INDICE DEL LIBRO

ANTERIOR

  SIGUIENTE

REGRESE A LIBROS


 

II

JOURNAL RÉVOLUTIONNAIRE

1936

 

Ce journal est la transcription en un anglais à peu près lisible de notes rapidement prises en allemand lors de mon premier voyage en Espagne révolutionnaire et consignées dans différents carnets. En choisissant de présenter une transcription fidèle de ces notes, avec les seules modifications dictées par les nécessités de l’édition, je n’ai pas obéi, loin de là, à des considérations d’ordre esthétique. Du strict point de vue littéraire, un récit continu, une sorte de «carnet de voyage» eût certainement été préférable. Un seul argument plaidait en faveur de la méthode que j’ai préféré suivre, mais un argument de taille: s’agissant d’une matière qui suscite autant de controverses que la présentation actuelle de l’Espagne révolutionnaire, tout décalage, aussi léger soit-il, aurait été de nature à ouvrir la porte au doute. La forme du journal tenu au jour le jour était celle qui permettait d’épouser le plus étroitement la réalité des faits. Je n’ai donc rien fait pour effacer les contradictions existantes. Quand j’ai été le témoin de phénomènes en contraste flagrant, je les ai rapportés tels que je les avais observés.

Ont été écartées de la publication dans ce journal: les notes revêtant un caractère strictement personnel; les relations d’incidents insignifiants qui n’auraient fait que fatiguer le lecteur; et enfin les informations confidentielles que je n’avais pas le droit de divulguer. Il m’est aussi arrivé de condenser en une seule formule des notations répétitives résultant d’observations concordantes.

Les erreurs de fait corrigées par la suite grâce à une information plus complète ont naturellement disparu de cette édition. Mais les généralisations erronées ont été conservées. On en trouvera un certain nombre dans ce journal. J’ai pris soin à chaque fois de les séparer nettement de l’exposé des faits. Elles divergent notablement de mes conclusions finales quant aux problèmes actuels de l’Espagne, conclusions contenues pour partie dans la relation de mon second séjour, pour partie dans le premier et le dernier chapitre de cet ouvrage. Rien d’étonnant donc à ce que les géneralisations proposées soient parfois contradictoires: elles ne font que traduire les impressions de l’auteur en un moment donné de l’évolution de la situation. Ces impressions n’ont par elles-mêmes aucun intérêt, sinon pour l’auteur et sa vanité. J’ai toutefois décidé de ne pas les supprimer, et ce pour plusieurs raisons.

En premier lieu, elles aident à mieux comprendre l’état d’esprit qui a présidé au collationnement du matériau ci-joint. Confronté à un événement tel que la guerre civile espagnole, personne ne pouvait se contenter de rassembler des faits bruts sans se livrer à des supputations sur le cours ultérieur des événements, sans évaluer les points faibles et les points forts des forces en présence, etc. Mais ce faisant, l’observateur prend nécessairement parti, quelle que soit sa volonté d’impartialité. Supprimer les jalons qui ont marqué la formation de ces opinions, c’eût été prétendre à une impossible objectivité et égarer sciemment le lecteur au lieu de le mettre en position de juger, par lui-même. Le meilleur moyen de parvenir à ce dernier but est de séparer nettement la présentation des faits de la présentation des opinions de l’auteur.

Mais ce n’est pas tout. Comme je l’ai déjà fait observer, les impressions de l’auteur — et, je le crois, de tout observateur — se sont modifiées au fil des événements, à mesure qu’apparaissaient plus nettement les forces sous-jacentes. En conséquence, ces impressions changeantes reflètent les espoirs, illusions et déceptions nés de la surface fluctuante de la vie même. Moins que toute autre situation sociale, une révolution ne peut être comprise à travers une sèche énumération de faits bruts. La moitié de sa signification réside dans l’atmosphère et l’ambiance générale qui l’entoure. Pour rendre compte de ce climat, à défaut de la vis creatrix de l’artiste — qui, hélas, traîne à sa suite la subjectivité de l’artiste — la meilleure voie à adopter me paraît être celle qui passe par les impressions, espoirs, erreurs et déceptions que connaît un observateur favorablement disposé. J’irai jusqu’à dire que la naissance, la transmutation et l’effondrement de ces illusions entrent au moins pour moitié dans la vie et la mort d’une révolution.

5 août, 6 heures de l’après-midi, train de Port-Bou à Barcelone.

Malgré les nombreuses rumeurs affirmant le contraire, le train a très normalement franchi la frontière pour entrer en gare de Port-Bou. Là, au lieu d’être grave et tendue comme on nous l’avait assuré de toutes parts, la situation apparaissait si paisible que c’en était presque comique.

Dans le train de Toulouse, j’avais fait la connaissance d’un Anglais qui se rendait en Espagne, mandaté par une des organisations socialistes de son pays. Il ne parlait pas un mot d’espagnol; je lui proposai donc de lui servir d’interprète et de poursuivre le voyage ensemble. A Port-Bou, pas trace de baïonnettes en guise de service d’accueil (comme j’étais prêt à m’y attendre avec toutes les rumeurs qui circulaient à Londres et à Paris), mais un porteur qui s’offre à s’occuper de nos bagages et s’acquitte de sa tâche avec la courtoisie et la nonchalance coutumières à ses compatriotes en temps de paix. il y a aussi plusieurs heures d’attente — expérience peu nouvelle pour quelqu’un ayant comme moi connu le pays en période normale. Dans la salle où nous attendions, une assemblée de braves campagnardes, jacassant comme si de rien n’était: le mot de «révolution» n’est pas venu une seule fois sur le tapis, Il y avait le contingent habituel de guardiag armés, plus quelques travailleurs en armes: de jeunes gars portant leurs vêtements de tous les jours. L’un d’eux, avec qui nous avions encagé la conversation nous quitta à un moment, non pour s’acquitter d’une pressante tâche révolutionnaire, mais pour donner à boire à un bébé qui pleurait.

Il y a toutefois des indices révélateurs, témoignant des problèmes politiques et sociaux à l’ordre du jour. Un précédent voyage en Catalogne m’avait appris que les Catalans, bien que connaissant généralement assez bien l’espagnol officiel (c’est-à-dire, en réalité, le dialecte castillan), répugnaient fortement à l’utiliser. Quand un étranger leur adressait la parole, ils répondaient presque toujours en français — ou plutôt en une langue qui était pour eux du français — quand ils ne se contentaient pas de lâcher un juron catalan incompréhensible pour qui n’est pas du terroir. Cela, c’était au temps de Primo de Rivera. A present, toute question posée en espagnol reçoit une réponse dans la même langue. Toutes les personnes que j’ai pu interroger dans la gare sur les raisons de ce revirement m’ont invariablement, répondu qu’il n’y avait plus aucune raison d’abominer le castillan dès lors que la république avait reconnu, en 1931, les droits de la Catalogne.

Un autre changement, plus important, remonte à quelques jours au plus. Lors de la vérification des passeports, nous fûmes témoins d’une étrange distribution des pouvoirs administratifs, conséquence directe de la révolution. On nous l’avait déjà dit du coté français de la frontière, la police de Barcelone avait donné ordre à la police de Port-Bou de refouler les étrangers, même munis d’un visa en règle. Je connaissais par mes précédents séjours les fonctionnaires chargés du contrôle des passeports a Port-Bou. Ils étaient cri poste depuis de nombreuses années, d’abord sous l’autorité, du ministère de l’Intérieur madrilène, puis — depuis le 19 juillet 1936 — sous l’autorité du gouvernement régional de Catalogne, la Generalitat. Car, avec la défaite des militaires dans les rues de Barcelone, tous les pouvoirs administratifs jadis attribués au pouvoir central, y compris le contrôle frontalier, sont passés aux mains du gouvernement régional catalan. Mais le changement ne s’arrête pas là: la Généralité elle-même est visiblement incapable de faire observer ses directives. Mon compagnon anglais est mandaté par une organisation socialiste et j’ai quant à moi une lettre de recommandation signée par un socialiste espagnol bien connu. Quand les fonctionnaires de Port-Bou nous disent qu’ils ne peuvent nous laisser entrer en Espagne, nous leur montrons nos documents accréditifs. Il nous est alors répondu que notre cas ne relève plus de la compétence des services de police et que nous devons nous adresser au «comité» : apparemment, c’est là que se trouve le véritable pouvoir de décision pour les affaires à caractère politique.

Il y a en fait deux comités à Port-Bou, un pour la gare, l’autre pour la ville. Le premier est composé de représentants du syndicat des cheminots, affiliés pour moitié à la C. N. T. (anarchiste) et pour moitié à l’ U. G. T. (socialiste). Dans le second, on trouve un représentant de chacun des partis pro-gouvernementaux existant dans la ville. Cette règle paritaire absolue dérive d’un décret de la Généralité catalane, qui s’est en la circonstance bornée à avaliser un précédent décret du gouvernement de Madrid. Comme la règle est scrupuleusement observée, il est impossible de tirer de la composition des comités la moindre conclusion quant à l’influence réelle des partis politiques en présence.

Nous prenons le chemin du comité de la ville, qui s’est installé dans l’immeuble de l’ayuntamiento (la municipalité) pour travailler au coude à coude avec les anciens fonctionnaires municipaux et l’ancienne police locale. A l’entrée flotte un grand drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau. A l’intérieur, aucune agitation particulière ne se manifeste. Des campagnardes, encore, en train de bavarder tranquillement. Au bout de cinq minutes, on nous présente au président du comité — un ouvrier, de toute évidence. Nous lui montrons nos pièces d’accréditation, il signe l’autorisation d’entrée en Espagne et nous retournons au poste de police faire viser nos passeports — on s’exécute avec des mines longues comme des jours sans pain. Le comité a barre sur la police. Après quoi, nous nous enfonçons dans le pays de la révolution à bord d’un train comptant parmi les plus pacifiques qu’il m’ait été donné de voir, avec voitures de première classe et wagon-restaurant, un train partant à l’heure et respectant l’horaire tout au long du trajet. Quelques miliciens et guardias armés se trouvent dans le convoi, on en voit d’autres qui patrouillent dans les gares. La campagne semble tranquille, les usines sont pour la plupart en activité.

