
Cette même Commission tient à jour le compte des réserves des magasins de
matières premières, enregistre les transferts d'un dépôt ou d'une
fabrique à l'autre. Il ne se déplace pas un kilo de ces éléments de
production sans que tout soit dûment enregistré.
Parce
qu'elle est la plus importante, et que ses tâches sont plus diversifiées, la
section fabrication est divisée en trois sous-sections: 1º
fabrication proprement dite; 2° organisation technique des fabriques et
entretien des machines; 3º
contrôle de la production, et statistiques.
La
première de ces sous-sections distribue le travail selon les moyens
techniques et la spécialisation des fabriques. Après avoir reçu les commandes
que la section ventes lui a transmises, et décidé quels ateliers et fabriques
devront y satisfaire, parce que possédant l'outillage le plus adéquat
- et naturellement la main-d'œuvre la mieux spécialisée -, elle
transmet les données nécessaires à la Commission d'achat pour que
celle-ci se procure, et assure les matières premières.
L'ensemble
du personnel de toute l'industrie est divisé en trois spécialités: les
travailleurs manuels, les dessinateurs et les techniciens. On ne distribue pas
les commandes et on ne demande pas le travail qu'elles impliquent sans
consulter auparavant les techniciens des fabriques elles-memes. On ne décide
pas d'en haut, sans s'informer en bas. Si, par exemple, on veut fabriquer un
tissu d'un genre déterminé, contenant plus de coton que de laine, ou de
laine que de coton, on convoque cinq mécaniciens parmi les mieux informés, et
l'on examine avec eux si les moyens techniques de production existent, où, et
dans quelle mesure on peut les employer. Quant aux travailleurs manuels, ils
accomplissent leur tâche aussi scrupuleusement que possible; ils participent
aux responsabilités à l'échelle de leur activité; s'il le faut, ils
informent les sections techniques, par l'intermédiaire du comité
d'entreprise, des difficultés qui surgissent dans l'accomplissement de leur
labeur.
Tous
les lundis, dans chaque fabrique, les dessinateurs, les techniciens, et les délégués
ouvriers se réunissent, examinent les livres et les comptes de l'entreprise,
le rendement du travail, la qualité de la production, l'état des commandes,
et enfin tout ce qui participe à l'effort commun. Ces réunions ne prennent
pas de décisions, mais leurs résultats sont transmis aux sections syndicales
correspondantes.
La
sous-section des machines a pour but de veiller à l'entretien des
instruments mécaniques de travail, et aux bâtiments dans lesquels ils sont
installés. Elle ordonne les réparations demandées par les comites
d'entreprise, mais doit consulter la Commission technique quand les frais dépassent
certain plafond.
La
sous-commission de contrôle de la fabrication et de la statistique établit
des rapports sur le bilan particulier de chaque fabrique ou atelier, sur le
rendement des matières premières, les essais d'utilisation nouvelle, les
problèmes particuliers par eux poses dans la distribution du travail et de la
main-d'œuvre, la consommation d'énergie, et tous les éléments
accessoires qui peuvent orienter l'ensemble de la production. Elle enregistre
aussi le transfert des machines d'une fabrique ou d'un atelier à l'autre.
La
sous-section d'administration est divisée en trois parties: caisse,
comptabilité, administration urbaine et industrielle.
La
Caisse est chargée des paiements se rapportant à l'industrie textile locale
dans son ensemble, sur l'autorisation du responsable des sections
correspondantes. Mais, d'autre part, celui-ci doit recevoir l'accord
des fabriques dont il s'occupe.
La
seconde section enregistre administrativement toutes les opérations d'achat,
vente, crédit, etc. Nous expliquerons plus loin ses méthodes de travail qui
nous permettront de mieux comprendre les améliorations apportées dans le système
comptable introduit à Alcoy par la révolution.
Enfin,
la sous-section d'administration urbaine et industrielle s'occupe du
paiement des contributions, et des loyers, et celle des assurances de tout ce
qui se rattache aux accidents et aux rapports permanents avec la Compagnie
mutuelle du Levant 2.
2
Ou «Mutua Levantina», créée par des libertaires, et dont il sera
question au chapitre «La socialisation de la médecine».
En
marge de ces cinq sections, ou sous-sections, on a organisé deux groupes
pour les archives: l'un, provisoire, l'autre, définitif. On y conserve non
seulement les actions des anciens propriétaires, le renoncement à leurs titres
signé au moment de l'expropriation, mais aussi tout ce qui se rapporte à
chacune des activités de l'industrie textile, tant dans le régime nouveau
que dans le régime ancien, y compris la marche du travail et des affaires dans
le régime capitaliste.
*
Nous
croyons nécessaire de traiter séparément de l'organisation de la
comptabilité. Celle-ci est intégralement, ou presque intégralement,
l'œuvre d'un républicain de gauche qui a adhéré à notre Syndicat, et
approuve les transformations réalisées. Ce camarade appliquait une methode non absolument nouvelle dans les pays d'organisation avancée,
mais inédite en Espagne. Son premier avantage était de faire avec
soixante-dix employés le travail qui, autrefois, demandait au moins un
comptable, et souvent deux, pour chacun des établissements (fabriques,
ateliers, dépôts de marchandises, etc., 103 en tout) existants. Et il me donna
des éléments de preuve.
Voici
le Grand livre d'une fabrique administrée selon la
méthode pratiquée dans tout Alcoy avant la révolution. Prenons une date quelconque et comptons les pages remplies ce jour-lá. Vingt-cinq? Nous ne nous souvenons pas trés bien, mais c'éait mortellement fastidieux et embrouillé. Par contre, dans le nouveau grand livre de la comptabilité de l'ndustrie textile, toutes les opérations étaient consignées sur une page et demie; on n'enregistrait que des résumés. Le détail était contenu dans les livres des treize sections diverses (caisse, banques, portefeuille, etc.).
Chaque
section enregistre, á l'nstant même, ce qui se rapporte á sa spécialité,
puis classe sur-le-champ la decumentation correspondante. Les comptes sont arrêtés
chaque jour á quatre heures, le résumé est inscrit dans le Grand livre.
De
plus, chaque section a ses fichiers par matiére, aux mains d'employés spécialisés.
On peut donc, á tout moment, réviser n'importe quel compte, en contrôler
tous les détails. On sait aussi, sur-le-champ, ce qu'un client doit, on connaît
le bilan d'une fabrique, aussi bien que les dépenses en essence de tel ou tel
représentant.
Dans
cette vaste organisation coordennée et rationalisée, le Syndicat est donc
l'rganisme directeur qui englobe tout. Les assemblées générales auxquelles
assistent ou peuvent assister tous les travailleurs sans exception jugent
l'activité de la Commission technique et des sections issues des comités
d'entreprise. C'est aussi le Syndicat qui assume la responsabilité
juridique et sociale tant de l'expropriation opérée que de la gestion générale.
C'est lui qui établit les rétributions et coordenne toutes les activités
sur le plan supérieur des intérêts collectifs.
*
Comme
nous le disions auparavant, les autres industries d'Alcoy sont organisées et gérées
de la même manière que l'industrie textile. L'organisation intégrale se
trouve aussi aux mains des Syndicats. Et le Syndicat est aux mains des
travailleurs qui participent effectivement á l'organisation de l'industrie
— et non seulement de la fabrique — et s'élèvnt au sens individuel des
responsabilités collectives.
On
travaillait ferme dans les ateliers métallurgiques que j'ai visités, eux
aussi organisés d'aprés les principes de la démocratie et du syndicalisme
libertaires. On avait même improvisé avec succès une industrie nouvelle exigée
par la guerre: celle des armements. Les progrés réalisés causèrent
l'admiration de certains visiteurs techniquement qualifiés, et le
gouvernement passa des, commandes pour l'armée qui faisait face á
l'attaque fasciste.
Par
contre, la fabrication de papier connaissait des difficultés causées pax la
diminution des réserves de matières premières. Une fois de plus on voit que,
si cette expérience avait eu lieu dans des circonstances plus favorables, les résultats
eussent été beaucoup plus heureux qu'ils ne le sont.
Toutefois,
la solidarité des organisations libertaires permet jusqu'ici au Syndicat de
l'imprimerie, du papier et du carton, de résister aux difficultés. En effet,
les seize autres Syndicats qui composent la Fédération locale d'Alcoy aident
matériellement, pécuniairement (puisque le signe monétaire a été conservé)
l'ndustrie déficitaire. On est au-dessus de l'esprit corporatif, même de
corporatisme syndicaliste étroit.
*
L'organisation
de la production était techniquement parfaite à Alcoy dans la période où je
l'ai étudiée, et comme il est arrivé généralement, le plus probable est
qu'elle n'a fait que se perfectionner par la suite. Le point faible était,
comme en d'autres endroits, l'organisation de la distribution. Sans
l'opposition des commerçants et des partis politiques, tous effrayés par la
menace de socialisation intégrale, et qui combattaient ce programme
«trop révolutionnaire»,
on aurait fait mieux. Cette opposition leur fit créer leur propre «comité de
contrôle»
antifasciste qui n'avait pas de rôle de combat á jouer, mais qui sous cette
apparence centralisait l'achat des denrées agricoles, payant leurs produits
meilleur marché aux paysans d'une part, et de l'autre protégeant la hausse
des prix et du coût de la vie.. Il n'était pas facile de s'imposer pour éviter
des frictions entre secteurs antifranquistes, et j'ignore si mes camarades
purent réagir efficacement par la suite. Car les politiciens socialistes, républicains,
communistes s'efforgaient d'empêcher notre triomphe, même en restaurant
l'ancien ordre des choses ou en maintenant ce qui en restait.
Il
n'empêche qu' á Alcoy, vingt mille travailleurs 3
administrent la production au moyen de leurs syndicats, et ont prouvé que
l'industrie travaille beaucoup plus
rentablement sans capitalistes, sans actionnaires el sans patrons dent lés
rivalités empéchent l'emploi rationnel du matériel technique, comme le désordre
de l'agriculture individuelle empêchait l'emploi rationnel des terres et
des moyens de production agraire.
3
Les 3.000 appartenant á l'U.G.T. ácceptèrent, même á regret, les
décisions majoritaires.
Devant
ces réalisations, le gouvernement n'a pu que s'incliner, et commander des
armes aux ateliers métallurgiques syndicalisées d'Alcoy, comme il a comrnandé
du drap pour habiller les soldats á l'industrie textile socialisée, et des
brodequins aux fabriques d'Elda, qui étaient aussi aux mains des libertaires,
dans la même province d'Alicante.
L'eau,
le gaz et l'é1ectricité
en Catalogne
Le
Syndicat des travailleurs, qui assura on Catalogne, dés le début de la Révolution,
la fourniture ou la production d'eau potable, du gaz et de l'électricité,
avait été fondé en. 1927, sous et malgré la dictature du général Primo de
Rivera. D'autres s'étaient constitués a travers l'Espagne, et la fédération
des mêmes industries apparut dans le canton de Barcelone. Puis étaient
apparues la Féderation régionale catalane, et enfin, unissant toutes les fédérations
régionales constituées on Espagne, la Fédération nationale dent le secrétariat
général so trouvait á Madrid.
Sans
deute cette structuration fut-elle facilitée, et suscitée par le caractère de
la production, surtout celle d'é1ectricité, presque toujours hydraulique 1
et basée sur l'exploitation des chutes d'eau descendant des Pyrénées, ou
de barrages se trouvant á de
longues distances - parfois á des centaines de kilomètres - des postes
transformateurs et des lieux de distribution.
1
Avant
1936, la production d'électricité s'é1evait, depuis plusieurs années et
pour toute l'Espagne, á environ 3.000 millions de kWh, presque toute
d'origine hydraulique. On construisit par la suite de nombreux barrages, mais
on s'apercut un peu tard qu'ils se remplissaient difficilement á plus du
tiers de leur capacité. Il fallut alors intensifier la production thermique.
A
l'échelle nationale, la masse des travailleurs adhéra trés vite. A
Barcelone, le Syndicat de la C.N.T. comptait normalement de 2.500 á 3.000 adhérents,
et 7.000 dans l'ensemble de la Catalogne. Puis, aprés le 19 juillet, dans la
nouvelle situation créée par la Révolution, ouvriers et techniciens réunis
atteignirent le chiffre de 8.000. De son côté, et toujours on Catalogne,
l'Union générale des travailleurs en atteignit un peu moins de la moitié.
Les
techniciens, semi-techniciens et cadres avaient constitué un Syndicat séparé,
indépendant des deux centrales ouvrières. Mais l'élan de solidarité jailli
de la Révolution les poussa vers, une union plus étroite avec les travailleurs
manuels, union nécessaire pour mieux assurer la production. Et une assemblée résolut,
par acclamation, de dissoudre le Syndicat séparé pour constituer la section
technique du Syndicat unique adhérant á la C.N.T. Postérieurement, les préférences
idéologiques entrant on jeu, cinquante de ces techniciens quitterent la C.N.T.
pour constituer une section adhérent A l'U.G.T.
Les
directeurs des centrales électriques, qui gagnaient jusqu'á 33.000 pesetas
par mois, tandis que les ouvriers on gagnaient moins de 250, étaient pour la
plupart des étrangers. Ils requrent de leurs consuls l'ordre de rentrer dans
lour pays. Cependant, grâce aux efforts de tous les travailleurs, et malgré le
manque de certains éléments techniques de provenance internationale, l'eau,
le gaz et l'é1ectricité continuèrent d'etre fournis jusqu'á, nous
l'avons dit, la fin de la guerre civile et de la révolution espagnole. Seuls
les bombardements provoquèrent des interruptions partielles.
L'initiative
des premiers jours ne fut pas due seulement á notre Syndicat en tant
qu'organisme constitu'e. Comme pour les tramways et les chemins de fer, elle
partit de militants sachant prendre des responsabilités. Le jour même de
l'insurrection fasciste, c'est-á-dire le 19 juillet, une poignée d'entre
eux se réunissaient pour assurer la continuité de ces services publics. Immédiatement
des comités d'entreprise furent constitués, ainsi qu'un comité central de
liaison entre les deux organisations syndicales. Par la suite, ce comité
dirigea l'ensemble du travail et de la production pour les quatre provinces
catalanes (Barcelone, Tarragone, Lérida et Gérone).
La
prise de possession déffinitive n'eut lieu qu'á la fin du mois d'août.