Quoi qu’il en soit, dans le train, on parle beaucoup politique, et de manière très animée. Les guardias restent sur la réserve — ils se sont évidemment mis dans une situation assez inconfortable en se rangeant aux côtés des travailleurs armés, contre la troupe. Demandant à l’un d’eux comment il se fait que la garde civile se soit ralliée à la gauche, j’obtiens cette réponse caractéristique: «Nous avons suivi les ordres; à la guardia, on ne se mêle pas de politique.» Les civils sont moins réticents. Il y en avait quatre dans notre compartiment, qui ne demandaient qu’à parler des jours de combat et de l’état présent de la situation. Parmi eux, un secrétaire de l’Esquerra et un militant socialiste. Mais leur position est pratiquement identique. Ce qui les préoccupe surtout, c’est, semble-t-il, le danger anarchiste: «Des éléments criminels, des repris de justice, des pillards et des incendiaires!» Visiblement, ils n’éprouvent pas le besoin d’arrondir les angles sous prétexte qu’ils s’adressent à des émissaires de l’étranger. D’après eux, il y aura bientôt un affrontement armé entre les anarchistes et la Généralité (c’est-à-dire l’Esquerra nationaliste), Et ce serait grave, car les anarchistes sont puissants. Toujours selon mes interlocuteurs, ils ont derrière eux près de cinquante pour cent des cheminots. Sur le moment, je n’arrive pas à croire que cinquante pour cent des cheminots soient des repris de justice. Nos compagnons de voyage semblaient soucieux quand ils parlaient de l’avenir. Au contraire, leurs yeux brillaient quand ils évoquaient le 19 juillet et la victoire remportée sur les généraux. Comment expliquer un succès aussi rapide, demandons-nous ? En partie par le fait que le général Goded a été capturé dans les premières heures de la rébellion et qu’il a accepté de lancer un message par sans-fil enjoignant à ses troupes de se rendre. Mais bon nombre de soldats avaient déjà posé les armes et étaient tout bonnement rentrés chez eux, sans en attendre l’ordre, dès qu’ils avaient compris que leurs officiers n’agissaient pas conformément aux directives du gouvernement mais contre lui.

Enfin, spontanée ou provoquée par le message du général Goded, la défection des troupes paraît avoir été le facteur déterminant de l’échec de la rébellion.

BARCELONE

11 heures du soir

Encore le calme à l’arrivée. Pas: de taxis, mais de vieilles voitures à chevaux pour gagner le centre de la ville. Guère de monde sur le Paseo de Colón. Puis, au moment où nous nous engagions dans les Ramblas (la principale artère de Barcelone), un éblouissement: devant nos yeux, en un éclair, le spectacle de la révolution en marche. C’était stupéfiant. Comme de fouler pour la première fois le sol d’un nouveau continent.

La première impression: des travailleurs en armes, le fusil à l’épaule mais portant des vêtements civils. Trente pour cent peut-être des hommes déambulant sur les Ramblas étaient armés de fusils, et pourtant il n’y avait pas trace de police ou d’armée régulière. Des armes, des armes, encore des armes. Très peu de ces prolétaires armés arboraient le coquet uniforme bleu sombre de la milice. Ils se prélassaient sur des bancs ou arpentaient les Ramblas, le fusil sur l’épaule droite, souvent une femme ou une fiancée au bras gauche. Ils partaient, en groupes, patrouiller dans les quartiers périphériques. Ils montaient la garde devant les hôtels, les bâtiments administratifs, les grands magasins. lis se tenaient en position derrière les quelques barricades encore debout, construites avec des blocs de pierre et des sacs de sable (elles ont pour la plupart été démantelées et la chaussée éventrée a retrouvé son aspect normal). Ils conduisaient a tombeau ouvert des autos du dernier modèle, fruit des expropriations, portant sur leur carrosserie, tracés a la peinture blanche, les sigles des diverses organisations: C. N. T. - F. A. I., U. G. T., P. S. U. C. (Parti socialiste unifié de Catalogne), P. O. U. M. (trotskystes), ou pourquoi pas, toutes ces inscriptions à la fois, pour attester de leur attachement au mouvement pris comme un bloc. Certains véhicules arboraient simplement les trois lettres U. H. P. (¡Uniós, hermanos proletarios! Unissez-vous, frères prolétaires!) — le slogan consacré par la révolte des Asturies de 1934. Le fait que tous ces hommes en armes, à pied ou à bord de leurs véhicules, portent de simples habits civils ne fait que rendre plus impressionnante cette démonstration du pouvoir ouvrier, Les anarchistes, reconnaissables à leurs insignes et emblèmes rouge et noir, sont manifestement en écrasante majorité. De la bourgeoisie, aucune trace! Plus de jeunes élégantes bien fardées ni de señoritos pomponnés sur les Ramblas! Uniquement des travailleurs et des travailleuses, tête nue! La Généralité a déconseillé par T.S.F. le port du chapeau, symbole bourgeois capable d’appeler des interprétations défavorables. Les Ramblas sont toujours aussi colorées, grâce à l’infinie variété des bleus, des rouges, des noirs, des insignes de parti, des foulards, des fringants uniformes des miliciens. Mais quel contraste avec les toilettes chatoyantes des femmes de la bonne société catalane d’il n’y a pas si longtemps!

Les expropriations ont pris dans les quelques journées écoulées depuis le 19 juillet une ampleur presque incroyable. A une ou deux exceptions près, les grands hôtels ont tous été réquisitionnés par les organisations ouvrières (réquisitionnés et non pas incendiés, comme on a pu le lire dans plusieurs journaux). Même chose pour la plupart des grands magasins. Nombre de banques sont fermées, les autres portent des inscriptions proclamant qu’elles sont placées sous le contrôle de la Généralité. A ce qu’on nous a dit, les gros industriels ont pris la fuite ou ont été tués et leurs usines sont devenues propriété des travailleurs. Partout de grands placards apposés sur la façade d’impressionnants bâtiments proclament le fait de l’expropriation, expliquant que la C. N. T. assure désormais la gestion de l’immeuble ou que telle ou telle organisation l’a réquisitionné pour les besoins de son travail organisationnel.

Mais à de nombreux égards la vie est beaucoup moins perturbée que ne me l’avait donné à penser la lecture des journaux éntrangers.  Les tramways et les autobus roulent, l’eau et l’électricité fonctionnent. Devant l’entrée de l’hôtel Continental, des anarchistes montaient la garde. Un nombre important de miliciens avaient été loges dans les chambres, Avec un geste fataliste, notre chauffeur nous expliqua que ce n’était plus un hôtel mais un cantonnement de la milice; à quoi le réceptionniste et les factionnaires anarchistes répliquèrent aussitôt que toutes les chambres n’étaient pas occupées par la milice et que nous n’avions qu’à nous installer là en bénéficiant d’un tarif réduit par rapport à ce qui se faisait avant. Ce que nous fîmes, et nous n’eûmes pas à nous plaindre de la nourriture ou du service.

Toutes les églises ont été incendiées, à l’exception de la cathédrale et de ses inestimables trésors artistiques que la Généralité a réussi à préserver. Les murs sont encore debout mais l’intérieur a été totalement ravagé. Certaines ruines sont encore fumantes. A l’angle des Ramblas et du Paseo de Colón, l’immeuble de la Cosulich Line (la compagnie de navigation italienne) est un monceau de décombres. On nous dit que des francs-tireurs italiens s’y y étaient embusqués: d’où la fureur des ouvriers qui avaient mis le feu au bâtiment après l’avoir pris d’assaut.

Mais si l’ou excepte les églises et le cas isolé de cet immeuble séculier, il n’y a pas eu d’incendie systématique des bâtiments.

Voilà pour les premières impressions, Après un dîner succinct, je ressortis, négligeant les avis de ceux qui m’avaient dit que les rues n’étaient pas sûres à la nuit tombée. Rien n’est venu étayer cette affirmation. Comme toujours à Barcelone, les rues sont encore plus animées après neuf heures du soir. Le brouhaha, il est vrai, prend fin plus tôt et le vide se fait bien avant minuit.

Mais quand je sortis de l’hôtel, les rues étaient pleines de jeunes gens en armes  — dont un certain nombre de jeunes femmes, armées elles aussi, qui témoignaient d’une hardiesse inusitée chez des Espagnoles paraissant en publie (avant, il eût été impensable de voir une Espagnole en pantalon, comme c’était à présent le cas pour toutes les miliciennes). Cette hardiesse n’exclut cependant pas la décence. Particulièrement denses étaient les groupes massés devant les immeubles cossus réquisitionnés pour les besoins d’un parti. L’immense hôtel Colón, qui domine la magnifique place de Cataluña, était désormais occupé par le P. S. U. C. Les anarchistes, avec leur goût pour les contrastes violents, avaient jeté leur dévolu sur les bureaux du Fomento del Trabajo Nacional, situés dans l’élégante Via Layetana. Les trotskystes étaient descendus à l’hôtel Falcón, sur les Ramblas. Un énorme rassemblement d’automobiles et de camions, plus quelques véhicules blindés, s’était fait devant les portes des nouveaux bureaux du parti et un groupe de jeunes gens en armes discutaient avec animation non loin de là.

Je ne comprends pas le catalan. Je fus heureux de saisir au vol des bribes d’allemand. Dans un tel climat d’enthousiasme, il est très facile d’engager la conversation avec le premier venu. Je ne tarde pas à découvrir qu’une des miliciennes du groupe est la femme d’un journaliste suisse en mission, je peux donc commencer à recueillir des «récits». Vrais ou faux, je le vérifierai plus tard. Écoutons pour le moment ce que les gens ont envie de dire.

Il est beaucoup question de la barbarie des rebelles: ils fusillent tous les prisonniers. Je m’interroge: est-ce vraiment l’apanage des militaires? Les milices gouvernementales sont-elles à l’abri de ce genre de reproche?

Autre question fréquemment remise sur le tapis, avec une franchise et une naïveté surprenantes, celle de l’aide étrangère. Dans le groupe auquel je me suis mêlé, il y a déjà beaucoup de volontaires étrangers venus en Espagne pour combattre le fascisme les armes à la main, après l’avoir vu triompher sans rencontrer de résistance dans leur propre pays ou après avoir été les témoins impuissants de son extension à une grande partie de l’Europe.

Dans ce groupe du P. O. U. M., comme parmi les jeunes gens rassemblés devant l’hôtel Colón (siège du P. S. U. C.), il y a des Allemands, des Italiens, des Suisses, des Autrichiens, des Hollandais, des Anglais, quelques Américains et un nombre considérable de jeunes femmes originaires de toutes ces nations. Ces femmes tranchent nettement sur leurs consœurs espagnoles par leur liberté d’allure et l’absence de tout chaperon masculin. Les mots s’entrechoquent, prononcés dans toutes les langues, et il règne une atmosphère indescriptible où se mêlent l’enthousiasme politique, l’exaltation de l’aventure guerrière, le soulagement après les sordides années d’exil, la foi inébranlable en une victoire proche. Les amitiés se nouent instantanément, chacun sachant que dans vingt-quatre ou quarante-huit heures il faudra se séparer au gré des affectations sur le front. Pour cette foule, la question n’est pas de savoir si Saragosse, prochain objectif des troupes catalanes, sera prise ou non, mais quand elle sera prise. Une ombre semble toutefois s’être étendue depuis un jour ou deux sur l’optimisme des volontaires. Les Français, expliquent-ils avec la touchante naïveté si caractéristique de l’atmosphère générale, les Français avaient promis des avions, et avec ces avions il aurait été possible de lancer une attaque massive sur Saragosse dans les prochains jours. Mais entre-temps les Français se sont ralliés au principe de la non-intervention, (J’étais bien sûr au courant, mais je ne pensais pas que la France ferait aussi vite entrer dans les faits sa nouvelle politique.) Et maintenant, m’explique-t-on avec un superbe dédain pour le secret militaire, les aéroplanes ne sont pas arrivés. Ça va rendre les choses beaucoup plus difficiles.

Il n’est pas sans intérêt d’écouter ce que ces marxistes disent des anarchistes. Juste après la défaite des militaires, expliquent-ils, il y a eu pas mal de saccage sur les Ramblas, sous prétexte d’action anarchiste. Puis la C. N. T. est intervenue pour se désolidariser des auteurs de ces actes; aujourd’hui, on voit un peu partout, placardées sur les immeubles, des affiches anarchistes déclarant que tout pillard pris sur le fait sera aussitôt exécuté. Mais d’autres bruits courent, plus surprenants. En saccageant et incendiant les églises, la milice a naturellement amassé un butin considérable, sous forme de sommes d’argent et d’objets précieux. Ce butin aurait dû aller dans les caisses de la C. N. T. En fait les choses ne se sont pas passées ainsi: les anarchistes de la base ont préféré tout brûler, jusqu’aux billets de banque, pour ne pas être suspectés de vol, La question de la criminalité anarchiste, réglée de manière si expéditive par nos amis de l’Esquerra et du P. S. U. C. rencontrés dans le train, semble en fait assez complexe.

En rentrant à l’hôtel, je vis une église livrée aux flammes et ce fut pour moi une nouvelle surprise. Là où je m’attendais à trouver une populace en proie à une fureur quasi démoniaque, je n’aperçus que l’exécution d’une besogne administrative. L’église incendiée se trouvait à l’un des coins de la vaste place de Cataluña. Un petit attroupement s’était formé devant le brasier (il étail près de onze heures du soir). Les gens regardaient en silence ce spectacle qui ne les chagrinait certes pas mais ne suscitait pas non plus en eux d’exaltation particulière. Les pompiers étaient sur place, veillant à ce que le sinistre ne s’étende pas aux immeubles voisins. Pour éviter tout accident, personne n’était autorisé à approcher de l’église en flammes, et les gens se conformaient avec une surprenante docilité à cette injonction. Je suppose que les premiers incendies d’église avaient suscité davantage de passion.

6 août

Dans les conditions présentes, il est bien sûr impossible de joindre les amis espagnols des rebelles ou les sympathisants appartenant aux colonies étrangères, Allemands et Italiens notamment. Parmi ces derniers, seuls sont restés les exilés dont les sympathies allaient aux républicains; les autres sont partis — du moins ceux qui n’ont pas été tués dans les combats. Mais il y a, au sein des colonies étrangères demeurées neutres, un nombre non négligeable de partisans de la cause des rebelles qui, eux, peuvent s’exprimer assez librement. J’en ai rencontré un ce matin, et grâce à lui j’ai pu découvrir l’envers du décor.

Ses premiers mots furent, pour parler de la terreur: des exécutions, encore des exécutions, toujours des exécutions. C’est là ce qui semble occuper avant tout l’esprit des riches, des catholiques, des hommes de droite au point de les obséder jusqu’à la folie. «Les Espagnols sont absolument terrifiés», me dit cet étranger. Il a beaucoup d’amis espagnols, tous plus ou moins dans les affaires, comme lui-même. Sa voix tremble encore à l’évocation des massacres perpétrés dans les jours derniers. «Les étrangers sont à peu près à l’abri, mais les Espagnols, les Espagnols... (par "Espagnols", il faut bien sûr entendre le groupe de ceux avec qui il est en contact, les hommes qui gravitent autour du Fomento et de la Lliga)... il y en a eu des centaines, des milliers assassinés dans les premiers jours. Tout de suite après la défaite des militaires, les ouvriers ont commencé à régler des comptes personnels.» C’était la deuxième fois que j’entendais cette expression. J’insistai pour savoir ce qu’elle recouvrait au juste et il apparut que les «comptes» en question n’étaient peut-être pas si «personnels» que ça. Ce qui s’est passé, semble-t-il, c’est qu’il y a eu des prêtres tués non en raison de la haine que leur vouait un individu particulier (c’est je crois ce qu’on peut appeler un règlement de comptes) mais simplement parce que c’étaient des prêtres. Les propriétaires d’usine, surtout dans les centres textiles des environs de Barcelone, furent tués par les travailleurs quand ils n’avaient pas su fuir à temps. Les directeurs de grandes affaires (comme par exemple la compagnie des tramways de Barcelone) connus pour leur hostilité au mouvement ouvrier furent tués par les syndicalistes de leur propre entreprise, et les principaux chefs politiques de la droite périrent sous les coups de détachements anarchistes. Il est bien naturel que l’horreur l’emporte chez mon interlocuteur, qui a perdu des amis, et peut-être même des amis très chers dans ces massacres. On peut aussi penser que cela l’ait conduit à perdre le sens des proportions: «Quelle horreur — s’exclame-t-il — des hommes tués sans jugement, sans même connaître le crime dont ils étaient accusés, sur simple reconnaissance de leur identité, tués par des ennemis personnels à cause de leur position sociale, de leurs croyances religieuses ou de leurs convictions politiques! Ces anarchistes! Ces gens du P. O. U. M.! Tous ces bandits! Les socialistes et les communistes, on ne peut pas le leur enlever, c’est tout de même autre chose. A la Généralité et à l’Esquerra même on est horrifié et terrorisé.» Je me risque à suggérer que les massacres ne sont peut-être pas le fait des seuls anarchistes. Dans la presse britannique, même les correspondants favorables aux fascistes ont largement fait état des exécutions systématiques de tous les républicains, socialistes, communistes et anarchistes auxquelles on a procédé dans le camp de Franco, et ce dès les premiers jours. J’émets en outre l’opinion que cette habitude de massacrer sans pitié ses ennemis tient peut-être moins à la doctrine anarchiste qu’au caractère espagnol en général. Mon interlocuteur ne nie pas les faits reprochés à l’autre camp mais demeure totalement imperméable à l’argument,

Ses paroles me confirment dans ce que j’avais pressenti hier à Port-Bou, à savoir l’existence d’un double régime: l’administration ordinaire d’une part, d’autre part les comités que j’ai retrouvés à Barcelone et qui semble-t-il ont poussé comme des champignons à travers toute l’Espagne. A Barcelone, parallèlement à la vieille administration régionale de la Généralité, le pouvoir est exercé par le tout récent Comité central de Milicias, formé sur la base de la représentation paritaire de tous les partis et syndicats antifranquistes, mais en fait soumis à l’influence prépondérante des anarchistes. Son président n’est pas à proprement parler un anarchiste: Jaime Miravittles est un jeune homme de vingt-huit ans, membre de l’Esquerra, ancien lieutenant de Macià dans certaines de ses tentatives de coup d’État; mais il vient de l’anarchisme et a participé dans sa jeunesse aux activités terroristes du mouvement. «Il n’y a qu’un seul pouvoir réel à Barcelone, reprend mon interlocuteur, c’est la C. N. T.» Cela est si vrai que les documents portant uniquement le paraphe de l’administration légale sont sans valeur. Si l’on veut éviter les ennuis, il faut avoir sur soi, en plus d’un papier de la Généralité, une recommandation de la C. N. T. — ou mieux, un laissez-passer de la Généralité contresigné par la C. N. T. et l’U. G. T. Il n’existe aucune autorité reconnue hors les syndicats, et à Barcelone la C. N. T. (anarchiste) est de loin le plus puissant de ces syndicats.

A mon intense surprise, j’apprends que mon interlocuteur est persuadé de la victoire finale de Franco et que de nombreux observateurs étrangers bien placés pour apprécier la situation partagent cette opinion. (Je devais découvrir dans l’après-midi que c’était le sentiment dominant chez les étrangers qui n’avaient pas pris fait et cause pour la révolution.) Leurs pronostics sont naturellement inspirés par leurs sympathies politiques — sympathies dont mon interlocuteur ne fait pas mystère, encore qu’il soit loin d’être un fasciste dans le contexte politique de son pays d’origine. Mais il avance de solides arguments à l’appui de son point de vue. Il existe un profond fossé entre la Généralité et les anarchistes; les troupes de la milice envoyées au front sont indisciplinées, inexpérimentées, dépourvues d’encadrement compétent; il y a enfin l’aide étrangère qui ne se réduit pas, comme pour la gauche, à l’envoi de volontaires isolés mais se traduit aussi par la livraison de matériel de guerre moderne. Selon un bruit qui court, pas moins de soixante avions allemands et italiens sont arrivés dans le camp de Franco au cours des derniers jours. Quel abîme entre ces déclarations pesées et argumentées et l’enthousiasme naïf des jeunes volontaires! Et de chaque côté, la conviction que la victoire finale est assurée. Exactement comme en 1914! Certains étrangers voient l’avenir encore plus clairement tracé. J’ai dans mon hôtel un charmant gentleman, un vieil Anglais très distingué qui est horrifié par les événements présents, qui a une sainte horreur des anarchistes et de la révolution en général; mais ce qui le tracasse avant tout, c’est le sort de ce malheureux pays où il a passé tant d’années et qu’il a appris à aimer. Que se passera-t-il quand les troupes de Franco entreront dans Barcelone? (Il est apparemment persuadé que cela ne saurait tarder.) Ce sera un massacre sans nom! Bien au-delà de tout ce qu’on a pu voir il y a quinze jours. Et les anarchistes brûleront la ville de fond en comble plutôt que de la laisser intacte aux fascistes!