Pendant la période de transition, on s'était contenté de continuer les
activités productrices de l'organisation capitaliste, sans encore arriver á
l'expropriation. Chacun des travailleurs restait á son poste comme autrefois;
les grandes Ucisions, qui impliquaient une prise en main de caractère
technico-administratif, furent prises par les assemblées-syndicales des deux
centrales ouvrières. Et, chose curieuse, que l'on constate du reste en
d'autres occasions, non seulement les Syndicats succédaient aux capitalistes
dans l'organisation du travail mais ils assumaient les responsabilites que
cerdeniers avaient auparavant contractées. C'est ainsi qu'ils prirent á
leur compte les engagements financiers et les dettes de leurs prédécesseurs,
et payèrent toutes les factures, sans doute pour ne pas faire de tort aux
travailleurs employés par les fournisseurs, et qui, eux aussi, héritaient de
la situation laissée par leurs employeurs.
Seules
furent annulées les obligations envers les bailleurs de fonds espagnols, en
leur majorité privilégiés - la petite épargne étant pour ainsi dire
inexistante en Espagne. L'argent dont on disposa permit de faire face á des nécessités
diverses.
Au
début 1937, le total des recettes avait diminué de 20 %. Peut-être un certain
nombre d'abonnés avait-il négligé de payer les factures, mais on trouvait
aussi une autre explication : le prix du kilowatt d'électricité avait été
abaissé, nous ne savons dans quelles proportions; celui du mètre cube d'eau
était passé de 0,70 et 0,80 et dans certains cas de 1,50 peseta au. tarif
uniforme de 0,40 peseta. Et l'on ne faisait plus payer le loyer des compteurs.
Naturellement,
l'attitude des travailleurs de l'U.G.T. fut combattue par les politiciens
qui sévissaient á la tête de la centrale réformiste. Mais leur opposition
obstinée ne put entamer la résolution des adhérents, et l'accord continua
de régner entre tous les travailleurs.
Le
système d'organisation mis en pratique facilita cette bonne entente. Il
partait du lieu du travail, de l'entreprise, et s'élevait jusqu'au
Syndicat. Voyons les choses de plus près.
Dans
l'entreprise même, le premier noyau est la spécialité de travail. Chaque spécialité
constitue une section dès lors qu'elle groupe, par usine, atelier ou
«btiment
» au moins 15 travailleurs. Quand elle ne les groupe pas, les
ouvriers de plusieurs spécialités collaborant entre elles s'assemblent
et constituent une section commune. Les sections sont plus ou moins nombreuses,
plus ou moins variées selon l'importance des usines ou des centrales. Chacune
nomme deux délégués que les assemblées choisissent : un de caractère
technique, qui devra fairedevra
faire partie du Comité de l'entreprise, un autre chargé de la direction du
travail de la section.
Le
« comité de bâtiment » (c'est ainsi quon l'appelle) vient ensuite. Il est
nommé par les commissions de sections, et se compose d'un technicien, d'un
ouvrier manuel et d'un administrateur. Quand on le croit nécessaire, on y
ajoute un quatrième membre pour que les deux centrales syndicales soient représentées
à égalite.
Le
délégué des travailleurs manuels doit résoudre, ou s'efforcer de résoudre,
les difficultés qui peuvent surgir entre diverses sections, celles qui
surgissent au sein des sections étant résolues par les intéressés eux-mêmes.
Il reçoit les suggestions des travailleurs des diverses spécialisations pour
la nomination ou le déplacement du personnel. Et les sections l'informent
quotidiennement de la marche du travail.
Il
sert aussi d'intermédiaire entre la base et le Conseil général d'industrie.
Il convoque périodiquement les sections aux réunions générales qui ont lieu
au Syndicat, ce qui resserre les liens entre les travailleurs des différentes
entreprises. Au cours de ces réunions on examine les propositions et les
initiatives susceptibles de perfectionner la technique du travail et la
production, d'améliorer la situation des travailleurs ou encore d'intéresser
l'organisation syndicale. Une copie des délibérations est remise au conseil
d'industrie. Notons que l'activite spécifique du délégué des
travailleurs manuels ne l'empêche pas d'exercer sa profession aux côtes de
ses camarades.
Le
délégué aux fonctions administratives contrôle l'arrivée et
l'emmagasinage des matériaux, enregistre les demandes, comptabilise les
fournitures et les réserves, veille au mouvement des dépenses et des recettes.
Il contrôle aussi la correspondance, et c'est sous sa responsabilité qu'est
rédige tout bilan ou tout compte rendu adressé au Conseil d'industrie.
Le
délégue aux fonctions techniques contrôle les activités correspondantes de
sa section, s'efforce d'augmenter le rendement du travail, d'alléger
l'effort humain, par des initiatives novatrices. Il contrôle la production
des centrales, l'état des réseaux, établit des statistiques et des
graphiques montrant l'évolution de la production.
Voyons
maintenant, d'un peu plus près, les conseils d'industrie au sommet de
l'organisation.
Il
y en a, naturellement, trois : un pour l'eau, un pour legaz, un pour l'électricité.
Chacun se compose de huit délégués : quatre pour I'U.G.T. et quatre pour la
C.N.T. La moitié de ces délégués est nommée par les assemblées générales
de syndicats
2. L'autre
moitié, par les délégues des sections techniques, en accord avec le comité
central. Cette dernière mesure a pour but d'assurer, dans la composition des
conseils d'industrie, la nomination d'hommes techniquement et
professionnellement capables, ce qui, me dit-on, n'a pas toujours lieu dans les
assemblées syndicales où les dons oratoires, les affinités idéologiques ou
personnelles peuvent reléguer au second rang les considérations plus nécessaires.
2
Etant donné la dispersion du personnel dans les unités de production à
travers la Catalogne, le problème se pose de la facon dont les assemblées générales
nomment ces délégués. Nous reconnaissons qu'il y a là une lacune dans les
renseignements que nous avons recueillis.
Tout
cela est coiffé par le Conseil général des trois industries, qui se compose
aussi de huit membres: comme auparavant, quare de chaque centrale syndicale. Ce
conseil coordonne l'activité des trois industries, harmonise la production et
la distribution des matières premières du point de vue régional, national et
international, modifie les prix, organise l'administration générale, enfin
prend et applique toutes les initiatives intéressant l'ensemble
des producteurs, de la production et des besoins. Cependant, il doit toujours
soumettre ses activités au contrôle des assemblées syndicales locales et régionales.
Examinons
maintenant les résultats de cette gestion ouvrière. Du point de vue technique
il convient de souligner certaines réalisations dont celle, primordiale et que
nous trouvons constamment, de la concentration et de la coordination. Toutes les
usines n'ont pas, il s'en faut de beaucoup, l'importance de celle de Tremp et
de Camarasa, qui sont les principales centrales alimentées par de grands
barrages. A part ces deux géantes, la plupart des 610 unités (comprenant les
transformateurs) éparpillées en Catalogne n'ont qu'un rendement médiocre ou
insignifiant; leur maintien en activité servait des intérêts privés, mais
bien peu l'intérêt général. Il était nécessaire de les relier, d'éliminer,
de réorganiser. Ce qui fut fait. Six mois après le début de la socialisation,
70 % des usines représentant 99 % de la production constituaient un ensemble
technique parfaitement homogene; et 31 %, qui ne représentaient que 1 % de
cette même production, étaient en marge.
Entre
autres choses, cela représentait une économie de main-d'oeuvre que l'on
employa à des améliorations et des innovations souvent importantes. Ainsi, 700
travailleurs ont construit, près de Flix, un barrage qui augmenta de 50.000 CV
le courant disponible.
La
production de gaz est économiquement moins importante, et je n'ai pas, a ce
sujet, recueilli de données comparables à celles recueillies pour l'électricité.
D'autant plus que le manque croissant de charbon, conséquence du blocus, ne
permettait pas d'entreprendre des améliorations dignes d'être enregistrées.
Notons seulement que sur vingt-sept usines, vingtdeux, les plus grandes,
synchroniserent immédiatement leur production, et la répartition des matières
premières.
Par
contre, l'eau, surtout l'eau potable dont la fourniture demandait une
organisation s'erieuse et coûteuse, généralement pour chaque locataire de
chaque immeuble, ne manqua jamais, même dans les villes bombardées. A
Barcelone, la fourniture quotidienne qui était de 140.000 m3 avant
la révolution s'éleva rapidement à 150.000 m3, et augmenta par la
suite. Toutefois, cette augmentation ne fut pas importante, car il n'était
pas facile, dans une région aussi accidentée, de procéder à de nouvelles
captations, toutes les sources étant déjà, depuis longtemps, mises à
contribution.
Les
tramways constituaient, à Barcelone, le moyen de transport le plus important.
Soixante lignes sillonnaient la ville, et desservaient les faubourgs et les
localités des alentours : Pueblo Nuevo, Horta, Sarria, Badalona, Sens,
Bonanova, Gracia, Casa Antunez, etc. La Compagnie générale des tramways, société
anonyme dont les capitaux étaient surtout belges, employait 7.000 salariés qui
non seulement conduisaient les voitures et encaissaient le prix des trajets,
mais aussi travaillaient dans les huit dépôts et dans les ateliers de réparation.
Sur
les sept mille, 6.500 environ étaient syndiqués à la C.N.T. où ils
composaient la section du Syndicat industriel des transports correspondant à
leur spécialisation. Les autres sections, beaucoup moins importantes, étaient
celles du métropolitain (deux lignes), celle des taxis, qui, par la suite, se
collectivisèrent pour
leur compte, celle des autobus, et enfin celle des deux lignes de funiculaires
de Montjuich et du Tibidabo
1.
1
Montagne s'élevant à 580 m, qui avec ses contreforts couverts de pinèdes,
domine Barcelone.
Les
combats de rues avaient paralysé tout le trafic, obstrué les chaussées par
des barricades dressées un peu partout, et dont souvent les tramways et les
autobus constituaient le matériau principal. Il fallait faire place nette,
laisser le chemin libre, remettre en route les moyens de transport indispensable
à la grande cité. Alors, la section syndicale des tramways chargea une
commission composée de sept camarades d'occuper les locaux administratifs,
tandis que d'autres inspectaient les voies et dressaient le tableau des déblaiements
nécessaires.
Devant
le local de la compagnie, la commission trouva un piquet de gardes civiles
chargé d'en interdire l'acces. Le sergent qui le commandait déclara avoir
ordre de ne laisser passer personne. Armés de fusils et grenades, et une partie
d'entre eux bien abrités dans le camion blindé qui servait à la compagnie
pour le transport des fonds, nos camarades menacèrent. Alors, le sergent
demanda par télephone à ses supérieurs l'autorisation de se retirer; elle
lui fut accordée.
Insistons
sur un petit détail qui ne manque pas de piquant. Tout le haut personnel étant
absent, la délégation syndicale ne trouva dans les bureaux que l'avocat
chargé de représenter la compagnie et de parlementer. Le camarade Sanchez,
militant de pointe, le plus actif et le plus éprouvé, connaissait bien ce
monsieur qui, deux ans auparavant, l'avait fait condamner à dix-sept ans de
prison lors d'une grève qui avait duré vingt-huit mois
2;
le défenseur des intérêts de la compagnie avait même requis contre lui 105
ans de la même peine!
2
Sanchez était sorti de prison, avec des milliers d'autres camarades, grâce à
l'amnistie accordée après les élections de février 1936.
Ce
monsieur le recut très aimablement, déclarant qu'il acceptait la situation
nouvelle, et même que, comme avocat, il se, mettait à la disposition des
travailleurs. Les camarades de Sanchez voulaient le fusiller sur place; ce
dernier s'y opposa. Il donna même au personnage lautorisation de se retirer. On
était vendredi, rendez-vous fut pris pour le lundi suivant. Mis en confiance,
l'homme demanda qu'on l'accompagnât jusqu'à son domicile, car il y avait
beaucoup de révolutionnaires armés dans les rues... On l'accompagna, mais le
lundi il ne se présenta pas. On ne le revit plus.
Le
comité des sept convoqua immédiatement les délégués des différentes
sections syndicales : usine électrique, câbles, réparations, trafic,
receveurs, magasins, comptabilité, bureaux et administration, etc. Une fois de
plus la synchronisation du Syndicat d'industrie jouait merveilleusement. Et,
à l'unanimité, on décida de remettre sans attendre les tramways en marche.
Le
jour suivant on convoqua par radio - comme le Syndicat de la métallurgie avait
fait pour ses adhérents - les travailleurs manuels et les techniciens.
L'immense majorité accourut : seuls manquèrent quelques fascistes. Tous les
ingénieurs se mirent aux ordres du Syndicat, y compris un ancien colonel, que
sa sympathie active pour les ouvriers avait fait rétrograder de chef de la
section du trafic et directeur du métropolitain à la section des archives.
Et
cinq jours après la fin des combats, sept cents tramways, au lieu de six cents,
tous peints aux couleurs rouge et noire de la F.A.I. tranchant en diagonale
3
, circulaient dans Barcelone. On en avait augmenté le nombre pour
supprimer les remorques qui causaient de nombreux accidents. Il avait fallu pour
cela réparer, en travaillant jour et nuit, et dans un enthousiasme général,
une centaine de voitures mises au rancart parce que jugées inutilisables.
3
Les couleurs rouge et noire étaient celles de la C.N.T. et de la F.A.I.
Naturellement,
les choses purent s'organiser si vite et si bien parce que les hommes étaient
bien organisés eux-mêmes. On retrouve donc ici un ensemble de sections
constituées par métiers et mises sur la base industrielle, selon
l'organisation du travail, de l'entreprise au Syndicat. Mécaniciens,
conducteurs réparateurs, menuisiers, etc., autant de groupements complémentaires
dépassant le simple cadre professionnel de la tradition, et réunis dans une
organisation unique.
Chaque
section comptait à sa tête un ingénieur nommé en accord avec les Syndicats,
et un représentant des ouvriers : on s'occupait ainsi du travail et des
travailleurs. Au-dessus, les délégués reunis constituaient le Comité général
local. Les sections se réunissaient séparément quand il s'agissait de leurs
activités spécifiques que lon pouvait considérer indépendamment; quand il s'agissait
de problèmes généraux, tous les travailleurs de tous les métiers tenaient
une assemblée générale. De la base au sommet, l'organisation était fédéraliste,
et l'on pratiquait ainsi non seulement une solidarité permanente dans les
activités matérielles, mais aussi une solidarité morale, qui rattachait
chacun à l'oeuvre d'ensemble, avec une vision supérieure des choses.
L'accord
était donc aussi permanent entre ingénieurs et ouvriers. Aucun ingénieur ne
pouvait prendre une initiative importante sans consulter le Comité local, non
seulement parce qu'il convenait que les responsabilites fussent partagées,
mais aussi parce que souvent, dans les problèmes pratiques, les travailleurs
manuels ont une expérience qui manque aux techniciens. Cela était compris par
les deux parties, et par la suite, très souvent quand le comité du Syndicat,
ou un délégué imaginait une initiative intéressante, on convoquait l'ingénieur
spécialisé pour le consulter; d'autres fois, c'était l'ingénieur qui
proposait l'examen d'une idée nouvelle. On convoquait alors des
travailleurs manuels. La collaboration était complète.
Mais
on ne se contenta pas de remettre, même en plus grand nombre, les tramways en
route; ni de les repeindre aux couleurs de la révolution. Les différentes
corporations décidèrent d'effectuer ce travail supplémentaire sans le
moindre sursalaire. L'élan créateur dominait. Dans les dépôts, il y avait
toujours vingt ou trente voitures qu'on révisait et enjolivait.
On
améliora aussi l'organisation technique et le fonctionnement du trafic;
l'importance des perfectionnements réalisés surprend. On commenca par éliminer
trois mille poteaux métalliques auxquels étaient suspendus les câbles électriques
fournissant le courant, qui gênaient le trafic et causaient de nombreux
accidents; on les remplaça par un système de suspension aérienne. Puis on
installa un nouveau procédé de signalisation et de sécurite consistant en un
aiguillage électrique et en disques automatiques. D'autre part, la compagnie
de Agua, Luz y Fuerza (Eau, Lumière et Energie) avait installé, en maints
endroits, et au beau milieu de la voie suivie par les tramways des cabines
transformatrices ou distributrices de courant, ce qui obligeait à des détours
et des bifurcations innombrables, souvent brusques (il n'y avait très souvent
qu'une seule voie montante et descendante), et provoquait aussi des accidents.
Cela durait depuis le début des installations, selon ce qu'avait été le
caprice des intérêts économiques ou politiques. Les camarades de l'Eau, du
Gaz et de l'Electricité installèrent ces cabines oú elles ne pouvaient pas
gêner, et l'on put redresser définitivement les voies des tramways.
On
reconstruisit aussi une partie des lignes endommagées, dont la n°
60, à double voie, qui fut entièrement refaite. Dans certains cas, on asphalta
la chaussée.
Ces
améliorations demandèrent un certain temps, et aussi des modifications de
l'infrastructure générale. Dés le début, les organisateurs, sans pour cela
oublier les intérêts des travailleurs de la vaste entreprise, s'occupèrent de
perfectionner l'outillage employé. En moins d'un an on comptait diverses
acquisitions remarquables : ce fut d'abord l'achat, en France, d'un tour
américain automatique, unique en Espagne, d'une valeur de 200.000 F, et
capable de faire à la fois sept pièces identiques.
On
acheta aussi deux fraiseuses ultra modernes, et des avertisseurs électriques
permettant de repérer à distance les avaries et les ruptures de câbles; des câbles
nouveaux remplacèrent ceux déjà vieillis. Et l'on se procura un four électrique
pour fondre des coussinets. Bien d'autre matériel technique fut ainsi acquis,
dont des appareils belges, à électrodes pour la soudure des rails, et qui coûtaient,
somme vraiment importante à l'époque, 250.000 francs.
Ainsi
outillés, on alla beaucoup plus loin dans l'esprit d'entreprise, et l'on
se mit même à construire des véhicules, dont deux modèles de funiculaires
pour la ligne de la Rebasada, qui montait au Tibidabo, et pour celle de
Montjuich
4. Les nouvelles voitures
pesaient 21 tonnes, tandis que les anciennes en pesaient 35, et transportaient
moins de voyageurs.
4
Colline
de Barcelone, dominée par un fort, où Francisco Ferrer fut fusillé
en 1909.
Auparavant,
on avait réorganisé les techniques de fourniture de courant, et réparé les
dynamos.
Voyons brièvement les résultats financiers de la nouvelle organisation. Des chiffres nous ont été fournis par les principaux réalisateurs de cette création révolutionnaire, nous avons pris les autres, publiés officiellement, dans la presse ouvrière de l'époque. Ils partent du mois de septembre 1936, date à laquelle la comptabilité avait été prise en main de facon à offrir des garanties sérieuses. C'est pourquoi les comparaisons que nous allons faire partent du même mois dans les années indiquées:
CHIFFRE TOTAL DE RECETTES |
Année 1935 |
Année 1936 |
(Pesetas) | (Pesetas) |
Septembre | 2.277.774,64 | 2.600.226,86 |
Octobre | 2.425.272,19 | 2.700.688,45 |
Novembre | 2.311.745,18 | 2.543.665,72 |
Décembre | 2.356.670,60 | 2.653.930,85 |
L'augmentation
était de 322.452,22 pesetas pour le premier de ces quatre mois, de 275.416,26
pesetas pour le deuxième, de 231.919,22 pesetas pour le troisième, de
297.260,25 pour le quatrième. La différence varie donc entre 12 et 15 %.
On
peut supposer qu'une telle augmentation s'explique par celle des prix du
transport. Eh bien, non, au contraire : des mesures furent prises pour abaisser
les tarifs d'ensemble. Ceux-ci variaient, selon les distances parcourues, de
0,10 à 0,40 peseta, et l'on établit un tarif uniforme de 0,20 peseta au bénéfice
principal des travailleurs qui, vivant souvent dans les quartiers extérieurs,
devaient précisément faire de longs trajets, et payer en proportion, surtout
pour les tarifs de nuit
5.
5
Les premières augmentations n'eurent lieu que vingt mois après le début de
la révolution. Elles furent rendues inévitables par la hausse des prix des matériaux
et du coût de la vie, qui entraînait la hausse des salaires.
Ces
réductions de tarifs auraient causé un déficit dans l'entreprise auparavant
existante, mais la suppression du profit capitaliste et des hautes rétributions
de la hiérarchie adnministrative et technicienne permit, au contraire,
d'obtenir des excédents.
Le
bilan général des services rendus est également positif. Pendant l'année
1936, le nombre de voyageurs transportés avait été de 183.543.516; pendant
l'année suivante il fut de 233.557.506. Différence en plus : 50.014.244.
Mais
le progrès ne s'arrête pas là. Le nombre de kilomètres parcourus augmenta
aussi. En l'année 1936, le total avait été de 21.649.459; en l'année
1937, en pleine situation nouvelle, il fut de 23.280.781. Augmentation de
1.640.244 km.
Reconnaissons
que ces chiffres s'expliquent en partie par le manque croissant d'essence
pour les véhicules à moteur, à conséquence du blocus des côtes espagnoles.
Toujours est-il que l'organisation nouvelle sut répondre, et au-delà, aux
besoins croissants de la population.
Pour
y parvenir, il ne fallut pas se contenter de continuer sur la lancée du
capitalisme : il fallut faire beaucoup plus. On l'a fait, même dans des
proportions qui dépassent ce que nous venons de résumer. Car, avant la Révolution,
les ateliers de l'Entreprise des Tramways de Barcelone, S.A., ne fabriquaient
que 2 % du matériel employe, et n'étaient, dans l'ensemble, que destinés
aux réparations les plus urgentes. Acharnée au travail, la section des
tramways du Syndicat ouvrier descommunications et des transports de Barcelone
reorganisa et perfectionna les ateliers où,
en un an, on fabriqua 98 % du matériel employé. En un an, la proportion fut inversée malgré une augmentation de
150 % des prix des matériaux se raréfiant sans cesse, ou venus de l'extérieur
dans des conditions souvent onéreuses.
Et
non seulement les travailleurs des tramways de Barcelone n'ont pas vécu sur
les réserves du capitalisme, comme le prétendent ou l'nsinuent les détracteurs
des collectivisations syndicales, ou syndicalisations, mais ils firent face à
certaines difficultés financières héritées du capitalisme, comrne le firent
le Syndicat de l'industrie textile d'Alcoy, et celui de la fabrication de
chaussures d'Elda. Le 20 juillet, en pleine bataille, il fallut payer pour
295.535,65 pesetas de salaires - le paiement s'effêctuait tous les dix jours.
Peu après, il fallait payer pour 1.272.528,18 pesetas de matériel auparavant
acheté par la compagnie. Ce qui fut fait. Et jusqu'à la fin de l'année
1936, on paya pour 2.056.206,01 pesetas de dépenses générales,
d'exploitation, 100.000 pesetas pour le service médical et les indemnités
d'accidents, 72.168,01 pesetas de primes pour l'économie de courant et de
matériel - pratique de l'ancienne compagnie; enfin, 20.445,90 pesetas pour
l'assurance du personnel 6.
6
Il faut ajouter les impôts, que payaient aussi les autres entreprises socialisées.
Le gouvernement central de Valence demanda 3 % sur les recettes brutes; mais le
gouvernement catalan, résidant à Barcelone, exigea ce qu'il obtenait
auparavant de la compagnie capitaliste étrangère : rien de moins que quatorze
impôts différents, qui faisaient au total 4 millions de pesetas. Le Syndicat
demanda une entrevue, et après une discussion serrée obtint un accord pour un
versement forfaitaire de 1.500.000 pesetas.
Rien
n'a éte négligé. Certes nous ne sommes pas encore devant la socialisation
intégrale et intégralement humaniste des collectivités agraires, avec
l'application du principe « à chacun selon ses besoins». Mais répétons
inlassablement que dans les villes le régime republicain avec les institutions
d'Etat n'avait pas été et ne pouvait pas être aboli; qu'une bonne partie
de la bourgeoisie et des courants politiques traditionnels existaient toujours,
que le commerce n'avait pu être socialisé. Il était fatal que les réalisations,
même les Plus audacieuses, s'en ressentissent. Toutefois, ce qui fut fait
dans les socialisations syndicales était déjà énorme.
Car
l'esprit des travailleurs de Barcelone, et d'autres villes comme Valence, était
probablement, au monde, le plus apte à instaurer l'égalité économique et
la pratique de l'entraide. C'est ainsi que, soit pour les aider à faire
face à des difficultés momentanées, soit pour contribuer à leur développement,
la section des tramways de Barcelone aida financièrement les autres sections
des transports urbains. Les autobus recurent 865.212 pesetas, les funiculaires
du Tibidabo et de Montjuich, 75.000, les transports du port de Barcelone
100.000, et l'entreprise du métropolitain 400.000. Et le 31 décembre 1936,
les tramways de Barcelone avaient en caisse 3.313.584,70 pesetas.
Fait
curieux : non seulement les prolétaires libertaires espagnols acceptèrent de
payer aux fournisseurs de la compagnie les dettes que celle-ci avait contractées,
mais ils voulurent traiter avec les actionnaires. Ceux-ci devaient être assez
nombreux, le capital se composant de 250.000 actions de 500 pesetas, mais
probablement résidaient-ils surtout à l'étranger. Nos camarades convoquèrent
par la presse et voie d'affiches les porteurs de titres à une assemblée générale.
Il ne se présenta qu'une femme d'un certain âge, propriétaire de 225
actions. Nullement effrayée par les événements, elle déclara remettre la
gestion de son petit capital au Syndicat ouvrier avec lequel elle maintiendrait
dorénavant des rapports confiants. Nous ignorons quel fut par la suite le
caractère de ces rapports, mais si cette femme ne disposait pas d'autres
ressources, nous serions étonné qu'on l'ait entièrement privée de moyens
d'existence. Cette inhumanité n'était pas habituelle chez nos camarades.
*
Il
nous reste à voir quelle partie des bénéfices alla aux travailleurs des
tramways. Au moment de l'insurrection fasciste, les manoeuvres (peones)
gagnaient de 8 à 9 pesetas par jour, les agents du trafic gagnaient 10 pesetas,
les chauffeurs de camions et les ouvriers qualifiés des ateliers (tourneurs,
ajusteurs, etc.), 12 pesetas. Tous les salaires furent réajustés avec une différence
minime : 15 pesetas pour les manoeuvres et 16 pesetas pour les ouvriers qualifiés.
On s'approchait de l'égalité de base absolue.
Mais
d'autres améliorations de la condition des travailleurs méritent d'être
retenues. D'abord, on installa des lavabos dans les dépôts et les ateliers,
ce qui navait jamais été fait. On installa aussi des douches (n'oublions pas
que nous étions en 1936) dans tous les lieux de travail collectif. On désinfecta
les tramways une fois par semaine. Puis on organisa un service sanitaire dont
nous pouvons sans doute tirer quelques enseignements.
Ce
service sanitaire reposait sur la division de Barcelone et des quartiers
environnants en trente secteurs. Chacun de ces secteurs était à la charge d'un
médecin paye par le Syndicat des Tramways de Barcelone. Les médecins ne
soignaient pas seulement les travailleurs employés, mais également leur
famille. Un service d'assistance a domicile fut aussi constitué, dont les
membres soignaient les malades, et leur apportaient des secours de caractére
humain, des conseils, un soutien moral, toutes choses souvent plus nécessaires
que la médecine même. En même temps, on vérifiait et contrôlait la véracité
des déclarations de maladies et des malaises passagers afin d'éviter les
abus-on n'avait pas encore atteint la perfection humaine. Si l'on en
découvrait - le cas était assez rare, car l'esprit n'était plus le même
que sous le capitalisme - le Syndicat prenait des mesures allant jusqu'à la
suppression d'une semaine de salaire. Normalement, le malade touchait son
salaire entier 7.
7
La discipline du travail pour laquelle l'ordre social nouveau se montrait généralement
plus strict parce qu'on voulait ne pas échouer, mais prouverune supériorité
de capacité administrative et de rendement, apparaissait aussi, au Syndicat des
tramways, dont les décisions étaient toujours prises dans les assemblées générales,
dans les cas d'ivresse, très rares et qui répugnent si profondément à l'Espagnol.
La mesure prise consista en la suspension du travail et en la remise de la paye
à l'épouse, pendant plusieurs semaines, ce qui donnait à cette dernière l'occasion
d'exercer ses droits à l'administration du foyer.
A
cette organisation générale des soins à domicile fut ajoutée l'utilisation
d'une très belle clinique qui, jusqu'alors n'avait été qu'au service des
riches. A part le confort de l'installation qui faisait un contraste plus
qu'appréciable avec les hôpitaux traditionnels de Barcelone, on repeignit
les murs à la laque, on décora, on agrémenta de postes de radio, des soins
correspondants à des branches particulières de la médecine furent assurés
par un spécialiste en gynécologie, un spécialiste des voies digestives et un
spécialiste de chirurgie générale, tous trois travaillant au service du
Syndicat.