Entre les volontaires enthousiastes et naïfs, hommes et femmes, catalans et étrangers d’une part, et d’autre part la communauté plus réaliste des hommes d’affaires qui attendent, avec horreur ou satisfaction, l’arrivée de Franco, il y a la Généralité. Une Généralité apparemment bâillonnée, mais pas au point de négliger la bataille de communiqués mensongers inhérente à toute guerre. Hier, la T. S. F. et les journaux annonçaient que Cordoue était tombée. Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il n’en est rien et c’est au tour de Cadix d’avoir été reprise — ce qui est probablement tout aussi faux. Mais les gens dans la rue, et surtout les miliciens logés dans notre hôtel, accueillent ces fausses nouvelles avec enthousiasme, sans d’ailleurs se sentir autrement concernés : Cordoue et Cadix, c’est si loin que cela ne signifie pratiquement rien pour des Catalans. «L’important, c’est Saragosse», voilà ce que répétaient toutes les bouches lors de la fausse annonce de la chute de Cordoue. Encore une fois, quelle naïveté! Personne ne semble prendre au sérieux le débarquement des Maures dans le sud de l’Espagne. Avant mon départ, c’était la grosse question qu’on débattait dans la presse anglaise, mais ici les journaux étrangers sont pratiquement introuvables et la presse locale ne consacre même pas une ligne à l’affaire.

Dans le courant de l’après-midi, j’ai eu mon premier contact avec le P. S. U. C., le Parti socialiste unifié de Catalogne. Son quartier général, le «Colón», est une vraie ruche et le rez-de-chaussée a été transformé en bureau de recrutement, ce qui ne fait qu’ajouter à la confusion. Nous finissons tout de même par trouver le local réservé à l’accueil de la presse étrangère. Tout se trouve encore entre le chaos et la Genèse. Ce service vient tout juste d’être créé. Mon compagnon socialiste anglais et moi sommes les premiers visiteurs et nous en retirons tout le bénéfice.

Le parti est né de l’union de quatre groupes politiques, en tête desquels figurent les communistes et les socialistes catalans (qui conservent dans le reste de l’Espagne des organisations indépendantes). Cette union, qui se préparait déjà avant le soulèvement militaire, a été réalisée juste après. C’est une indication importante dans la mesure où elle montre à quel point l’antagonisme entre communistes et socialistes s’était atténue — pas seulement en Catalogne, pas seulement même en Espagne. Car rien n’était possible sans l’accord de l’Internationale communiste. D’une manière générale, les communistes semblent avoir pris le meilleur sur les socialistes au cours de la négociation. Leur organisation était de beaucoup la plus faible, mais ils ont obtenu l’affiliation du parti unifié à l’Internationale communiste. Toutefois, la véritable force du nouveau parti ne réside pas dans les anciennes appartenances socialistes ou communistes: le facteur principal, c’est l’affiliation à l’U. G. T., l’union des travailleurs socialistes. Je m’enquiers auprès de mes interlocuteurs des groupes contrôlés par l’U. G. T. à Barcelone. On me répond qu’il y a environ la moitié des cheminots et des employés de banque, ainsi qu’un fort pourcentage des employés de la municipalité et de l’Etat. Il y a quelques jours, la C. A. D. Z. I., la centrale syndicale des employés du secteur privé, a donné son adhésion. Mes interlocuteurs reconnaissent bien volontiers que la C. N. T. est largement majoritaire chez les travailleurs manuels.

Puis nous évoquons brièvement les questions brûlantes de l’actualité. Il y a partout des comités, politiques ou de la milice, qui représentent les partis et syndicats. Je pose la question: «Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de véritables soviets (comme dans les Asturies en 1934) formés de députés directement élus par les travailleurs dans leurs usines?» «C’est, me répond-on, parce que les problèmes militaires viennent au premier rang de nos préoccupations.» Réponse qui ne me satisfait qu’à moitié. Un bref entretien avec un milicien ou un réactionnaire convaincrait vite tout observateur qu’à Barcelone, les problèmes militaires sont loin d’être ceux qui se posent de la manière la plus aiguë. A moins qu’il ne faille considérer comme «problèmes militaires» l’incendie des églises et la mise à mort systématique des prêtres et des patrons? Cette manière de voir les choses, en fonction des questions militaires, est peut-être celle du P. S. U. C., mais certainement pas de la C. N. T. J’en suis donc réduit aux hypothèses. C’est la C. N. T. qui est en position de décider de l’opportunité de créer des soviets. S’il n’y a pas de soviets, il faut croire que la C. N. T. n’a pas jugé opportun d’en créer. Si elle l’avait voulu, l’U. G. T. aurait été incapable de s’y opposer. Et j’en viens à penser qu’après tout l’attitude de la C. N. T. peut s’expliquer par le fait qu’elle tient déjà les usines par sa puissante organisation syndicale: l’élection de soviets n’ajouterait rien à son pouvoir mais serait au contraire l’occasion pour les autres partis de tester leur influence dans les usines. En 1917, les communistes russes se montrèrent eux aussi beaucoup moins intéressés par les soviets dès qu’il furent à même de tenir solidement le pays grâce à leur organisation de Parti.

Que se passe-t-il dans les campagnes? Il semblerait, à en croire mes interlocuteurs du P. S. U. C., que les choses ne sont pas aussi tranquilles qu’elles le paraissent vues d’un train en marche. Il y a eu des massacres, dont les victimes ont été les propriétaires fonciers ou, faute de ceux-ci, leurs représentants sur place. Je pose la question: «Et qu’a-t-on fait de leurs terres?» Je reçois à nouveau une réponse évasive, comme pour le problème des soviets. Il apparaiît que chaque parti a sa propre politique en la matière et qu’un seul fait est indubitable: les gros propriétaires terriens et, plus généralement, les partisans de la rébellion ont été expropriés. Les anarchistes, semble-t-il, favorisent la création de communautés agricoles inspirées grosso modo des kolkhozes russes: exploitation commune de la terre, celle ayant appartenu aux gros propriétaires comme celle des paysans, et distribution des produits à partir de greniers populaires. Leur pratique serait plus «enthousiaste», plus proche d’une venue du royaume des cieux que celle qu’on observe en Russie. Car partout ou ils sont maîtres absolus d’un village, les anarchistes tentent d’abolir la monnaie et d’obtenir les produits du monde extérieur par voie de troc direct avec les syndicats urbains. Il s’agit là, bien sûr, d’un idéal que les anarchistes n’ont pu réaliser que dans quelques cas. Mais les gens du P. S. U. C. n’aiment guère cette manière de jouer à l’Utopie. Ils sont quant à eux favorables à la propriété privée paysanne et, dans les secteurs où ils tiennent la situation en main, ils essayent d’amener les paysans aisés à céder une partie de leurs terres aux plus pauvres pour aboutir à un équilibre égalitaire. Cet idéal ne se réalise lui aussi que dans quelques cas. Cela me semble très chrétien mais je me demande quelle sorte de «persuasion» peut amener les plus riches à se dépouiller en faveur des plus pauvres. Cela me paraît au moins aussi utopique que la panacée anarchiste de l’abolition de la monnaie. Je m’enquiers . «Pourquoi n’y a-t-il pas de décision centrale pour apporter une solution globale au problème?» On me dit que le gouvernement de Madrid s’y oppose et que les expropriations se font de facto. A nouveau la réponse ne me satisfait pas. Le gouvernement de Madrid n’a pratiquement pas voix au chapitre en Catalogne, où des décrets concernant la réforme agraire avaient déjà été promulgués de manière indépendante en 1932. S’il n’existe pas de législation globale, la responsabilité en incombe à la Généralité, non au gouvernement de Madrid. Et ceci est tout à fait compréhensible. A quoi bon légiférer quand il n’existe pas de pouvoir capable de faire appliquer la loi? De leur côté, les anarchistes ne se sentent peut-être pas assez forts pour imposer leurs idéaux à tous les villages de Catalogne. On laisse donc les choses se faire.

Question suivante: comment la milice sera-t-elle organisée? Sur ce point, qui est en fait le problème politique crucial du moment, les divergences entre le P. S. U. C. et les anarchistes deviennent flagrantes. Les anarchistes sont favorables au «systiéme des milices».  Cela signifie, m’explique un membre du P. S. U. C., qu’ils forment des colonnes composées de militants et de sympathisants placés sous la direction politique des organisations anarchistes et payés principalement par les usines où les anarchistes ont la haute main. Ces colonnes sont commandées par des commissaires politiques élus qui nomment des officiers n’ayant d’autre rôle que celui de conseiller technique. Sous cette forme, la milice me paraît être un puissant instrument au service du groupe politique prépondérant — les anarchistes en la circonstance. Et quelques remarques lâchées incidemment par des réactionnaires étrangers me reviennent en mémoire. Il était question des milliers de fusils, mais aussi des canons pris dans les casernes et entreposés hors des villes par les anarchistes, en prévision d’une situation d’urgence révolutionnaire. Et tous semblaient s’attendre à une nouvelle action concertée des anarchistes dirigée non plus contre les fascistes mais contre l’Esquerra, avec qui le P. S. U. C. paraît entretenir de très bons rapports, En tout cas, il y a deux jours, le P. S. U. C. a envoyé trois de ses membres à la Généralité tandis que la C. N. T. et les trotskystes continuent à refuser toute participation au gouvernement légal.

Contrairement aux anarchistes, me dit-on encore, le P.S.U.C. prône le «système de l’armée» (opposé au «système des milices») rejoignant en ceci la ligne de la Généralité et du gouvernement officiel de Madrid. Ce qu’est ce système, on le voit très bien: une armée régulière commandée par des officiers avec des commissaires politiques ne se mêlant que des questions politiques; les officiers ne sont pas élus mais nommés par leurs supérieurs hiérarchiques; les unités ne sont pas formées à partir d’hommes partageant une même foi politique mais en vertu de critères exclusivement militaires; le tout placé sous l’autorité du gouvernement légal, à savoir la Généralité. En un mot, le P. S. U. C. veut une armée aux ordres d’un gouvernement où il est représenté, les anarchistes veulent une armée qui soit à leurs ordres. Il est à noter que la doctrine du P. S. U. C. relativement à l’armée reflète le goût communiste et socialiste pour la centralisation alors que les anarchistes suivent leurs penchants libertaires. La mise sur pied d’une «armée» accroîtrait vraisemblablement l’efficacité des forces de la république. Une «milice» serait certainement préjudiciable au combat contre Franco mais constituerait un nouveau marchepied pour la révolution sociale. Contrairement aux problèmes précédemment évoqués, il s’agit cette fois d’une situation claire. On découvre la profondeur des divergences entre l’Esquerra et le P. S. U. C. d’une part, la C. N. T. et le P. O. U. M. de l’autre. Dans la soirée, je ne suis pas peu surpris d’apprendre par les journaux que les trois membres du P. S. U. C. entrés à la Généralité ont renoncé à leurs fonctions, laissant à l’Esquerra le soin de tenir seule la barre. Que s’était-il passé? Un conflit entre l’Esquerra et le P. S. U. C. ? Je ne peux y croire. Mais que croire d’autre?