La
discipline spontanée, la moralité des travailleurs étaient reconnues de tous.
Il y avait adhésion, participation à l'oeuvre commune, et même on aiguisait
l'imagination pour trouver des améliorations techniques, de nouveaux modes de
travail. Ainsi furent installées des «boîtes à idées » appelées «
buzones », (boîtes aux lettres) dans les différents ateliers, où celui qui
envisageait une initiative la proposait par écrit.
Cette
participation dépassait même le cadre de l'entreprise et du Syndicat. Parce
qu'ils étaient bien outillés, les ateliers produisaient des fusées et des
obusiers pour les combattants du front d'Aragon. Les travailleurs faisaient
gratuitement des heures supplémentaires, et même venaient le dimanche apporter
leur effort à la lutte commune, sans rétribution.
Pour
en finir avec cet aspect des choses, il ne sera pas inutile de souligner que
l'honnêteté était générale. Non qu'il n'y ait pas eu quelques cas
d'indélicatesse, mais en trois ans ils se réduisirent à six larcins qui ne
mériteraient pas même la peine d'être mentionnés si nous ne voulions pas
paraître escamoter ce qui est déplaisant. Le cas le plus grave fut
celui-ci : un ouvrier emportait de temps en temps de petites quantités de
cuivre qu'il revendait quand il atteignait le kilo. On le renvoya, mais comme
sa femme vint dire au Comité d'entreprise qu'elle avait un enfant, et que
celui-ci allait en souffrir, on lui paya trois ou quatre semaines de
salaire, et on changea son mari d'atelier.
SHEMA DE LÓRGANISATION DU RESEAU CATALAN
DE LA COMPAGNIE MADRID-SARAGOSSE-ALICANTE
Et projet d´organisation de tous
les chemins de fer de la Catalogne
Il
y eut, pendant la révolution espagnole, particulièrement en Catalogne, un
effort de coordination des moyens de transport terrestres et maritimes que les
difficultes croissantes causées par la guerre qui absorbait une somme elle
aussi croissante d'énergie humaine, mécanique et thermique, empêchèrent
sans aucun doute de mener à bien, mais qui, dans ce qui a été fait, mérite
d'être signalé. Nous le verrons dans la description de l'organisation du réseau
ferroviaire de Madrid—Saragosse-Alicante, que nous avons pu étudier, et qui
nous aidera á comprendre comment fonctionna l'ensemble des chemins de fer de
l'Espagne antifasciste quand les travailleurs en furent responsables.
Il
existait en Espagne deux grandes associations de cheminots : le Syndicat
national des chemins de fer, qui faisait partie de l'Union générale des
travailleurs, et la Fédération nationale des industries ferroviaires, qui
faisait partie de la Confédération nationale du travail. En juillet 1936, la
première de ces deux organisations groupait, à l'échelle nationale, le plus
grand nombre d'adhérents, mais la différence n'était plus très grande dans
les derniers temps, et notre Féderation voyait ses effectifs grossir
continuellement. En Catalogne, nous étions les plus nombreux.
Après
que les forces militaro-fascistes furent battues dans les rues de
Barcelone, obligées de se retirer dans les casernes et de se laisser désarmer,
nos camarades cheminots ne perdirent pas leur temps a danser dans la rue pour
fêter la victoire. Le 20 juillet, ils convoquèrent le haut personnel pour le
licencier. Le 21 juillet, ceux qui assumaient la responsabilité de la remise en
marche des trains, indispensable pour assurer le contact avec les autres régions,
ravitailler la ville et envoyer au front d'Aragon les milices improvisées,
contrôlaient sans attendre les voies ferrées. Et le même jour, le premier
train chargé de combattants faisait son premier voyage sous contrôle révolutionnaire.
Les
techniciens écartés furent remplacés par des militants ouvriers qui n'avaient
certes pas la haute formation spécialisée de ceux dont ils prenaient la place,
mais qui, avec l'appui de la base qui les avait nommés, pourraient faire
correctement leur travail. C'était l'essentiel.
Le
réseau exproprié comprenait 123 gares, grandes et petites, groupées enneuf
secteurs. Le personnel administratif resta à son poste et continua de
travailler. Les cheminots firent de même. L'accord fut complet, et
l'expropriation acceptée avec un haut esprit de responsabilite. En quelques
jours la circulation était redevenue normale.
Tout
cela avait été réalisé sur la seule initiative du Syndicat et des militants
de la C.N.T. Ceux de l'U.G.T., où dominait le personnel administratif, étaient
demeurés passifs, ne s'étant jamais trouvés en semblable situation. Habitués
à obéir aux ordres venus d'en haut, ils attendirent. Les ordres, ni les
contre-ordres ne venant pas, et nos camarades allant de l'avant, ils
suivirent le courant puissant qui entraînait le plus grand nombre.
Aussi,
cinq jours après le triomphe de. la révolution, quatre jours apres la prise de
possession des chemins de fer par les syndiqués de la C.N.T., une délégation
ugétiste vint-elle demander de faire partie du Comité central révolutionnaire
que composaient six de nos militants. On réorganisa donc le Comité, qui fut
composé de huit membres. Quoique moins nombreuse, et nulle au point de vue révolutionnaire,
la section réformiste fut, par tolérance et volonté de fraternité, placée
à égalité quant au nombre de délégués la représentant : il y en eut
quatre de chaque côté.
Mais
ce nombre apparut bientôt insuffisant. Les sections techniques s'organisant, on
s'aperçut qu'il en fallait dix, plus un président et un directeur général,
Au total, douze délégués, six pour chaque mouvement syndical. On comptait
ainsi, répondant aux activités diverses, la division Exploitation, puis la
division commerce, services électriques, comptabilité et trésorerie, services
de traction, dépôts d'approvisionnements divers, organisation sanitaire,
voies et travaux, contentieux, enfin contrôle et statistiques.
Des
le début, ces divisions ne furent pas dirigées de haut en bas, selon un système
étatiste et centralisé. Le Comité révolutionnaire n'eut pas de telles
attributions. On restructura de bas en haut; dans chacune des sections et
sous-sections, un Comité d'organisation chargé de la responsabilité du
travail avait été formé. Ce Comité disparut assez vite, car il n'était
pas nécessaire de mobiliser plusieurs personnes pour accomplir ces fonctions;
il ne resta donc, dans chaque section et soussection., qu'un délégué
choisi par la réunion des travailleurs des gares dans les petites villes, dans
les villages, ou dans les villes importantes.
On
établit des normes d'organisation, d'initiative et de contrôle.
Maintenant, l'ensemble des travailleurs de chaque localité se réunit deux
fois par mois pour examiner tout ce qui se rapporte au travail. Parallèlement,
les militants animateurs se réunissent une fois par semaine. Puis l'assemblée
générale locale nomme un Comité qui dirige l'activité générale dans
chaque gare et ses dépendances. Dans les réunions périodiques, la gestion de
ce Comite, dont les membres travaillent, est soumise, apres information et
examen où tous les assistants peuvent intervenir, à l'approbation ou la désapprobation
des travailleurs.
L'impulsion
a conserve son caractère nettement fédéraliste. On ne peut dire que la
direction ait été imprimée par le Comité révolutionnaire central de
Barcelone. Tout simplement, le travail a continue partout, comme avant la 19
juillet. Les membres du Comité de Barcelone se contentent de surveiller
l'activité générale et de coordonner celle des différentes lignes qui
composent le réseau. Ils relient lentement les diverses parties de
l'organisme et préparent une meilleure gestion pour demain.
L'important
est que, comme dans les usines et les fabriques, même encore imparfaitement
socialisées, sans actionnaires, sans ingénieurs, sans la hiérarchie
habituelle, les trains ont continue de circuler, les gares d'être desservies,
les voyageurs et les marchandises d'être transportes, les régions hier
ravitaillées, d'être ravitaillées aujourd'hui.
On
alla même, par amour propre révolutionnaire, jusqu'á faire circuler un plus
grand nombre de trains que d'habitude, ce qui, comme on le verra, fut une
erreur dont on se rendit compte par la suite.
Dès
après le 19 juillet, il circulait 292 trains par jour, sur la totalité du réseau.
En octobre de la même année, il en circulait 213. Réduction qui s'explique en
partie par la diminution du tonnage transporté, et du nombre de voyageurs, par
l'interruption des relations avec l'Aragon, et au-delà de l'Aragon
avec la partie de la Castille occupée par les fascistes, et que traversaient
auparavant des convois allant à Madrid ou en venant. En octobre 1935, on avait
enregistré 28.801 wagons; en octobre 1936, a conséquence des événements qui
bouleversaient tout, on n'en enregistrait que 17.740; mais en décembre
suivant, le total était remonte à 21.470. L'écart serait beaucoup moindre
si l'Espagne n'était pas coupée en deux.
Malgré
tout, de tels chiffres nous font comprendre l'importance des activités
ferroviaires du seul réseau dont nous nous occupons. Mais encore ne
donnent-ils qu'une impression insuffisante. Ce qui semblera plus évident,
si l'on sait que les dix sections spécialisées d'administration que nous
avons énumerées auparavant se subdivisent à leur tour en soussections
techniques. Par exemple, le service d'exploitation comprend la regulation
horaire des trains, la circulation générale, la distribution du matériel
ferroviaire, le trafic des marchandises et les services de toutes les gares.
L'organisation générale est donc plus complexe que ce qu'on pouvait, à
première vue, supposer.
Nous
avons dit que ce fut une erreur que vouloir faire circuler immédiatement le
plus grand nombre possible de trains. D'abord, parce qu'il fallait économiser
un charbon venant des Asturies cernées et assiégées par Franco, et
d'Angleterre,
qui, nos ports étant bloqués par la marine de guerre ennemie, ne courait pas
les risques de faire couler ses bateaux. Une autre faiblesse technique apparut
bientôt ; 25 % des chaudières des locomotives se trouvaient hors de service au
moment de la prise de possession révolutionnaire. Or, les tuberies se
fabriquaient dans le Pays Basque, lui aussi assiégé par les forces
franquistes, et où tous les hommes étaient mobilisés pour la lutte armée.
Le rationnement s'imposait donc pour les moyens de transport comme pour la
consommation générale. On le comprit un peu tard.
Le
problème de la rétribution des travailleurs fut posé d'autant plus que les
salaires allaient de 2,50 pesetas par jour pour les femmes employées comme
gardes-barrières, et cinq pesetas pour les cheminots faisant un travail
non spécialisé, aux émoluments princiers des ingénieurs en chef. La rétribution
moyenne était de 6,50 pesetas; et a l'époque, selon les régions, le kilo de
côtelettes coûtait de quatre à six pesetas, On prit comme base trois cents
pesetas par mois, pour tous les salaires sans exception. Ceux qui dépassaient
cinq cents pesetas cas des ingénieurs nouvellement engagés-avaient été
exceptionnellement ramenés à cette limite, mais le manque de techniciens
qualifiés obligea à transiger, et, me disent mes camarades, en février 1937,
cinq ingénieurs étant entres à la direction, il fallut bien leur donner
satisfaction en les payant jusqu'à 750 pesetas par mois. C'est-à-dire 2,5
fois plus que les travailleurs de base
1.
Il y avait tout de même un long chemin parcouru par rapport aux injustices qui
régnaient dans le régime capitaliste.
1
En U.R.S.S. l'éventail allait et va de 1 à 18.
Mais
des difficultes assez inattendues, quoique non très surprenantes, ont surgi du
côté de l'Union générale des travailleurs dont les instances supérieures,
qui de Madrid avaient dû passer à Valence, apres avoir accepté en principe
(et sans doute pour ne pas se trouver hors de la famille ferroviaire), la
socialisation syndicale, changèrent d'avis et remplacèrent d'autorité les
representants de leur centrale qui faisaient partie du Comité ferroviaire de
Barcelone. Elles nommèrent à leur place des délégués de leur choix qui,
plus dociles, s'opposeraient à la socialisation entreprise, ou la
freineraient. Cela, sans avoir consulté les adhérents.
On
avait pourtant, au début, trouvé une solution intermédiaire, qui aurait pu
être généralisée. Dans le Centre et le Sud de l'Espagne, devant le départ
des hauts employés, administrateurs ou ingénieurs étrangers qui dirigeaient
les autres réseaux ferroviaires, l'Etat, incapable de rien faire par
lui-même, dut recourir aux organisations syndicales. Un « Comité
d'exploitation » fut organisé;, il etait composé de trois membres de la
C.N.T., trois de l'U.G.T., et trois représentants du gouvernement qui se
limitèrent à laisser aux délégués syndicaux le soin de tout remettre en
route et de tout contrôler. Mais à mesure que le succes des cheminots s'affirma
- toujours dans les régions du Sud-Est et du Centre -,
l'Etat, selon son habitude, renforca son contrôle et voulut s'emparer de
tout. La bureaucratie officielle s'imposait aux réalisations ouvrières, et les
Syndicats résistaient.
En
Catalogne, la même offensive était menée par le biais de l'U.G.T. dans
laquelle se concentraient de plus en plus les socialistes à l'esprit
bureaucratico-étatiste, et les communistes qui pour cacher leur jeu, s'appelaient
socialistes unifiés catalans. Aussi, nos camarades qui, malgré tout étaient
majoritaires, se méfiaient-ils des interventions de l'Etat, même sous
prétexte de simple information statistique, et ne laissaient-ils pas
contrôler leur administration sur le réseau Madrid-SaragosseAlicante.
Ce
n'est pourtant pas qu'ils ne pouvaient présenter leurs comptes qu'ils nous
ouvrirent largement dès le premier moment, et que nous allons résumer. Mais
auparavant nous devons enregistrer les modifications introduites dans le
fonctionnement des lignes catalanes qui, par la réduction du trafic et le
déséquilibre
traditionnel entre les recettes et les dépenses
2,
sont déficitaires. Il faut retenir que le réseau M.S.A., aide pécuniairement
le réseau du Nord, lui aussi éternellement déficitaire, rappelons-le,
car le chemin de fer revient, en Espagne, pays extrêmement montagneux, et au
trafic relativement peu important par la faible densité de sa population et le
moindre tonnage des marchandises transportées, trois fois plus cher au kilomètre
que dans un pays comme la France. A toutes ces causes de déficit, il faut
ajouter les dépenses provenant de la construction de 30 km de voies ferrées
dans une partie très mal desservie de la zone républicaine de l'Aragon.
2
Pour ces raisons, l'Etat espagnol assurait le paiement d'un intérêt fixe
aux capitaux étrangers investis dans les chemins de fer espagnols.