Intrigué, je suis redescendu dans la rue. Toujours la même effervescence. Devant l’une des églises des Ramblas, à présent complètement en ruines, des miliciens bavardent avec des femmes, échangeant des plaisanteries sur l’Église et le clergé. La conversation se déroute en catalan mais j’en saisis le sens général. Deux thèmes surtout déclenchent ce rire particulier qui traduit la haine et le mépris. Le premier est celui de la rapacité du clergé: l’Église des pauvres, l’Église dont le royaume n’est pas de ce monde, s’est montrée très habile dans l’art de profiter au mieux des plaisirs de ce monde. Le second, qui déchaîne des rires encore plus sonores, est celui de la conduite plus que douteuse de ces prêtres qui, si on les écoutait, seraient des professionnels de la chasteté. Rien de bien original dans tout cela, rien, à mon sens, qui soit de nature à révéler les motifs profonds de l’incendie systématique des églises. Mais il est intéressant de voir comment les anarchistes ont repris en les modifiant pour les besoins de leur cause les arguments opposés à l’Église catholique par les pamphlétaires protestants du XVI° siècle. L’Église espagnole ressemblerait-elle aux Églises catholiques anglaise et allemande du temps de la Réforme? Un jeune businessman américain, rencontré tard dans la soirée, et qui, curieusement, est très favorable aux anarchistes (il est vrai qu’il a vécu assez longtemps à Barcelone pour devenir à moitié catalan) m’édifie à cet égard en comparant le clergé espagnol à son cousin français: ce dernier cultivé, dévot, sincère, décent — le premier étant, dans l’ensemble, tout le contraire.

Ce jeune Americain représente un cas intéressant à plus d’un titre, ne serait-ce que parce qu’il témoigne, à travers toute son attitude, du formidable pouvoir d’attraction de la révolution sur l’âme de personnes qu’on imaginerait à cent lieues d’être touchés par l’esprit révolutionnaire. Son affaire est pratiquement ruinée, me dit-il. Lui qui avait connu une large aisance, il a perdu tous ses biens en l’espace de quelques jours et peut tout juste mener une vie décente à l’heure actuelle. Il ne s’était jamais mêlé activement de politique. On s’attendrait à rencontrer un homme furieux, plein de haine à l’encontre des révolutionnaires. Tel n’est pas son cas. Il pourrait s’en aller du jour au lendemain et repartir à zéro chez lui, car c’est un homme de tout premier plan dans sa partie. Mais il aime ce sol, il aime ce peuple. Peu lui importe, dit-il, d’avoir perdu ses biens si le vieil ordre des choses s’écroule pour faire place à une cité des hommes plus haute, plus noble et plus heureuse.

Il est plein d’admiration pour ces anarchistes que certains identifient volontiers à Dieu et d’autres au Démon. Manifestement, ce qui lui plait le plus chez eux c’est leur mépris de l’argent. Il souligne que les communistes, dès le premier jour de la victoire, ont mis en avant des revendications économiques, telles que des pensions pour les veuves des hommes tués en défendant la république. Les anarchistes, eux, n’ont jamais parlé de pensions, de salaires ou d’aménagement des heures de travail. Ils se bornent à déclarer que tous les sacrifices doivent être consentis en faveur de la révolution, sans espoir de récompense. Le fait est que les salaires n’ont guère progressé depuis le 19 juillet, et moins que partout ailleurs dans les usines tenues par la C. N. T.

Je lui fais part des griefs exposés quelques heures plus tôt par les responsables du P. S. U. C. que j’ai rencontrés: les anarchistes manquent de discipline et de capacité organisatrice. Il admet que c’est là leur principal défaut. Mais il jette sur l’autre plateau de la balance leur enthousiasme et leur esprit de sacrifice. Apparemment, c’est surtout par là qu’ils ont forcé son admiration. «Je n’ai jamais fait grand cas des vertus militaires des Catalans, me dit-il. En général, ils détalent comme des lapins au premier coup de feu. En tout cas c’est ce qu’ils ont fait, ignominieusement, en octobre 34.» Mais cette fois, à la surprise générale, les choses se sont passées différemment. Les officiers rebelles furent les premiers à se tromper sur la volonté combative des habitants de Barcelone, ce qui explique qu’ils aient été si rapidement battus. «Toute la différence entre 1934 et aujourd’hui, m’explique-t-il, réside dans le fait qu’à l’époque les anarchistes étaient restés dans leur coin, alors que maintenant ils prennent part aux combats — ou plus justement ils ont été les seuls à se battre pour de bon. » (Pour ma part, je ne suis pas persuadé que les anarchistes aient été les seuls à se battre. L’incroyable vigueur de la riposte populaire à la rébellion du 19 juillet, vigueur que personne ne conteste, me semble plutôt due au fait qu’il s’agissait d’un combat unitaire de tous les éléments de la population contre l’ennemi séculaire, à savoir les généraux castillans. Jusque-là, il y avait eu le combat isolé d’éléments séparés du reste de la population — les anarchistes un jour, l’Esquerra le lendemain — et toujours la défaite à la fin. Cette fois, sans aucun doute, les anarchistes ont pris une part prépondérante aux combats et ils recueillent, sous forme d’une autorité accrue, le fruit de leur héroïsme et de leur abnégation.)

Il m’entrame vers le balcon et me décrit une scène dont il a été le témoin le 19 juillet. Au coin de sa rue, il y avait un détachement d’insurgés qui avaient mis en batterie deux pièces d’artillerie tenant sous leur feu la route parfaitement rectiligne au bord de laquelle sa maison est située. Sur cette route toute droite, un détachement de travailleurs armés commandé par un sous-officier des asaltos progressait vers la position ennemie. Un obus aurait suffi à les annihiler. Mais l’effet de surprise fut décisif. Ils chargèrent les canons, le fusil pointé vers le ciel d’une manière parfaitement inutilisable. Les artilleurs, ébahis par tant d’inconscience, restèrent sans réaction, attendant ce qui allait se passer. Avant qu’aucun ordre n’ait pu être donné, les ouvriers étaient au contact des soldats et commençaient, en termes enflammés, à les exhorter à ne pas tirer sur le peuple, à ne pas se rendre complices d’une insurrection dirigée contre la république et contre leurs pères et mères, à retourner leurs armes contre ceux qui les commandaient. Et c’est ce qui se produisit. Les soldats tournèrent casaque. La garnison de Barcelone avait été trompée de bout en bout: on avait dit à la troupe qu’elle agissait sur ordre du gouvernement pour réprimer une révolte anarchiste. Quand les soldats eurent compris le rôle qu’on voulait leur faire jouer, ils déposèrent les armes ou les retournèrent contre leurs officiers. Dans le cas dont mon ami américain a été témoin, certains officiers réussirent à s’enfuir, d’autres furent tués sur place. Les pièces furent pointées dans l’autre sens, sur la meme route. Les choses ne s’arrangèrent pas toujours aussi bien, commente en conclusion mon ami. Il fallut parfois des combats acharnés pour convaincre les soldats de se désolidariser de leurs officiers. Mais l’issue était invariablement la même.

Dans la soirée, je me suis rendu à un meeting du P. O. U. M. où Nin et Gorkin devaient prendre la parole. L’assistance était enthousiaste mais assez clairsemée. Le P. O. U. M. est faible. Les interventions n’avaient pas grand intérêt. En rentrant, sur le chemin de l’hôtel, un jeune intellectuel du P.O.U.M., un réfugié allemand pourvu d’une assez solide formation marxiste, m’a expliqué: «Il est évident que ni la Généralité ni Madrid ne veulent vraiment gagner la guerre. A preuve le pourrissement du front de Saragosse, le refus de Madrid d’envoyer des avions de bombardement là-bas, les tergiversations pour ce qui est de bombarder Oviedo. Ils craignent que la révolution ne progresse au rythme des succès militaires. Ils tâcheront de faire avorter la guerre civile pour préparer un accord avec Franco sur le dos des travailleurs.» Cette opinion n’est pas officiellement celle du P.O.U.M., mais elle reflète assez bien la façon de penser qu’on y a. Que les socialistes, les communistes et les républicains redoutent de nouveaux soulèvements anarchistes, cela est évident. Mais qu’ils préféreraient négocier un compromis avec Franco, voilà qui me paraît plus que douteux.

J’ai dîné avec un groupe de miliciens et j’ai été épouvanté en découvrant que tout ce qu’ils recevaient comme instruction militaire avant de partir au front, c’était d’apprendre à se servir d’un fusil. Pas d’exercice sur le terrain, rien sur la manière de creuser des tranchées, etc. Cela revient à envoyer de jeunes hommes à la boucherie. Pendant que nous bavardions, je vis passer des camions bourrés de volontaires en partance pour le front. Pas de cris, pas de chants mais des lèvres scellées sur un silence éloquent.

7 août

J’ai passé le plus clair de ma matinée à tenter vainement d’obtenir des laissez-passer pour moi-même et pour mon ami anglais. Le désordre qui règne dans les services officiels du gouvernement n’est pas un spectacle très plaisant. Personne ne semble être au courant de rien et quand on finit par trouver le responsable du service intéressé, il faut une heure pour obtenir quelques lignes tapées à la machine. Las de me heurter à une telle impéritie, je demande à être reçu dans l’après-midi par la section allemande de la C. N. T. (la C. N. T., ou plus exactement son organisation internationale l’A. I. T., a des sections dans la plupart des pays européens). Son siège se trouve dans le splendide immeuble du Fomento de Trabajo Nacional où Cambó avait ses bureaux et ses appartements privés. Le bâtiment est un modèle d’ordre et de propreté. L’accueil est courtois, amical même, mais l’on sent pointer en arrière-plan, beaucoup plus nettement qu’au P. S. U. C., la grandeza traditionnelle de l’aristocratie espagnole. Chacun des mots prononcés par les hommes de la C. N. T. qui se trouvent là trahit leur assurance d’être les véritables maîtres de fait du pays en attendant d’en être les maîtres de droit; ils peuvent donc se donner les gants d’être avenants mais n’ont de courbettes à faire devant personne.