Jetons
donc un coup d'oeil sur la comptabilité du réseau dont nous avons entrepris
l'étude particulière. Au 19 juillet 1936, la compagnie avait en caisse
1.811.986 pesetas; en Banque, 2.322.401. Total : 4.134.387 pesetas; le
bureau central se trouvant à Madrid, les chefs retirèrent de la Banque
1.500.000 pesetas. Il restait, fin juillet, 2.634.787 pesetas. De plus, la
compagnie devait 1.000.000 de pesetas pour des factures de caractère divers. Et
il fallait aussi payer le personnel. Les travailleurs expropriateurs, qui acceptèrent
aussi le poids des dettes de la compagnie, se trouvèrent donc, en fin de
comptes, devant un déficit de 502.660 pesetas. D'autre part, tout le
transport vers la partie de l'Aragon qui était en notre pouvoir, c'est-à-dire
vers le front est-ouest, se faisait gratis. A tout cela il fallut ajouter
l'augmentation du prix du peu de charbon asturien qui pouvait difficilement
arriver aux ports méditerranéens, et qui de 45 pesetas la tonne en juillet
1936, passa à 67 pesetas, puis, en février 1937, à 150 pesetas; les difficultés
de transport par cabotage étaient devenues énormes, et allaient s'aggravant
3
en même temps que l'extraction diminuait.
3
Dans les deux ou trois mois de la guerre, les républicains furent maîtres de
la mer grâce à la supériorité du croiseur Jaime I, qui était en leurs
mains. Cela leur permit de continuer la navigation de cabotage, et n'oublions
pas que le plus grand nombre de villes importantes se trouvaient sur les côtes
de la péninsule ibérique. Mais quand les franquistes renversèrent la
situation, grâce au croiseur Canarias, le cabotage s'en ressentit et le
ravitaillement en charbon pour la région méditerranéenne finit par cesser.
Malgré
toutes ces difficultés, malgré une diminution gênerale du trafic qui faisait
baisser les recettes journalières d'une moyenne de 236.383 pesetas à 192.437
dans la deuxième quinzaine de janvier 1937, et bien que l'aide aux chemins de
fer du réseau Nord s'élevât à 26-27 %
4
des recettes totales, malgré, enfin, l'aide apportée à des lignes
secondaires et l'elévation des salaires, les tarifs de transport des
voyageurs n'avaient pas encore été élevés en mars 1937, c'est-à-dire
neuf mois après le début de la Révolution. Et il n'était pas question de
les augmenter. Pour faire face aux difficultés, on préparait une réorganisation
générale des moyens de transport.
4
Observons que la coordination des activités des deux réseaux au moyen d'un
comité de liaison résidant à Barcelone était permanente.
Il
a fallu que la révolution libertaire fasse irruption en Espagne pour que l'idée
de coordonner la production dans à peu près toutes les industries et les
services publics de toutes les localités se fasse jour. Naturellement, c'est
encore de la C.N.T. de
ses militants pleins
d'audace et d'imagination créatrice que vint l'initiative. Dans le cas
qui nous occupe, ils commencèrent par envisager une réorganisation technique
de l'ensemble des chemins de fer, et une synchronisation financière et économique.
Comme
pour la culture de la terre, ou la marche des ateliers, des fabriques et des
usines, la dispersion des forces représente une perte immense d'énergie, un
emploi irrationnel du travail humain, des machines et des matières premières,
une multiplication inutile d'efforts parallèles. C'est ce que Proudhon
d'abord, puis Marx, qui l'avait bien lu, avaient signale en montrant
l'avantage de la grande entreprise qui utilise le travail collectif et en bénéficie,
par rapport à la petite entreprise. Nos camarades n'avaient pas lu Marx, et
ne connaissaient guère toutes les théories proudhoniennes, mais le bon sens
les guidait. Ils élaborèrent donc un projet de réorganisation des chemins de
fer de Catalogne. J'ai eu ce projet en
main; ou plus exactement, ce plan, déjà accepté, et en voie d'application.
D'abord, il réunissait en une seule fédération d'exploitation ferroviaire
le réseau catalan de M.S.A., le réseau du Nord et le réseau catalan de lignes
secondaires. Chacun de ces réseaux constitue un secteur, et tous ces secteurs
sont unis localement et régionalement par des Comités de liaison.
«
Nous constituons, disent les auteurs dès la premiere ligne, le Comité central
régional qui regroupe toutes les voies ferrées de la Catalogne. » Puis
viennent les linéaments de la réorganisation révolutionnaire :
Les
grandes divisions sont au nombre de trois : trafic, services techniques,
administration (on suit ici le modèle du réseau
Madrid-Saragosse-Alicante).
La
section d'études et d'achats a pour but d'améliorer, par les innovations
apportées et l'introduction de matériel approprié, le service des chemins
de fer, ce qui permettra de prouver « a tout moment un sens élevé de la
capacité constructive de la nouvelle organisation du transport ferroviaire ».
Elle
doit acheter les matières premières, l'outillage, le combustible, les matériaux
de construction et de fabrication, etc. Elle fournit aux sections locales tous
ces éléments de travail et centralise toutes les statistiques sur l'activité
d'ensemble du réseau.
Le
service du trafic se divise en trois sections : exploitation, contrôle et
statistiques, commerce et réclamations.
La
première section s'occupe de tout ce qui se rapporte au personnel des gares, et
des dépôts, de l'organisation des trains, des horaires, des operations de
chargement et de déchargement, du transport et de la livraison des
marchandises, de la distribution et du mouvement des wagons, etc. Grâce à la
section commerciale, elle étudie les besoins du trafic, des voyageurs et des
marchandises, elle établit les itinéraires, organise les dépôts, les hôtels,
les transbordements, etc.
La
section de contrôle et de statistiques surveille le mouvement général, assume
tous les paiements, se charge de la distribution et de la vente des billets, établit
les comptes des réseaux selon leurs catégories, d'après les renseignements
fournis par les gares.
La
section commerciale et de réclamations établit les différents tarifs, tout en
s'efforçant de les simplifier; elle évite les concurrences du système
capitaliste, organise des services combinés oú tous les moyens de transport
terrestre, maritime et aérien seront coordonnés. Elle doit encore étudier la
législation étrangère, réviser celle de l'Espagne, modifier certains
accords maintenir des relations amicales avec les compagnies des autres pays,
appliquer toutes les nouvelles dispositions officielles, surtout celles
d'ordre fiscal - il faut payer les impôts à l'Etat -, s'occuper tres
particulièrement des transformations de caractère syndical, et enfin des réclamations
tendant à améliorer continuellement les services.
Les
services techniques constituent trois sections : matériel et traction, énergie,
voies ferrées et construction.
La
première s'occupe de la conservation du matériel, des dépôts de locomotives,
des réserves de wagons, des ateliers. La deuxième, de tout ce qui se rattache
à l'électricité et au charbon dans les réseaux, les gares, la traction,
le, téléphone, les signaux. La troisième, de la construction des voies ferrées,
des ponts, des tunnels, des magasins, des gares secondaires, etc.
La
division administrative auxiliaire se subdivise aussi en trois sections :
salubrité, comptabilité et trésorerie, ravitaillement.
La
première assure l'hygiène dans les moyens de transport, s'occupe des employés
blessés ou malades, des postes de secours établis dans les gares.
La
deuxième, où convergent toutes les ressources financières des chemins de fer,
recoit quotidiennement les recettes de toutes les gares; elle constitue le
centre de toutes les comptabilités particulières, et suit pas à pas le
rendement de chaque service.
La
section du ravitaillement doit fournir aux employés, et à prix coûtant, les
articles de consommation.
Les
divisions doivent avoir à leur tête un représentant de chaque réseau. Les
sections auront les techniciens nécessaires, qui dépendront du Comité central
dont ils pourraient faire partie comme conseillers. Les secrétaires des
divisions prendront part aux délibérations du Comité central, de facon que
celui-ci ne décidera rien sans connaître l'opinion des diverses
branches, lignes et réseaux.
Dans
l'organisation générale, le personnel n'appartiendra pas définitivement
à une section ou division particulière. Il devra accepter son déplacement
selon les besoins du travail.
Tous
les comités des divisions sont constitués par un nombre égal de camarades de
la C.N.T. et de l'U.G.T. Dans l'organisation générale du trafic les zones
de démarcation seront délimitées par un Comité spécial dont les membres,
représentant chaque service, travailleront comme leurs camarades-à
moins de cas exceptionnels et reconnus comme tels-et se réuniront après
leur service pour examiner les résultats obtenus. Nommés directement par leurs
camarades de zones, ou par le Comité central avec l'accord des zones
respectives, ils devront contrôler les activités générales et soumettre aux
Comités de division tement par leurs
camarades de zones, ou par le Comité central avec l'accord des zones
respectives, ils devront contrôler les activités générales et soumettre aux
Comités de division leurs observations et leurs initiatives. Chaque Comité de
démarcation choisira un responsable chargé de la fonction administrative du
bureau.
Dans
chaque dépendance, gare, atelier ou brigade, les travailleurs éliront
librement un délégué responsable de la direction et de la coordination des
services. Quand les sections le croiront nécessaires, elles formeront des comités
de contrôle. Dans les localités où il y aura plusieurs sections de réseaux
ou lignes diverses, un comité de liaison sera constitué.
Chaque
service, ou division, aura des délégués techniciens itinérants chargés
d'améliorer sans cesse le bon fonctionnement des chemins de fer.
Enfin,
on organisera des écoles professionnelles pour perfectionner les connaissances
administratives et techniques des travailleurs afin qu'ils ne continuent pas
d'être, comme jusqu'à maintenant, de simples rouages acéphales d'un mécanisme
dont la vie et le fonctionnement leur échappent.
*
L'idée
de la coordination de tous les moyens de transport naquit presque immédiatement
après la prise de possession des chemins de fer par les ouvriers. Nous en avons
la preuve dans une circulaire datée au 5 novembre 1936 - un mois et demi
après le début de la Révolution - et dont voici la teneur :
«La
profonde transformation économico-sociale qui se produit dans notre
pays nous oblige à ouvrir de nouvelles et larges voies a l'exploitation des
chemins de fer. Il nous faut donc multiplier des activités nouvelles et
recueillir à ces fins, dans toutes les zones ferroviaires, des éléments
d'appréciation qui nous permettront d'étudier le processus de la
production, et celui de la consommation, si intimement lies au chemin de fer. Il
s'en dégagera des bénéfices au profit de la population.
«Nous
demandons donc à tous nos camarades en général, et aux Comités des gares en
particulier, de repondre dans le plus bref délai aux questions suivantes :
1.
Quelles sont les localites
desservies par votre gare?
2.
Quelle est, dans votre région, la zone d'influence du chemin de fer?
3.
Quels sont les moyens de transport entre la gare et les villages situés dans le
perimètre de cette zone d'influence?
4.
Quelle est la production industrielle et agricole, et vers quels endroits sont
envoyes les excédents?
5.
Quels sont les moyens de transport les plus employes?
6.
Si ce transport n'est pas fait par chemin de fer, quelles en sont les causes, et quelles solutions apporter?
7.
Y a-t-il une coordination des services entre le rail et la route?
8.
S'il n'y en a pas, comment l'établir et quelle solution espérer? »
Ce
premier questionnaire fut suivi d'un autre, beaucoup plus complet et dont la
minutie étonne. Pour mieux faciliter sa diffusion, on parvint, non sans peine,
à le faire distribuer par le Service de Statistique et de Transports du
gouvernement de Catalogne.
Dans
ce nouveau document, on ne pose, en catalan, pas moins de cinquante sept
questions concernant le milieu géographique, les moyens de communications,
l'expédition et la réception des marchandises, l'importance et
l'emplacement des écoles, le nombre, la qualité, des taxis, des autobus, des
camions de transport, des autos, des bateaux s'il s'agit de localités
maritimes, et le degré de collectivisation de chaque branche de transport.
Enfin, des précisions sont demandées sur l'aspect syndical du problème.
Un
grand nombre de réponses arrivèrent. Elles furent classées dans deux
fichiers, l'un se rapportant exclusivement à la vie municipale, de chaque
localité où se trouve la gare; l'autre, à la sphère d'influence économique
et aux moyens de transport. Reproduisons le contenu de deux de ces fichesréponses
concernant la ville de Tarragone :
Première
fiche
1.
Tarragone est le chef-lieu de la province.
2.
Troisième région économique de la Catalogne.
3.
Canton de Tarragone.
4.
30.747 habitants.
5.
Gare du réseau de Madrid-Saragosse-Alicante.
6.
Port important.
7.
Très riche en architecture : cathédrale gothique, murailles romaines, portes
cyclopéennes, forum romain. Aux alentours, un arc romain et la tombe des
Scipions. Importantes découvertes dans les excavations de la fabrique de tabac.
Deuxième
fiche
1.
Constanti de la Canonja.
2.
Constanti de la Canonja.
3.
Transport par camions.
4.
On produit du tabac, du fer, du bois, du charbon végétal, du coke, du
linge, des étoffes, du vin, de l'huile, des céréales, de la farine, des
noisettes, des amandes, des légumes, et des fruits.
5.
L'excédent de la production est envoyé à Barcelone, et à d'autres
endroits de la Catalogne. Le vin, les noisettes et les amandes sont embarqués
à l'étranger, partie dans notre port, partie dans celui de Barcelone.
6.
Sur la route, on emploie plutôt le camion, tres peu de traction animale.
7.
Presque tout le transport se fait par camion parce que plus rapide, se prêtant
mieux à la livraison à domicile, et parce que les démarches pour
l'admission et la livraison des marchandises sont plus simples.
8.
Il serait peut-être possible d'établir la coordination du chemin de
fer et du camion sur la base d'une grande rapidité des transports.
Dans
les archives de l'administration du chemin de fer de
Madrid-Saragosse-Alicante, semblables renseignements intéressant
200 villes et villages ont été accumulés. On en attend d'autres.
On
fait même beaucoup plus. Par un effort méthodique on a établi le nombre exact
de lignes, de camions, d'autobus, de bateaux de cabotage existant dans toute
la Catalogne. On connaît le total des entreprises, le nom des propriétaires,
celui des voyageurs, et le tonnage des marchandises transportées. Tout a été
enregistré, relevé, tracé sur des cartes spéciales qui, en même temps
qu'elles servent pour préparer le nouvel ordre de choses, montrent
l'absurdité du système capitaliste.