Le jeune Allemand à qui j’ai affaire n’a visiblement pas l’habitude des subtilités diplomatiques. Il dit ce qu’il pense et, avec cette candeur si caractéristique de l’Espagne que je découvre aujourd’hui, admet beaucoup plus de choses que ne le voudraient les nécessités de la propagande. Ses réponses concernent à la fois le passé et l’avenir. A dire vrai, c’est moi qui ai amené la conversation sur le passé. Depuis deux jours que je suis à Barcelone, j’ai acquis la conviction que le changement survenu dans l’attitude des anarchistes est réellement capital et je voulais avoir l’opinion des anarchistes eux-mêmes sur ce problème. «Comment se fait-il, demandè-je, que les anarchistes, jusqu’ici antiparlementaristes et ennemis de toute forme de gouvernement, n’aient pas lancé un mot d’ordre d’abstention lors des élections de février 1936 et aient pris les armes pour défendre le gouvernement de l’Esquerra en juillet ?» Question embarrassante, qui suscite une réponse un peu trop conforme à celles qu’on a l’habitude d’entendre dans la bouche des autres dirigeants ouvriers. Apparemment, socialisme et anarchisme ont ceci de commun avec le catholicisme que, par-delà toutes les mutations entérinées par la pratique, le dogme demeure immuable. Mon anarcho-syndicaliste allemand ne nie pas les faits, il admet que quelque chose a changé. Mais ce changement s’est effectué dans le droit fil des principes anarchistes les plus purs. En février, il s’agissait de faire libérer les anarchistes détenus dans les prisons; et en juillet, s’ils ont pris les armes ce n’était pas pour défendre le gouvernement légal mais pour progresser plus rapidement vers l’abolition de l’Etat. Cette scolastique stérile m’est débitée avec toutes les apparences de la plus sincère conviction. Je n’insiste pas, convaincu pour ma part qu’il est inutile de discuter du dogme avec les fidèles d’une religion qu’on ne partage pas. Le débat sur l’avenir s’annonce plus intéressant.

Et il l’est, dans la mesure où il confirme pleinement tout ce que j’ai entendu dire sur les intentions des anarchistes, replacées cette fois dans un contexte intelligible. Les dirigeants de la C. N. T. ont les yeux fixés sur le front de Saragosse. Ils décideront de la ligne à suivre en fonction du tour que prendront les événements sur ce terrain. Tant que Saragosse est aux mains des rebelles, ils n’ont visiblement aucune intention de provoquer un changement de régime. Dès que Saragosse tombera, ce sera une autre paire de manches. Dans l’immédiat, m’explique le jeune homme, les anarchistes n’envisagent pas l’abolition totale de la propriété privée. Ils ont introduit le comunismo libertario, c’est-à-dire la communauté des biens et la suppression de la monnaie dans un certain nombre de villages où ils exercent un pouvoir sans partage, mais il n’est pas question d’imposer tout de suite ce système à l’ensemble de la paysannerie. Pas question non plus de décréter la socialisation totale de l’industrie. Au contraire, partout où les patrons d’usines et d’ateliers sont restés en place, on les contraint à poursuivre la gestion de leur entreprise. Ceci ne veut pas dire grand-chose dans les grosses usines, dont les patrons ont pour la plupart disparu, mais garde toute sa validité pour les petites entreprises et ateliers semi-artisanaux, comme on peut s’en convaincre en jetant un regard dans les rues, Les anarchistes n’ont pas davantage l’intention, à court terme, de rompre avec la Généralité pour créer une forme de gouvernement reposant exclusivement sur les comités. Dans l’immédiat, tous leurs efforts convergent vers la préparation des conditions qui permettront, plus tard, un changement plus radical. C’est-à-dire: instauration du comunismo libertario là on cela peut se faire sans résistance majeure; prise en main par la C. N. T. de la gestion des usines désertées par leurs propriétaires; extension du rôle de la C. N. T. dans les autres usines; création et développement de la milice; enfin et surtout, renforcement des comités politiques et élargissement de leur sphère d’influence de manière à faciliter la prise du pouvoir quand le moment sera venu. Et il me laisse entendre que la chute de Saragosse (il la croit visiblement toute proche) marquera la venue de ce moment. «Alors, poursuit-il, nous pourrons envisager une ligne plus adaptée à la réalisation de notre programme maximum, c’est-à-dire l’abolition totale de l’État (C’est-à-dire dans son esprit, substitution du pouvoir des comités à celui de la Généralité), même si les autres partis renâclent devant cet objectif.» En résumé: jusqu’à-la chute de Saragosse, un travail de préparation; après, une révolution qui mettra fin au double régime et consacrera la suprématie de la C. N. T. L’étonnant dans cette vision, c’ést qu’elle exclut de son champ tout ce qui n’est pas la Catalogne. Ces gens-là savent que dans les circonstances présentes, une seconde révolution les couperait de Madrid, les conduirait á se trouver pris entre le gouvernement central, Franco et l’intervention étrangère. Mais en quoi la chute de Saragosse serait-elle décisive — voilà qui demeure pour moi une énigme.

Et que faut-il penser du départ des trois membres du P. S. U. C. qui étaient entrés au conseil de la Généralité? Apparemment, ils ont dû démissionner parce que leur démarche précédente était dictée par le souci de faire pièce aux «mesures préparatoires» de la C. N. T. dont il vient d’être question. Le P. S. U. C. voulait laver la Généralité du reproche qu’on lui adressait communément d’être un gouvernement de «nationalistes bourgeois», et du même coup empêcher la C. N. T. de se poser en unique représentant légitime de la classe ouvrière face au pouvoir bourgeois. Par sa participation au conseil de la Généralité, le P. S. U. C. pouvait proclamer que le gouvernement catalan était représentatif à la fois de l’Esquerra nationaliste et des syndicats. C’est justement pour cela que les anarchistes ont exigé, sous forme d’ultimatum, la démission immédiate des membres du P. S. U. C. et ont menacé de quitter le Comité central des milices si satisfaction ne leur était pas donnée — ce qui eût entraîné le déclenchement de la guerre civile dans les rues de Barcelone. La Généralité ne pouvait gouverner sans l’accord tacite des anarchistes, accord exprimé dans le travail de ces derniers au sein du Comité des milices, lequel coopère à son tour avec la Généralité, Le P. S. U. C., étant beaucoup plus faible sur le plan syndical que les anarchistes et ne pouvant prétendre représenter la classe ouvrière à Barcelone, a dû s’incliner. A présent, rien ne peut se faire sans l’assentiment de la C.N.T.

8 août

J’ai visité ce matin une entreprise collectivisée, les ateliers de la compagnie générale des autobus. Le succès ou l’échec de la révolution dépendra dans une large mesure de l’aptitude des syndicats à gérer les usines expropriées. En Russie, la socialisation a signifie d’abord, et pour une assez longue période de temps, la dislocation de la machine industrielle. Qu’en est-il dans le cas de l’Espagne?

Indéniablement, l’usine que j’ai vue est un point fort à mettre à l’actif de la C.N.T. Trois semaines après le début de la guerre civile, quinze jours seulement après la fin de la grève générale, tout fonctionne parfaitement, comme si rien ne s’était passé. J’ai vu les hommes au travail. Les locaux sont propres, les activités se déroulent normalement. Depuis la socialisation, deux autobus ont été réparés, un véhicule en construction a été achevé et un autre assemblé de A à Z. Ce dernier porte la mention «construit sous le contrôle des travailleurs». On me dit qu’il a été terminé en cinq jours, contre une moyenne de sept sous la précédente direction. Succès complet, donc.

C’est une grande usine: impossible de tricher pour donner le change a un œil innocent. Je ne pense pas non plus qu’on se soit mis spécialement en frais à l’occasion de ma venue. Mais il serait cependant abusif de tirer des conclusions générales a partir de cette simple expérience. De nombreux facteurs concourent à faire de cette entreprise un exemple privilégié. A commencer par le fait que la Catalogne n’est pas l’Espagne. Le peuple catalan a toujours eu un sens des affaires aiguisé et le comité de direction (formé entièrement d’anciens travailleurs de l’usine) m’a entretenu des questions financières avec une passion toute naturelle chez des Catalans mais qui rendrait un son étrange dans la bouche de véritables Castillans. Tout d’abord, ces Catalans ont inauguré leur gestion en procédant à une réduction sensible des dépenses, chose dont ils sont apparemment le plus, fiers. Ensuite, l’entreprise est dirigée par des techniciens de la mécanique, qui représentent dans le monde entier la partie la plus intellectuellement avancée de la classe ouvrière. Que peut donner ce système appliqué à l’industrie textile catalane*? Enfin, la C.N.T. a veillé à me présenter une entreprise fonctionnant entièrement sous contrôle anarchiste, c’est-à-dire sans rivalité C.N.T. - U.G.T. La nouvelle direction a été élue au moment de la reprise du travail par les travailleurs eux-mêmes, mais en fait il semble s’agir de l’ancien comité d’entreprise de la C.N.T., -ui. avait su asseoir son influence bien avant la guerre civile. Il ne doit pas être très difficile à une telle direction de se faire obéir. Techniquement parlant, la tâche n’a rien de spécialement ardu. Barcelone n’a pas un besoin pressant de nouveaux autobus et l’essentiel du travail consiste à entretenir le matériel existant. Les mécaniciens, qu’ils se réclament de la C.N.T. ou de l’Esquerra, sont tout disposés à coopérer: on évite ainsi l’obstacle, qui s’est révélé si catastrophique en Russie, de l’obstruction systématique du personnel technique hautement qualifié. S’occupant principalement de réparations, l’entreprise a des besoins en matières premières réduits, ce qui lui permet d’échapper à la plus grande source de difficultés que doit affronter l’industrie catalane à l’heure actuelle. On parle beaucoup dans la ville de cette question des matières premières. En fin de compte, la compagnie des autobus se trouve dans une situation économique privilégiée: elle tire l’essentiel de ses rentrées financières de la vente des billets à bord des véhicules, qui continuent à être perçus comme en temps de paix. Elle n’a pas de problèmes de débouchés à trouver pour ses produits.