En
effet, au long d'une ligne ferroviaire, tracée en noir, huit, dix, douze
lignes tracées en rouge représentent autant de sociétés et de lignes de
transport routier qui font concurrence au chemin de fer et se concurrencent
entre elles. C'est un foisonnement inutile, que l'on remarque surtout sur le
littoral méditerranéen, dans la province de Barcelone, très peuplée et très
riche.
En
échange, sur la carte des moyens de transport de la province de Lérida, à
l'intérieur de la Catalogne, figurent de grandes étendues, des cantons
entiers privés de communications régulières. Vastes zones qui, parce qu'elles
sont pauvres, sont condamnées à croupir dans l'isolement, l'ignorance et
la misère - bien qu'une amélioration des moyens de transport pourrait, comme
cela arrive fréquemment, favoriser tel ou tel développement de la production.
Et mes camarades, qui placent toujours l'intérêt de la société considérée
dans son ensemble au-dessus de l'égoïsme corporatif, ou d'une conception
syndîcaliste etroite, ont décidé qu'une partie des camions et des autobus en
surnombre dans la province de Barcelone seront envoyes dans la province de Lérida.
Au début, tout du moins, les lignes établies
seront déficitaires, mais les bénéfices obtenus par les lignes de la région baicelonaise permettront de compenser le déficit.
Ce qu'il faut, c'est assurer à tous les habitants de la Catalogne
maintenant, demain à tous ceux de l'Espagne, une même possibilité de
bien-être et de bonheur. N'est-ce pas ainsi qu'agissent les
Collectivités d'Aragon, du Levant, de Castille?
La
réorganisation générale s'étend aussi à la navigation.Tout n'est pas
encore fait, ni faisable dans ce domaine, étant donné la suprématie maritime
franquiste. Mais on a commencé. Voici de nouveau les cartes géographiques.
Sur l'une d'elles, deux lignes parallèles tracées en rouge se suivent,
l'une longeant la côte: c'est une compagnie de cabotage
Barcelone-Tarragone; l'autre, suivant sur terre la même côte, fait le même
trajet. C'est une ligne de chemin de fer. On a supprimé la ligne de cabotage.
Mais pour l'avenir, on rêve de coordonner le rail, la route et la navigation
maritime. Et l'on espère, pour plus tard, y ajouter les transports aériens :
coordination, toujours!
L'auteur
de ce livre est obligé de rappeler que, quoiqu'ayant suivi, jour par jour, à
certains moments heure par heure, et toujours passionnément les événements
sociaux qui agitèrent l'Espagne pendant les années 1924-1936, il ne vivait
pas dans ce pays durant cette période. Mais de loin, par ses écrits, son
apport continuel du point de vue théorique, économique et constructif, il
prenait une part active aux événements qui s'y produisaient. Comme dans son
observation des faits marquant l'évolution de l'Europe et des autres
nations européennes, il avait, d'Amérique du Sud, une vue panoramique qui
lui permit peut-être de mieux comprendre certains processus d'ensemble mais
qui l'empêcha de pénétrer à fond des détails importants. Du reste, eût-il
résidé en Espagne comme il l'avait fait pendant les années 1915-1924, cette
étude des détails aurait été impossible, telles furent auparavant les
circonstances de sa vie. Seuls des spécialistes disposant de moyens adéquats,
et surtout de calme, ainsi que de temps nécessaire auraient pu enregistrer le
foisonnement de luttes, d'initiatives, d'organisations créatrices locales
auxquelles donna lieu le combat multiforme dans lequel il ne fut, pendant une
dizaine d'années, qu'un simple militant.
On
comprendra donc l'insuffisance des antécédents historiques qui expliquent,
du moins en partie, la vaste entreprise de socialisation de la médecine et des
institutions sanitaires réalisée en 1936-1939. Mais si, comme on le verra, la
Fédération nationale des services sanitaires, section de la C.N.T., put
compter, dès 1937, 40.000 adhérents, il va de soi que de tels effectifs
n'auraient pas été aussi rapidement reunis sans que de nombreux jalons
eussent été auparavant poses.
Certains
précédents expliquent aussi, toujours en partie, la poussée créatrice qui va
se produire. On trouvait des médecins parmi les meilleurs militants libertaires
espagnols. Tel le docteur Pedro Vallina, figure d'apôtre et combattant héroïque
1, qui joua un rôle si important
dans les luttes sociales de. l'Andalousie; tel le docteur Isaac Puente, de
loin son cadet, qui fut une des personnalités les plus marquantes apparues dans
le mouvement libertaire pendant les années qui suivirent l'établissement de
la deuxième République; telle encore la doctoresse Amparo Poch y Gascon, la
femme la plus cultivée de ce mouvement, tel le docteur Roberto Remartinez, au
savoir encyclopédique, et Félix Marti Ibañez, brillant représentant de la
jeune génération de médecins-sociologues, humaniste, spécialiste des problèmes
sexuels et psychanalytiques, et excellent écrivain. A côté de ces médecins
les plus connus par leurs écrits et leur activité publique, le nombre était
élevé des autres, qui adhéraient aux conceptions constructives de l'idéal
libertaire, d'une civilisation nouvelle, d'une organisation plus rationnelle
et plus juste de la société. A l'échelle locale, ces hommes firent, souvent
en contact avec les Syndicats ouvriers, un excellent travail de solidarité
humaine. Nous avons, dans nos chapitres sur les Collectivités agraires, signalé
des cas de sociétés de secours mutuels fondées ou administrées par les
libertaires dans les villages ou de petites cités provinciales. La
collaboration désintéressée d'un ou deux médecins, parfois plus, leur était
souvent acquise. Quelquefois, cela allait même beaucoup plus loin. Ainsi, à
Valence, alors troisième ville d'Espagne, se trouvait le siège d'une «
Mutua levantina », ou Société de secours mutuels du Levant, fondée par des
libertaires que l'auteur a connus dans sa jeunesse, et qui réunissait de
nombreux médecins de diverses spécialités, des professionnels des différentes
activités sanitaires. Plus que d'une simple société de secours mutuels, il
s'agissait, au fond, d'une association de praticiens de la médecine qui
s'étendait sur la région entière du Levant et oú dominait l'esprit
d'entraide en ses implications les plus humaines 2.
1
Mort récemment en exil, au Mexique.
2
En 1970, cette Société continue d'exister malgré le franquisme, comme
continue d'exister la Verrerie coopérative de Mataro, en Catalogne, verrerie
fondée bien avant 1936, et dont l'animateur fut Juan Peyro, ministre de
l'industrie dans le gouvernement de Valence, que Hitler livra à Franco (il
s'était réfugié en France) et que ce dernier fit fusiller devant son refus
de prendre la tête des Syndicats phalangistes.
Quand
la guerre civile éclata, il n'y avait pas de Syndicat de médecins spécialement
organisé à Barcelone, mais un « Syndicat de professions libérales » avec
des sections diverses : journalistes, écrivains, professeurs, avocats, médecins.
Combien de ces derniers? Nous l'ignorons, mais leur nombre devait être assez
élevé, à juger par la rapidité des réalisations qui se firent jour, le
moment venu.
Il
est du reste remarquable qu'à plusieurs reprises l'offre fut faite à nos
camarades emprisonnés d'être mis en liberté s'ils acceptaient de prendre
la tête du syndicalisme « vertical » fasciste. Naturellement elle fut repoussée
et nos camarades restèrent dans les bagnes ou les prisons.
Deux
raisons l'expliquent. Tout d'abord, les problèmes sanitaires, les questions
d'hygiène sociale, la mortalité infantile, la lutte contre la tuberculose,
les maladies vénériennes et autres, étaient des sujets couramment traités
dans notre presse, particulièrement dans la revue libertaire Estudios
qui comme nous l'avons déjà dit, tirait jusqu'à 75.000 exemplaires
(dans un pays de 24 millions d'habitants, avec une moyenne d'au moins 40 %
d'illettrés, ne l'oublions pas). L'esprit de nombreux militants était
donc éveillé à ces problèmes 3.
Ensuite, la désorganisation des services sanitaires administrés par le
personnel religieux, qui apres le 19 juillet, disparut du jour au lendemain des
hospices, des dispensaires, et autres institutions de bienfaisance, fit
improviser de nouvelles méthodes d'organisation et fonder de nouveaux établissements
non seulement Pour continuer de donner aux malades, aux aveugles, aux infirmes,
les soins nécessités par eux, mais pour opérer, panser, soigner les blesses
de la guerre civile qui affluaient sans cesse.
3
Signalons en outre que de nombreuses conférences avaient, pendant des années,
été données par des médecins sympathisants dans les Centros Obreros (Centres
ouvriers) équivalant aux bourses du travail francaises, à l'architecture
moins imposante, mais à l'esprit plus militant.
L'initiative
individuelle et collective intervint donc; des demeures seigneuriales furent réquisitionnées
où l'on organisa des salles, on installa des lits, et non pas dans le désordre,
car la C.N.T. avait donné l'habitude de l'organisation, ce qui fut un
facteur essentiel dans de nombreux cas. Puis l'importance du problème
sanitaire apparut, dans toute son ampleur, et si vaste que la Fédération des
services correspondants figura très vite parmi les seize grandes divisions
organiques dans lesquelles l'ensemble de la vie du pays était divisé selon
un plan national peut-être excessivement organisateur.
C'est
ainsi qu'à Barcelone le Syndicat des services sanitaires apparut en septembre
1936.
Mais
avant d'aller plus loin, nous devons, par souci d'objectivité, mentionner
l'apparition, à la même époque, d'un élément nouveau dans cette vaste
improvisation. En ce mois de septembre 1936, devant l'exigence publique
d'une unification des forces antifranquistes, la C.N.T. décida, d'une
part, d'entrer au gouvernement national
présidé par le leader socialiste Largo Caballero, et d'autre part
- un peu avant même -d'entrer au gouvernement catalan. Parmi les
trois « conseillers catalans qu'elle nomma, l'un d'eux, Garcia Birlan, le
collaborateur le plus connu de la presse libertaire espagnole (sous le
pseudonyme de Dionisios) fut désigne pour occuper le ministère de la santé.
Il choisit ses collaborateurs parmi ses camarades d'idées, et c'est ainsi
que le docteur Félix Marti Ibañez, déjà nommé, fut nommé directeur général des services sanitaires et de l'assistance
sociale de Catalogne.
On
comprend qu'un gouvernement où étaient représentées les diverses
tendances politiques antifranquistes : républicains centralistes, (deux partis)
républicains fédéralistes, catalanistes de gauche, catalanistes de droite,
socialistes, communistes, trotskystes (ou trotskysants), du P.O.U.M. enfin
libertaires représentant la C.N.T., devait se préoccuper de la santé
publique. Il y eut donc un ministère correspondant. Mais il convient de
signaler que c'est à des libertaires qu'il s'adressa pour accomplir la
besogne nécessaire. Une étude approfondie montrerait que le cas s'est répété
très souvent. Aussi, toujours en Catalogne, l'oeuvre du ministère de
l'Instruction
publique fut accomplie, dans ses réalisations pratiques, et souvent très
belles, par des instituteurs et pédagogues militants libertaires de la C.N.T.
Ainsi, dans les Asturies, le contrôle des activités se rapportant à la pêche,
un des facteurs économiques les plus importants à l'époque, fut confié à
un organisme gouvernemental spécialement constitué, mais á son tour cet
organisme chargea les militants et les Syndicats de la C.N.T. de faire le
travail pratique.
Une
des raisons qui explique cette attitude officielle envers les services
sanitaires officiels fut aussi que la C.N.T. pouvait, grâce à son audience
dans les masses prolétariennes, et son esprit constructif et organisateur, être
un auxiliaire précieux, et même nécessaire, quoique le gouvernement, ou ce
qui en tenait lieu, avait l'avantage de disposer de ressources financières
que l'on n'avait pas du côté révolutionnaire.
La
conséquence de la situation créée en Catalogne fut que l'existence de ces
deux formes d'activité, à la fois divergentes et convergentes, allait
provoquer une rivalité fraternelle et inévitable. Nous en avons le témoignage
dans le livre intitulé Obra (Euvre) que le docteur Marti Ibañez publia en
novembre 1937. Dans ce livre, l'auteur, que les manceuvres staliniennes obligèrent
à quitter son poste, expose ce que ses collaborateurs et lui-même avaient réalisé.
Description enthousiaste, impressionnante, et convaincante. Son ministère fit
plus en dix mois, que n'avaient fait les autres ministères catalans en cinq
ans de république. Il est vrai que la situation revolutionnaire, et la
participation des militants cénétistes – qui réalisaient sur les deux
tableaux-permettaient d'accélérer la cadence des réalisations.
Nous
n'en sommes que plus intéressé à établir un parallèle entre l'action de
l'organisme gouvernemental et celle de l'organisme syndical, tous deux aux
mains de libertaires. A ce sujet, le docteur Marti Ibañez commence par rendre
hommage à l'élan créateur des, membres de la C.N.T., dont il était. Des le
premier jour du combat, dit-il, «nous, médecins de la C. N.T., avons constitué,
grâce à l'Organisation sanitaire ouvrière le premier contrôle sanitaire
qui fut aussi le premier effort de cohésion organique des services sanitaires
de Catalogne. Quand le moment sera venu, nous décrirons ces journées frénétiques
au cours desquelles le contrôle sanitaire de la C.N.T. improvisait, à une
vitesse vertigineuse, les solutions que réclamaient les innombrables problèmes
qui surgissaient sans discontinuer. »
Cette
activite «frénétique » de notre mouvement indépendant continua, et elle
explique le puissant démarrage du Syndicat constitué par la suite. Et que le
bilan des deux modes d'organisation soit tout en faveur de la création
directe, selon les principes de la C.N.T. Car, tout d'abord, comme nous
l'avons vu, c'est du mouvement syndical, des militants syndicaux, même si
l'organisation sanitaire spécifique n'était pas encore constituée, que
tout partit; en somme Garcia Birlan et Félix Marti Ibañez ne firent que transférer
au ministere de la Santé ce qui vivait déjà dans la pensée, dans l'âme
des utopistes impatients de changer l'utopie en réalité.
Puis,
en approfondissant un peu les choses, nous constatons, indépendamment des
avantages financiers dont put disposer le ministère, et de l'aide qu'il
recut de l'organisation syndicale grâce à la fraternité d'action des
militants se connaissant entre eux, et des industries apportant les éléments
techniques nécessaires, que les nouveaux hôpitaux placés sous l'égide de
caractère gouvernemental n'étaient que d'anciens établissements dont on
avait changé le nom, alors que ceux, beaucoup plus nombreux revendiqués par le
Syndicat furent, avec infiniment moins de moyens, créés de toutes pièces.
Nous
ne soulignons pas ces faits dans un but mesquin qui n'apparut pas du reste
dans l'esprit et les relations de nos camarades situés d'un côté et de
l'autre, mais pour que l'on comprenne mieux l'importance de l'oeuvre réalisée
par notre organisation syndicale. Revenons à ce sujet.
Nous
avons dit que le Syndicat des services sanitaires se constitua a Barcelone en
septembre 1936
4. Cinq mois plus
tard il comptait 1.020 médecins, de toutes spécialités; 3.206 infirmiers; 330
sages-femmes; 633 dentistes; 71 spécialistes en diathermie; 10 spécialistes
indéfinis; 153 herboristes; 203 stagiaires, 180 pharmaciens; 663
aides-pharmaciens; 335 préparateurs de matériel sanitaire, un certain nombre
de masseurs dont nous n'avons pas le chiffre exact, et 220 vétérinaires. En
tout, plus de 7.000 personnes organisées selon les normes libertaires et
industrielles des Syndicats de la C.N.T., de facon à integrer toutes les
activités concourant à une ceuvre d'ensemble et à harmoniser leurs différents
aspects.
5
4
Des
organismes semblables surgirent certainement à la même époque dans d'autres
villes d'Espagne - les chiffres du Congrès de Valence permettent de le
supposer. Mais l'auteur ne put mener son enquête plus à fond.
5
En
plus du nombre d'adhérents directs, il faut compter le concours apporté par
nombre de médecins, infirmiers, etc., qui ne crurent pas utile d'adhérer au
Syndicat.
Pour
mieux préciser la valeur de ces chiffres, signalons que la Catalogne comptait
alors 2.500.000 habitants.
Une
fois de plus s'amalgament le principe moral de la solidarite humaine et celui
de la coordination technique visant a la plus grande efficacité. Ce qui
s'explique d'autant mieux qu'il s'agit à la fois de faire face à une
situation passagère très grave, et aussi de réorganiser fondamentalement,
sous l'inspiration d'un grand but social, toute la pratique de la médecine
et des activités sanitaires.
Tâche
alors bien nécessaire en Espagne où sur 24 millions d'habitants il mourait
annuellement, pour des causes presque exclusivement sociales, 80.000 enfants de
moins d'un an; où, par exemple, dans le 5e arrondissement de
Barcelone, district spécifiquement ouvrier, le pourcentage de la mortalité
infantile générale était plus du double de celui enregistré dans le 4e
arrondissement, specifiquement bourgeois
6.
Les données démographiques de l'époque montrent que pour l'ensemble de la
population la mortalité atteignait à 18-19 pour 1000 : un des pourcentages les
plus élevés d'Europe, malgré la salubrite du climat.
6
Ces
différences n'étaient pas particulières à l'Espagne, mais elles y étaient
plus prononcées que dans d'autres pays, et poussaient davantage à changer l'état
de choses existant.
Aussi
nos camarades poserent-ils, dès le début, les bases d'une restructuration générale
des services sanitaires. Je n'ai pu savoir, en détail, compte tenu des
activités absorbantes des animateurs, comment fut réalisée cette oeuvre de
base, ni quelle en fut l'ampleur véritable. Je ne pourrai donc que la résumer
imparfaitement, montrer une partie des résultats atteints, résumer les plans
établis pour l'avenir au moment où je pus me livrer à cette étude,
enregistrer les données certaines que j'ai pu recueillir.
En
Catalogne, la région fut d'abord divisée en neuf grands secteurs
Barcelone, Tarragone, Lérida, Gérone
7,
Tortosa, Reus, Bergueda, Ripoll, et la zone pyreneenne quelque peu perdue dans
les montagnes. Puis, autour de ces neuf centres furent constitués 26 centres
secondaires répondant à la densité de la population et aux exigences de la
santé publique. En tout, 35 centres plus ou moins importants, couvrant
l'ensemble des quatre provinces, de facon à embrasser le tout, si bien que
pas un village, pas un hameau perdu pas une ferme ou un mas isolé, pas un
homme, une femme, un enfant n'était privé de protection sanitaire ou
d'assistance médicale.
7
Ces
quatre villes étaient les capitales des quatre provinces catalanes.
Parallèlement,
et complémentairement chaque grand secteur comptait un centre médical
technique, un centre syndical dont le comité cantonal contrôlait, et en partie
dirigeait les services.
A
leur tour, les comites cantonaux étaient rainifies, selon le principe fédéral,
à Barcelone qui disposait de plus de moyens techniques et d'établissements
spécialisés, et où l'on transportait par ambulance ou par taxi les malades
nécessitant des soins urgents ou un traitement exceptionnel.
Les
sections constituées par spécialités étaient autonomes quant à leur mode
d'organisation au sein du Syndicat, mais leur autonomie n'impliquait pas indépendance
absolue, encore moins isolement ou indifférence devant le besoin de
coordination. Chaque semaine, le Comité central de Barcelone, que l'assemblée
plénière renouvelait périodiquement, - ou modifiait, selon les cas-se réunissait
avec les délégués des neuf premières zones. Techniquement et géographiquement,
l'esprit d'ensemble était toujours présent, le fédéralisme toujours
constructif.
Très
vite, la population recut le bénéfice de cette vaste initiative. En un an, à
Barcelone seulement, six hôpitaux nouveaux avaient été créés : l'Hôpital
prolétarien, l'Hôpital du peuple, l'Hôpital Pompée, deux hôpitaux
militaires pour les blessés de guerre, et le Pavillon de Roumanie. Simultanément,
neuf sanatoriums étaient apparus en différents endroits de Catalogne : le
Sanatorium maritime de Calafell, celui de La Florida, le Pavillon Idéal de
Valvidrera, le Sanatorium de la Bonanova, celui de Tres Torres, l'Hôtel de
Montserrat, celui de Terramar, à Sitges, et le Sanatorium de San Andrés.
Ces
sanatoriums étaient généralement implantés dans des propriétés dont on
avait pris possession, et qui se trouvaient en pleine montagne, au milieu des
pins, sur des hauteurs d'où l'on dominait la campagne ou la mer.
L'organisation
interne des hôpitaux fut moins facile. Il fallut improviser des installations
nouvelles répondant aux exigences et aux besoins sanitaires les plus immédiats.
Résumons
pourtant : il y avait à Barcelone, à l'époque à laquelle nous nous référons
(juin 1937), 18 hôpitaux gérés par le Syndicat de la Médecine (dont 6 créés
par lui), 17 sanatoriums, 22 cliniques, six établissements psychiatriques, 3
asiles, une maternité à quoi il fallait ajouter deux pavillons adjoints à
l'Hôpital général, jusqu'alors appelé Hôpital San Pablo; l'un pour la
tuberculose osseuse, et l'autre pour l'orthopédie. « Cela, me disaient mes
camarades avec fierté, fera de cet hôpital un des meilleurs du monde. »
Des
polycliniques furent installées dans toutes les localités catalanes d'une
certaine importance, auxquelles étaient rattachées les localités mineures.
Elles comptaient des spécialistes des différentes branches de la médecine, et
étaient dotées de matériel sanitaire permettant d'éviter l'entassement
des malades ou des blessés dans quelques grands centres.
Tout
comme les autres travailleurs, les médecins étaient envoyés où le besoin s'en
faisait le plus sentir. Si, auparavant, ils étaient en surnombre dans les
villes les plus riches, cette situation avait disparu. Quand les habitants
d'une localité en sollicitaient un au Syndicat, celui-ci s'informait
d'abord des besoins locaux, puis il choisissait sur la liste de ses membres
disponibles, le praticien qui, par sa formation, pouvait le mieux répondre à
l'état sanitaire de l'endroit. Et il fallait avoir des raisons vraiment sérieuses
pour refuser la place offerte. Car on considérait que la médecine était au
service de la société, non la société au service de la médecine. Le devoir
social demeurait au premier plan.
Le
Syndicat manquant d'argent, les ressources financières des hôpitaux étaient
fournies en partie par le gouvernement catalan et en partie par les municipalités.
Celles des polycliniques fonctionnant dans les petites villes et les villages
provenaient de l'apport local des municipalites et de l'ensemble des
Syndicats, qui soutenaient aussi, et administraient les cliniques dentaires.
Telles
étaient les premières réalisations de la socialisation de la médecine.
Toutefois,
apres un an, il n'avait pas encore été possible de faire disparaître- et
peut-être, dans l'intérêt des malades, n'était-ce pas tout à fait
souhaitable - le médecin exercant individuellement. Mais déjà le Syndicat
avait extirpé les abus, hier si fréquents. Il avait fixé les tarifs des
consultations et des opérations, et il exercait un contrôle rigoureux grâce
à la méthode que nous avons vu pratiquer pour d'autres services à Castellon
de la Plana, à Alicante ou à Fraga. Les malades qui avaient recours à un médecin
ou à un chirurgien particulier payaient les services obtenus par l'intermédiaire
du Syndicat qui tenait une comptabilité vigilante.
Dans
les cliniques nouvelles, on opérait gratuitement; et, gratuitement aussi, on
soignait les malades dans les hôpitaux psychiatriques.
Quelle
a été l'attitude des médecins devant ce bouleversement? On peut donner des
réponses différentes, voire contradictoires. Mais, m'ont expliqué mes
camarades, il y a essentiellement deux groupes : celui des « vieux», qui
constituaient la classe privilégiée - dont une partie a abandonné la
Catalogne et franchi la frontière francaise
pour qui la médecine était avant tout une source de profits abondants;
ce groupe, comme on s'en doute, n'est guère satisfait du changement
survenu. L'autre groupe, non encore « arrivé», laisse faire, et même
collabore d'assez bon gré à cet ensemble d'innovations.
En
échange, les jeunes ont adhéré d'enthousiasme. Pour beaucoup, l'avenir était
un problème. Ils devaient, après avoir atteint leur doctorat, travailler à
peu près gratuitement dans les hôpitaux et les sanatoriums. Dans les
cliniques, le médecin officiel très grassement payé, ne venait presque
jamais; un médecin plus jeune le remplacait, espérant la mort du « patron »
pour prendre sa place. Pres de lui, un médecin plus jeune encore servait de
secrétaire et attendait l'ébranlement de la hiérarchie pour s'élever a
son tour.
Maintenant,
tous les médecins des hôpitaux touchent cinq cents pesetas par mois pour trois
heures de travail quotidien8 Ils ont,
de plus, leurs malades particuliers qui les rétribuent dans les conditions que
nous avons vues. Ce n'est pas encore l'égalité économique et nous le
savons tres bien, mais, dans les limites du possible, un très grand pas a éte
fait. Il n'y a plus de « señores doctores » touchant des rétributions énormes
et des médecins vivant presque dans la pauvreté. Dans les hôpitaux, les
cliniques, etc., nul ne peut toucher deux traitements. Plus de la moitié des
praticiens collaborent gratuitement à des activités de leur ressort, en dehors
du temps de travail payé.
8
Elément de comparaison : toujours à Barcelone, au moment considéré (juillet
1937), un bon ouvrier gagnait, en moyenne, de 350 à 400 pesetas par mois pour
huit heures de travail par jour.
Et
ils le font avec plaisir, d'accord avec le Syndicat, même quand ils ne sont
pas syndiqués, et sans qu'il soit besoin d'user d'autorite. « Ce qui est
le plus beau, me disait le secrétaire de la section des médecins, un Basque
enthousiaste et infatigable, c'est la révolution morale qui s'est produite
dans la profession. Tout le monde fait honnêtement son travail. Le médecin
renomme que l'on envoie une fois par semaine travailler sans rétribution à
un dispensaire de quartier n'y manque jamais. Le personnage important qui,
autrefois, parcourait les salles de l'hôpital suivi d'une demi-douzaine de
confrères de qualification inférieure, l'un portant la cuvette, l'autre la
serviette, le troisième le stéthoscope, le quatrième ouvrant la porte, le
cinquième la fermant, et tous s'humiliant devant une autorité qui n'était
pas toujours scientifique, ce personnage a disparu. Aujourd'hui il n'y a que
des egaux qui s'estiment et se respectent. »
Après
avoir vu ce qui a éte fait pour la seule médecine, et les activités connexes,
voyons les projets qui s'élaboraient
dans les Syndicats et dans les commissions par eux spécialement nommées. Une
des mesures prises concerne l'organisation générale de tout ce qui se
rapporte aux produits pharmaceutiques. A la fin de 1937, un plan avait été établi,
qui distribuait les activités s'y rapportant en quatre groupes : laboratoire et
centre de recherches, fabrication, distribution générale massive; distribution
aux usagers 9.
9
On retrouve ici ce qui est peut-être plus une tendance humaine et une éthique
qu'un principe rationnel d'organisation, de la coordination et de
l'harmonisation continuelle des efforts.
Les
quatre secteurs en état d'organisation sont représentés dans une Commission
d'étude qui assume la responsabilité totale des travaux tendant a satisfaire
aux besoins de la population. Mais on veut que l'Union générale des
travailleurs – l.U.G.T. - prenne aussi part à ces efforts, car beaucoup de
pharmaciens - boutiquiers se sont inscrits à l'organisation rivale qui,
officiellement, s'oppose à la socialisation.
Le
rôle de chacun de ces secteurs a été précisé comme suit : le
laboratoire de recherche doit être l'axe autour duquel se developperont les
initiatives générales. Il coordonnera l'ensemble des études et disposera
des moyens techniques dont l'emploi sera concentré par lui.
Disposant
des moyens nécessaires, la section de fabrication groupera les laboratoires et
les fabriques de produits pharmaceutiques, coordonnant et planifiant leurs
activités.
Le
magasin général, ou central, sera destiné à contrôler les centres de
fournitures en gros; il doit aussi centraliser l'administration de l'
ensemble.
Enfin,
la section de distribution régularisera l'implantation des points de vente
locaux d'après les besoins de la population, et naturellement en accord avec
les distributeurs au premier degré.
Mais
de nouvelles initiatives se font jour à tout moment. On projette l'amélioration
des soins donnés aux accidentés du travail selon le genre de blessures; dans
les usines et les fabriques importantes, des services médicaux permanents sont
organisés, ce qui permettra d'échapper en partie à l'emprise des
compagnies d'assurance. Les blessés incurables et les déces passeront à la
Caisse nationale de prévoyance qui est aux mains de l'Etat 10.