*A mon retour à Londres, j’ai entendu des propos sévères sur la désorganisation de l’industrie textile et la destruction des machines dans ce secteur. Là encore il faut sans doute se garder des conclusions hâtives. (N.d.A.)

Il serait prématuré de généraliser à partir d’un cas particulier correspondant à une situation plutôt favorable, mais un fait demeure: la réussite d’un groupe d’ouvriers qui, ayant repris en main une entreprise industrielle, a su en l’espace de quelques jours la faire tourner avec autant d’efficacité que par le passé. Une réussite à mettre tout entière à l’actif du niveau d’efficience du travailleur catalan et des capacités organisationnelles des syndicats de Barcelone. Car, il ne faut pas l’oublier, nous avons affaire à une firme qui a perdu la totalité de son personnel de direction. J’ai pu consulter le registre des salaires et paies et je me suis aperçu que le président, les directeurs, l’ingénieur principal et l’ingénieur en second étaient tous portés «disparus»  (euphémisme pour dire qu’ils ont été tués). Comme me l’ont expliqué très sereinement les membres du comité, cela s’est traduit par des économies pour l’entreprise — cela joint à la suppression des rentes versées aux amis personnels de l’ancienne équipe de direction et au plafonnement des salaires à mille pesetas par mois (les travailleurs n’ont pas été augmentés depuis que la socialisation est intervenue), Chez le peuple catalan, l’impitoyable cruauté inhérente à la guerre civile va de pair avec un sens des affaires qui ne se dément jamais.

Dans l’après-midi, j’ai servi d’interprète à mon ami britannique qui rencontrait un dirigeant du P.S.U.C. Au P.S.U.C., on est parfaitement au courant des projets anarchistes quant a ce qui se passera après la chute de Saragosse et ce n’est pas une mince source de tracas pour les dirigeants du mouvement. Visiblement, on ne s’aime guère d’un côté comme de l’autre, et cette inimitié ne date pas des événements récents. Le souci majeur du P.S.U.C. semble être de briser la prépondérance des anarchistes au sein du mouvement syndical de Barcelone. Mais l’affaire ne se présente pas sous des auspices très favorables. Il y a quelques jours de cela, les trois dirigeants de la minorité U.G.T. parmi les travailleurs du port ont été assassinés par des anarchistes. La C.N.T. a décliné toute responsabilité dans l’affaire et condamné officiellement cet acte, mais rien n’autorise à penser que de tels faits ne se reproduiront pas à l’avenir.

La violence anarchiste n’épargne personne. Le P.O.U.M. en sait quelque chose. Hier, un groupe de miliciens poumistes, en armes, s’apprêtait à tenir une de ses réunions habituelles quand une colonne de camions anarchistes est venue prendre position devant l’immeuble; les poumistes ont dû rendre leurs armes sous la menace des mitrailleuses tandis que les anarchistes déclaraient ouvertement qu’ils ne voyaient aucune raison de laisser le P.O.U.M. s’armer pour battre en brèche la domination de la C.N.T. Le P.O.U.M. a élevé une protestation officielle auprès du Comité central des milices, mais il n’y a rien eu à faire pour revenir sur le fait accompli.

9 août

Ce dimanche matin, j’ai assisté à un meeting de masse anarchiste à l’Olympia. Étant arrivé en retard, je n’ai pu pénétrer dans le bâtiment; dehors, une foule de plusieurs milliers de personnes écoutait les interventions diffusées par haut-parleurs. Pas d’enthousiasme tapageur mais une attention silencieuse et concentrée, rompue uniquement par quelques mouvements d’approbation. Les orateurs s’élevaient avec indignation contre l’intention attribuée au gouvernement de Madrid de réorganiser l’ancienne armée et prenaient la défense du «système des milices» anarchiste. Ils rejetaient catégoriquement l’autoritarisme à la russe: l’Espagne n’a pas à s’inspirer de la révolution russe. Garcia Oliver, l’actuel leader de l’organisation à Barcelone, a reconnu que la situation stagnait sur le front de Saragosse mais a justifié ce fait par là longueur des délais nécessaires à la réorganisation de l’industrie de guerre et a poursuivi: « Aujourd’hui, camarades, il ne s’agit plus de parler de la journée de six heures, de huit heures ou d’un nombre quelconque d’heures. Combien d’heures devons-nous travailler aujourd’hui? Autant qu’il le faudra pour la victoire de la révolution.» Un silence pesant accueillit cette proposition. Difficile de dire si ce silence était une manifestation d’assentiment ou de désapprobation. Oliver a une manière bien personnelle d’asséner aux masses des vérités peu agréables à entendre. Mais le quotidien anarchiste Solidaridad Obrera n’a pas reproduit cette phrase dans son compte rendu de la réunion.

Dans l’après-midi, je suis allé au Tibidabo, sorte de parc de divertissement qui a été et continue sans doute d’être le théâtre de nombreuses exécutions nocturnes. Mais en ce dimanche aprèsmidi, l’endroit était envahi par une foule paisible, jeunes et vieux mélangés qui avaient l’air de se distraire sans arrière-pensée, à cent lieues des horreurs de la guerre et de la révolution. Mais en bas, dans le port, à quai ou au mouillage, on voyait des bâtiments de guerre appartenant à quatre nations.

10 août

J’ai passé ma journée dans différents bureaux mais j’ai fini par obtenir les papiers nécessaires et une automobile pour me conduire sur le front.

11 août

Dans une rue étroite, une auto se fraie tant bien que mal un passage au milieu d’une foule surexcitée. A l’intérieur quatre miliciens en armes et un cinquième homme, en manches de chemise, sans col, pâle comme la mort. Un milicien tient un revolver braqué contre sa tempe: une arrestation, de toute évidence, avec exécution sommaire à la clé.

Je suis entré dans une des meilleures boutiques des Ramblas pour faire l’acquisition de quelques articles de toilette. Le marchaud m’explique que, pour une raison obscure, il ne peut vendre ce genre d’articles le lundi matin. «Mais je pars pour le front», dis-je. Aussitôt son visage s’illumine et il s’empresse de me servir. Pourtant ce type de magasin n’a pas eu dans l’ensemble à se louer de la révolution.

LA CATALOGNE

ET LE FRONT D’ARAGON

Cet après-midi, à une heure, après des jours d’attente et de contretemps, j’ai fini par prendre la direction du front à bord d’une automobile du Comité central des milices, en compagnie d’un chauffeur armé et d’un garde lui aussi armé. Nous sommes trois a faire partie de l’expédition — le représentant à Barcelone de Paris Flèche, M. John Cornford (un jeune communiste anglais) et moi-meme.

De fait, la campagne catalane n’est pas aussi calme qu’elle me l’avait paru vue d’un train. La plupart des villages ont leurs accès barricadés et sérieusement gardés de jour comme de nuit. Les sentinelles semblent sortir d’un tableau de Goya: des vêtements paysans, souvent d’une propreté douteuse mais ornés de foulards rouges ou rouge et noir. Ils se distinguent du commun des mortels par des insignes rouges portant la marque de leur organisation ou du comité local. Ils ont le torse barré de cartouchières pleines. On les trouve installés au bord de la route ou, plus fréquemment, en embuscade derrière un barrage de sacs de sable, couchant en joue notre automobile ou agitant furieusement d’antiques escopettes. Ces fusils représentent la partie la plus intéressante de leur équipement. Les plus modernes datent des guerres napoléoniennes et ont sans doute été conservés comme des reliques de famille. Je ne saurais garantir qu’ils soient capables de tirer en cas de nécessité! A chaque fois, les sentinelles arrêtent notre auto et se mettent en devoir d’examiner nos documents: le laissez-passer du véhicule, ceux des passagers, les permis de port d’armes, les cartes de presse pour les journalistes, parfois même les cartes de parti du chauffeur et de notre ange gardien. Il est éprouvant pour les nerfs de répéter cette cérémonie plus de vingt fois par jour, mais cela se fait dans la correction et le plus souvent sans perte de temps inutile. Les villageois s’acquittent consciencieusement de cette tâche depuis plusieurs semaines, avec plus de rigueur il est vrai dans les bourgades industrialisées que dans les communautés paysannes. Dans ces dernières, il arrive qu’on ne rencontre pas de barricades, voire même pas de gardes armés.

Il y a dans presque chaque village un comité politique, invariablement constitué sur la base des règles édictées par la Généralité, c’est-à-dire la représentation paritaire de tous les syndicats et organisations politiques. Du point de vue de l’assise populaire, les anarchistes sont prépondérants dans la province de Barcelone alors que le P.O.U.M. l’emporte de loin à Lérida. Ceci parce que son dirigeant le plus en vue, Maurín, est originaire de Lérida.

Tous les villages que nous avons traversés défendent jalousement le territoire communal mais pas un de leurs habitants n’est parti pour le front. La milice se recrute essentiellement à Barcelone.

La vieille bourgade de Cervera abritait naguère un séminaire. J’interroge à ce sujet un jeune factionnaire de l’endroit — il a un air assez ouvert, pas plus de seize ans. Il me répond avec un sourire épanoui: «Oh, ils sont partis! Et comment qu’ils sont partis !» Toutes les églises ont été incendiées; ne restent que les murs. Cela s’est fait la plupart du temps sur l’initiative de la C.N.T. ou des colonnes de miliciens de passage. Dans la région, il n’y a pratiquement pas eu de véritables combats entre rebelles et partisans de la Généralité.

Curieusement, bien peu d’indices annoncent que nous approchons du front. La route est intacte et le trafic plus réduit qu’en temps de paix. Quelques rares camions chargés de vivres, d’autres, moins nombreux encore, transportant des munitions roulent vers le front. En sens inverse, des camions qui rentrent à vide. Nous ne rencontrons pas une seule ambulance.