10
Que des libertaires aient pensé à une telle solution qui implique la
reconnaissance de l'existence de l'Etat (mais reconnaître l'existence
d'un fait n'entraîne pas son approbation) peut surprendre et faire se récrier
les théoriciens ignorant les faits pratiques. Mais d'abord le Syndicat et
tous les syndicats ne possédaient pas les fonds accumulés par les services
d'Etat grâce à une législation spéciale, et qui devaient représenter des
sommes énormes. Ensuite, comme nous l'avons maintes fois répété, nous étions
dans une situation mixte, et terriblement complexe, où l'Etat, le
gouvernement, les partis politiques, des restes du capital privé, de la propriété
individuelle et du commerce privé subsistaient, où l'économie, même
socialisée, payait des impôts, etc, Dans cette situation, de nombreuses
activités échappaient à notre contrôle.
Nous
avons vu jusqu'à maintenant ce qui a été fait en Catalogne, avec, pour moteur
principal, le Syndicat de Barcelone qui groupait plus de sept mille
professionnels divers (et sans doute leur nombre augmenta-t-il par la suite) de
la médecine et des activités connexes. Il est certain que, toujours dans la même
région, on est allé beaucoup plus loin, mais l'auteur n'a pu faire plus de
recherches sur place. Toutefois, un élément d'appréciation d'une très
grande importance nous permet de voir davantage. L'Espagne en lutte contre le
franquisme comptait alors environ la moitié de la population espagnole, soit
douze millions d'habitants desquels il fallait retrancher, si nous ne cédons
pas à la démagogie de l'époque, ceux qui avaient voté à droite
11
et qui étaient
plus ou moins pro fascistes. Or, au mois de février 1937, se tint à Valence le
congrès de la Fédération des Syndicats uniques de salubrité. Ces Syndicats,
répandus dans les différentes villes de l'Espagne dite républicaine, étaient
une quarantaine en tout, et groupaient quarante mille adhérents, dont les
divers effectifs de celui de Barcelone nous font comprendre la composition. Cela
permet de supposer combien de tâches furent assumées, et d'initiatives
prises dans cette effervescence créatrice.
11
Nous n'avons pas sous la main les statistiques des voix obtenues par les
droites, réactionnaires et fascistes ou semi-fascistes aux élections de février
1936, dans les provinces qui composaient l'Espagne « républicaine » dans la
période 1936-1939, mais il est évident qu'il y en eut un nombre assez
important. D'autre part, les antifranquistes vivant dans les provinces occupées
par Franco étaient réduits à l'impuissance. Si l'on admet qu'au bout de
la première année Franco dominait la moitié de la population espagnole,
l'avantage numérique était déjà de son côté, contrairement à ce
qu'affirmait une démagogie d'autant plus stupide que ses auteurs y
croyaient.
Mais,
même si nous n'avons pas pu aller, de ville en ville, d'hôpital en hôpital
et de clinique en clinique, pour écrire un livre volumineux, des éléments,
des matériaux originaux nous sont parvenus ou nous furent remis, que nous avons
pu, en grande partie, miraculeusement sauver. Ils nous prouvent une fois de plus
que sans cette prise en charge des services médicaux et sanitaires par les
Syndicats de la C.N.T. auxquels s'étaient souvents joints les Syndicats
locaux de l.U.G.T. dans une émouvante fraternité d'esprit, non seulement
l'organisation publique et privée des services hospitaliers et sanitaires ne
se serait pas développée, mais celle existante aurait, en grande partie, périclité.
Car,
en cette matière, l'initiative officielle à l'échelle nationale fut nulle
à 95 pour cent (et nous laissons une marge par souci d'objectivité). Ce sont
les Syndicats, et les syndiqués, qui se chargèrent, souvent avec les
responsables militaires, d'organiser les hôpitaux de campagne à l'arrière
des différents fronts. Ce sont eux qui forcèrent les pharmaciens récalcitrants,
crypto fascistes ou fascistes, à ouvrir leurs boutiques, ou qui saisirent ces
dernières quand leurs propriétaires s'étaient éclipsés. Ce sont les
Syndicats sanitaires de la C.N.T. qui organisèrent, ici souvent encore avec les
services correspondants de l'appareil militaire, l'évacuation d'un grand
nombre de vieillards, de femmes et d'enfants menacés dans les zones de
guerre; eux qui fondèrent les brigades antigaz, et, très souvent aidés par
les municipalités, des postes de secours immédiats; eux qui prirent part a la
construction de refuges contre les bombardements.
Et
naturellement, bien que nous n'ayons pas de renseignements chiffrés, il est
certain que grâce à eux bon nombre d'hôpitaux, de dispensaires, de
cliniques, de maisons de repos ont surgi dans le Levant, en Castille, dans les
Asturies, etc. L'Etat s'est, a ce sujet, caractérisé par son incapacité,
et le ministre de la Santé, inapte et inepte, passait davantage son temps
à prononcer des discours démagogiques qu'à remplir la mission dont il était
chargé. Il y aurait bien des anecdotes à raconter à ce sujet .12
12
En voici une, que nous relatons sans plaisir, mais qui en dit long sur la
corruption morale qu'entraîne l'exercice du pouvoir. Deux infirmières libertaires avaient
organisé, au prix d'efforts inouïs et d'ingéniosité, un hôpital de
campagne dans la petite ville andalouse de Ronda, province de Malaga. Comme il
leur manquait des ressources financières pour se procurer certain matériel,
elles décidèrent d'aller à Valence, voir le ministre de la santé, qui
appartenait au même mouvement qu'elles. Elles se présentèrent à son
domicile, mais n'y trouvèrent que le chauffeur qui les prit dans la voiture
du ministre et les conduisit au cabinet de ce dernier. La seule réaction du
ministre fut d'invectiver le chauffeur qui avait amené ces deux femmes dans
son automobile et sans sa permission. Alors nos deux Andalouses se déchaînèrent,
et le ministre en entendit pour son grade. Mais les deux Andalouses revinrent
les mains vides.
*
C'est
sous l'inspiration de cet esprit que se tint, en février 1937, le congrès
national de la Fédération des Syndicats uniques de Salubrité dont nous avons
déjà parlé. Cela avait lieu exactement
sept mois après le déclenchement de l'attaque franquiste. Retenez-le
bien.
Voyons
les principales résolutions de ce congres. Voici d'abord le premier
paragraphe de la motion qui fut alors présentée par les fédérations
sanitaires de Catalogne, du Centre et du Levant, sur les Fonctions générales et spécifiques des Syndicats uniques de la Santé
publique 13 :
13
Et signée respectivement par José Ibuzquiza (le Basque dont il a été
question), Candido Peña et F. Tadeo Campuzano
«
Les Syndicats uniques de la Santé publique ont pour mission primordiale la mise
en pratique d'un Plan sanitaire et d'assistance sociale dans la région où
ils se trouvent, de telle facon que, dans cette organisation d'ensemble, les fédérations
cantonales et locales constituent les maillons d'une chaîne générale; sur
ces bases, le plan national se constituera et sera mis en vigueur en tenant
compte des initiatives approuvées par les fédérations locales, cantonales et
régionales, le tout se ramifiant dans l'organisme supérieur. »
On
ne peut pas dire plus en si peu de mots.. Et nous ne croyons pas non plus
qu'aucun régime, de libre entreprise ou d'Etat n'ait jamais énôncé des
buts aussi précis, ni spécifié un plan aussi général, aussi concret, et la
manière de le réaliser.
La
résolution insistait ensuite sur le but social recherché et sur les principes
d'organisation adoptés ainsi que sur les problemes posés par la
structuration générale des services sanitaires et la défense de la santé
publique. Mais en élargissant les uns et les autres :
«
Il s'agit dans l'ensemble d'établir des services ayant pour but de protéger
ou de rétablir la santé, d'une part en fomentant la prospérité économique
et en augmentant le bien-être, d'autre part en faisant disparaître ce qui
est préjudiciel à la santé publique; dans ce but, les Syndicats uniques de la
Santé publique proposent l'union des ouvriers, des techniciens et des
savants, union indispensable pour cette Santé publique et pour l'économie
nationale. »
Conception
sociologique de la médecine; elle embrasse tout ce qui y est attaché, tout ce
qui en dépend et dont elle dépend. La solidarité de tous les. aspects de la
vie sociale est ici présente. Et la résolution, qui n'oublie rien, aborde
d'autres facteurs qui conditionnent l'atteinte des buts poursuivis : elle
demande « la réorganisation de l'enseignement technique » « afin d'élever
le niveau intellectuel des travailleurs de la Santé publique »; «
l'organisation de cours, d'écoles et d'ateliers d'orientation
professionnelle »; l'éducation sanitaire de la population et la divulgation
de connaissances sur les soins urgents », la formation « de spécialistes pour
anormaux, aveugles, etc. ». Enfin elle recommande «l'organisation dans les
Syndicats sanitaires d'un Conseil économique » et de « Comités de contrôle
technique et administratif des cliniques, des sanatoriums et autres institutions
connexes, ayant des sections de statistiques, prenant des mesures adéquates
pour stimuler l'organisation collective, et organisant des centres de travail
pour fomenter le développement des diverses sections et des divers services. »
Les
tâches des Syndicats ont été divisées en quatre groupes principaux :
a)
L'assistance médicale générale.
b)
L'hygiene et la salubrité sociales, en rapport avec l'organisation générale
de la société dans son ensemble.
c)
L'inspection sanitaire.
d)
L'assistance sociale.
Les
différents aspects des tâches de l'assistance médicale globale sont énumérés
en vingt et un points dont nous citerons : l'assistance à domicile, en
dispensaires, en cliniques chirurgicales spécialisées, en cliniques pédologiques,
psychiatriques, gynécologiques, et dermo-vénériennes. Les cliniques seront
organisées à l'échelle locale, cantonale et régionale, ainsi que les
maternités, sanatoriums, préventoriums, instituts Roentgen, les maisons de
convalescence, etc. L'ensemble de ces établissements spécialisés devrait
constituer un réseau par lequel tout serait rationnellement coordonne.
La
résolution adoptée sur le deuxième point à l'ordre du jour prévoyait
aussi l'organisation sanitaire aux différents échelons géographiques; la création
d'instituts d'hygiène; la généralisation de l'éducation physique avec
stades, piscines, gymnases, etc., la lutte contre les rongeurs et contre les
insectes nuisibles, toutes choses partiellement réalisées dans certains àutres
pays, mais pas en Espagne, et surtout ne pouvant réussir que d'après un plan
social impossible dans un régime d'économie individualiste, ou dans lequel
la bureaucratie domine à peu près tout.
Cette
vision d'ensemble et des différents aspects complémentaires des problèmes
explique que les soins donnés aux animaux, et la façon de les nourrir aient été
considérés comme une des tâches de la salubrite publique, faisant partie des
responsabilités sociales de la Fédération. A nouveau nous sortons du cadre
corporatif, et si certaines assimilations peuvent choquer, elles apparaissent
justifiées au regard de l'intérêt général.
A
ce même congres furent présentés des projets et des plans de lutte contre
diverses maladies, surtout les maladies contagieuses. Parmi celles-ci figurait
en premier lieu la tuberculose. La délégation catalane, par l'intermédiaire
de son secrétaire basque, présenta un projet qui, après examen attentif,
allait servir de modèle aux autres régions. Sa lecture nous permet de mesurer
l'intensité et l'ampleur de l'effort qui aurait eté accompli si le
fascisme n'avait pas triomphé.
Apres
un exposé illustré de nombreuses statistiques sur la gravité du mal, les
formes et les causes sociales de la contagion, les auteurs exposaient les divers
aspects de la lutte préventive : surveillance des futures mamans, développement
général de l'hygiène, large emploi « du pic et de la truelle » pour démolir
tant de maisons insalubres et des quartiers croupissants, véritables bouillons
de culture, et reconstruire selon les normes dictées par l'hygiène;
transformation des locaux scolaires, à situer de préférence en dehors des
villes.
Puis
venait l'énumération des moyens de lutte directe contre le mal.
En
ce qui concernait les villes, grandes, moyennes et petites, l'élément de
base accepté fut celui des dispensaires antituberculeux établis stratégiquement,
toujours selon un plan d'ensemble répondant à la fois à l'importance des
foyers détectés, à la densité et au mode de vie des populations. Grâce aux
médecins spécialisés dont ils disposeraient, ces dispensaires se livreraient
à un dépistage systématique dans les Collectivites, particulièrement juvéniles
(écoles, instituts, universités, ateliers, casernes)
14
. Les médecins ainsi détaches garderaient un contact nécessaire et
obligatoire, établissant des rapports et des fiches qui seraient soigneusement
classées et utilisées.
14 Nous n'etions pas encore à la fin de la guerre.
Les
villes seraient le siège de dispensaires centraux qui coordonneraient les
activités de ceux établis dans les localités moins importantes, afin de
suivre méthodiquement les résultats obtenus et de modifier ou améliorer les
modalités d'action selon les lecons de l'expérience. Chaque faubourg de
Barcelone devrait compter au moins un dispensaire, et il était en outre proposé
d'en fonder un dans les villes catalanes de Gérone, Tarragone, Lerida,
Badalone, Mataro, Seo de Urgell, San Feliu de Guixols, La Bisbal, Manresa,
Solsona, Cardona, Tremp, Sort, Viella, Balaguer, Tarrega, Cervera, Igualada,
Villafranca, Vendrell, Vilanova, Reus, Tortosa et Gandesa.
Tous
ces centres devaient être en contact organique avec le contrôle épidémiologique
établi dans la capitale catalane, afin de suivre dans toute la région les
progres de la lutte menée.
Pour
les tâches immédiates suivait une statistique précise du nombre de
tuberculeux admis dans les hôpitaux de Catalogne, du nombre de lits disponibles
installés et de ceux dont l'installation était urgente. Il avait été
possible de recueillir et de coordonner ces renseignements grâce au travail des syndicats et à la fédération qui englobait
le tout.
Ces
recherches restaient à faire et ces initiatives
devaient prendre corps dans les autres régions d'Espagne. Nous ne savons
quand on y serait parvenu dans le Levant, en Castille, en Aragon (où le fléau
stalinien n'avait pas encore fait de ravages). Mais, si la société nouvelle
avait été établie, une telle organisation n'aurait
pas tardé à surgir partout. Car la socialisation de la médecine n'était
pas seulement une initiative des médecins militants libertaires. Partout où
nous avons pu étudier les villages, les petites villes transformées par la révolution,
la médecine, les hôpitaux existants avaient été municipalisés, agrandis,
placés sous l'égide de la collectivité. Et quand il n'y en avait pas, on
en avait improvisé. Le socialisation de la médecine devenait le fait de tous,
pour le bénéfice de tous. Elle constituait une des réalisations les plus
remarquables de la révolution espagnole.