Lérida se trouvant au carrefour des routes qui desservent la partie sud du front de Saragosse, je m’attendais à y rencontrer une intense activité. Rien de tel. Trente à quarante autos et camions sont garés sur la place et nous apercevrons dans la ville quelques miliciens. Mais ils ne sont pas plus de quelques centaines, au grand maximum, massés pour la plupart dans les bureaux du gouverneur civil, parlant avec enthousiasme de Buenaventura Durruti, le fameux dirigeant anarchiste, et de sa colonne. Ce sont là les héros favoris de la guerre catalane, dont la gloire éclipse celle des autres colonnes. Durruti a la réputation d’être une sorte d’ange vengeur tout entier dévoué à la cause des pauvres. Sa colonne est connue pour être plus impitoyable que toute autre à l’égard des fascistes, des riches et des prêtres, et toutes les milices de Catalogne chantent à l’envi la louange de ces hommes pleins d’abnégation qui progressent vers Saragosse sans souci des lourdes pertes subies. Dans les bureaux du gouverneur, il y a des gardes qui ont servi sous les ordres de Durruti. Avec un sourire qui ne révèle nul sadisme mais plutôt la joie ingénue d’un enfant tout à son amusement du moment, ils me montrent les balles dum-dum qu’ils ont fabriquées eu incisant la pointe de balles ordinaires. «Prisionerosss ...» me dit l’un d’eux, sous-entendant par là que chaque homme pris aura sa balle. Tel est donc le visage de la guerre civile en Espagne. J’incline à penser qu’il en va de même dans le camp de Franco. Mais d’un côté comme de l’autre, les envoyés de presse neutres doivent garder le silence s’ils ne veulent pas s’attirer de sérieux ennuis.

Il n’est pas facile de trouver un endroit où dîner, à cause du rationnement des denrées alimentaires. C’est le premier signe indiquant vraiment que nous approchons du front.

Au cours de nos vaines recherches, nous tombons sur un groupe de personnes qui mangent des tortillas, attablées devant un café. Des étrangers, sans aucun doute possible. Ils nous invitent cordialement à partager leur repas. Ils ne semblent pas très disposés à révéler leur nationalité, mais dès que je prends place parmi eux, j’identifie un correspondant de presse russe dont j’ai vu la photographie dans les journaux. Et même sans cela, sa réserve ne lui aurait pas été d’un grand secours pour dissimuler son identité: son accent et les quelques mots en russe échangés avec ses compagnons auraient suffi à le démasquer. Mais il semble croire que, sorti du territoire national, personne n’a jamais entendu parler de la Russie. Pour une raison qui m’échappe, il a l’air de croire que le travail révolutionnaire doit en toute circonstance s’accompagner du secret. La conversation s’oriente vers le problème anarchiste. Nous tombons d’accord sur le fait que les anarchistes sacrifient de plus en plus leur credo antiautoritariste sur l’autel de la dictature révolutionnaire. «Mais dans ce cas, me dit mon Russe, ils n’ont plus qu’à rejoindre les communistes.» Il ne conçoit visiblement pas que les anarchistes, qu’il s’agisse de la base ou du sommet, puissent modifier leur position sans rentrer dans le giron de l’Internationale communiste.

Nous reprenons la route, de nuit, et nous rapprochons rapidement du front. Les villages se font plus rares, et par voie de conséquence les gardes armés. Si une patrouille ennemie réussissait à franchir les avant-postes républicains, il lui serait facile de couper les communications et d’intercepter le trafic routier, presque sans opposition. A Fraga — c’est déjà l’Aragon — nous décidons de nous arrêter pour la nuit.

12 août

Fraga. Nous avons pour voisin à l’hôtel le chef de bataillon Farras, commandant en second des forces catalanes. C’est un officier de l’armée régulière, mis à la retraite d’office en 1933 par le gouvernement Robles puis placé par la Généralité à la tête des mozos de escuadra. Ces mozos de escuadra sont un corps de police créé tout exprès pour protéger le gouvernement catalan. A leur tête, Farras a participé à l’insurrection catalane contre Madrid d’octobre 1934; condamné à mort après la défaite, il vit sa sentence commuée en emprisonnement à vie. Libéré en février 1936, il reprit sa place à la tête des mozos, combattit dans les rues de Barcelone en juillet 1936 et fut nommé au poste qui est actuellement le sien. Il appartient à l’Esquerra catalane et talonne Durruti pour ce qui est de la popularité. Il résume ainsi les causes de la paralysie du front de Saragosse: «Nous sommes en pleine révolution sociale.» Il n’est pas courant d’entendre pareil aveu dans la bouche de quelqu’un qui n’est pas anarchiste. Il se désintéresse bientôt de la conversation pour réclamer bruyamment un repas qui ne peut manifestement être servi si tôt. Il est flanqué d’un certain nombre d’officiers adjoints qui bavardent joyeusement, réunis autour d’une table. De toute évidence, ils n’ont eu aucune communication avec le front depuis la veille, que ce soit par téléphone ou par messagers. Si quelque chose s’était produit, Farras serait resté de longues heures dans l’ignorance de l’événement. Mais il donne l’impression d’un homme pourvu d’un grand courage physique.

A Fraga, nous nous trouvons à proximité immédiate du front. La nourriture est rationnée, les conditions d’hébergement strictement limitées. L’intercession de Farras — très obligeamment proposée — est nécessaire pour nous procurer à chacun un repas et un lit, face à la résistance acharnée de l’aubergiste, qui en a visiblement par-dessus la tête de se retrouver avec des notes impayées. Il se radoucit en voyant que nous sommes tout disposés à acquitter notre écot.

La taverne du village est remplie de paysans. L’apparition de trois étrangers est bien sûr un événement de taille. Chacun s’emploie aussitôt à faire le récit des hauts faits de la révolution. Ce sont pour la plupart des anarchistes. Un homme nous apprend, en se passant d’un geste éloquent les doigts devant la gorge, qu’on a tué trente-huit «fascistes» dans le village. Une véritable partie de plaisir. (La localité ne compte que quelques milliers d’habitants.) Les femmes et les enfants ont été épargnés, on s’en est pris seulement au curé et à ses partisans les plus virulents, au notaire et à son fils, au châtelain et à quelques gros paysans ! J’ai d’abord cru que ce nombre de trente-huit victimes était une fanfaronnade, mais le lendemain, j’ai pu me convaincre de sa réalité en m’entretenant avec d’autres paysans qui n’éprouvaient pas tous le même enthousiasme devant ces massacres. J’ai eu de leur bouche des détails sur la manière dont les choses s’étaient passées. Ce ne sont pas les villageois qui ont organisé les exécutions mais les miliciens de Durruti, lors de leur premier passage. Ils ont arrêté tous les suspects d’activités réactionnaires, les ont conduits en prison à bord des camions et les ont fusillés. Ils ont dit au fils du notaire qu’il pouvait rentrer chez lui, mais le fils a préféré accompagner son père dans la mort. En réponse à ce massacre, les riches et les catholiques du village voisin se sont insurgés. L’alcalde a offert sa médiation, une colonne de miliciens est entrée dans le village et il y a eu vingt-quatre fusillés de plus.

Qu’a-t-on fait des biens des victimes? Les habitations sont naturellement revenues au comité, les réserves de vin et de vivres ont été affectées au ravitaillement des miliciens. Je n’ai pas soulevé la question de l’argent. Mais le grand problème est celui de la terre et des loyers que les anciens propriétaires percevaient de leurs fermiers. A ma grande surprise, je découvre que rien n’a encore été décidé à ce sujet, bien que les exécutions remontent à plus de quinze jours. La seule chose certaine est que la terre des victimes continue à être travaillée comme par le passé par les anciens fermiers ou par les ouvriers agricoles dans le cas des grands domaines non morcelés. La seule différence est que le châtelain a été remplacé par le comité en ce qui concerne l’emploi de la main-d’œuvre nécessaire. Pour le reste, il faut se contenter de on-dit: le comité percevrait en fin de compte cinquante pour cent des anciens loyers, les cinquante restants faisant l’objet d’une remise; la moitié des terres expropriées serait distribuée aux paysans les plus pauvres tandis que l’autre moitié serait gérée par le comité à titre de propriété collective du village. Il est évident qu’à Fraga la révolution agraire n’a pas été le résultat d’une lutte acharnée conduite par les paysans eux-mêmes mais la conséquence quasi automatique des exécutions, qui étaient elles-mêmes une péripétie de la guerre civile. Les paysans ont l’air d’être les premiers surpris par la nouvelle situation. L’un d’eux se contente de me répondre: «Qu’est-ce que je sais, moi? Ils décideront bien, là-haut.» J’insiste: «Qui décidera ?» «Qu’est-ce que j’en sais? Il y aura bien un gouvernement», me répond-il. Ceci éclaire d’un jour nouveau les réponses vagues que j’ai obtenues la veille dans d’autres villages à propos de l’expropriation des terres et de l’abolition du fermage.

Nous prenons la direction du nord, pour rejoindre le camp d’aviation du front de Saragosse que je découvre par deux fois, à midi et pendant la nuit. Pas trace d’artillerie antiaérienne. En réponse à mes interrogations, certains aviateurs conviennent que c’est effectivement étonnant que les rebelles n’aient pas lancé d’attaque contre le terrain. La nuit, j’ai pu voir des signaux ennemis émis à partir de points pas très éloignés, situés derrière les lignes gouvernementales. On admet en ma présence que c’est bien agaçant ces signaux qui se répètent chaque nuit, mais personne n’envisage apparemment d’envoyer une patrouille pour reconnaître la situation. Cette nuit, un petit contingent de miliciens fraîchement enrôlés est arrivé, tous sourires dehors. On les a aussitôt répartis dans des tentes montées sur le terrain d’aviation, de manière très ordonnée. Pour la plupart de ces jeunes gens, c’était avant tout une manière agréable de découvrir les joies du camping: ils ne se souciaient guère des réalités autrement sérieuses de la campagne qui allait suivre.tt

Pourquoi l’aviation, à la différence des autres armes, est-elle demeurée loyale? C’est que les aviateurs, après quelques années de formation dans des régiments ordinaires, sont sélectionnés individuellement pour recevoir leur instruction de pilotes: ainsi se trouve brisé le lien de camaraderie régimentaire qui a été à l’origine de tant de soulèvements militaires dirigés contre les gouvernements légaux qui se sont succédé. En outre, souligne l’un d’eux, les candidats aviateurs sont choisis en fonction de leur niveau technique, niveau qui va souvent de pair avec une disposition d’esprit favorable à la gauche, Après tout, l’industrialisme moderne s’accommode mal de l’éducation catholique traditionnelle de type espagnol et une mentalité mécaniciste fait figure de phénomène révolutionnaire, surtout dans un milieu d’officiers encroûtés dans les vieilles routines. Le pilote qui me parle ainsi est un patriote libéral, un homme que rien ne prédispose à épouser les thèses socialistes. Comme je lui demandais à quoi pouvait, à son avis, mener le bouleversement social dont il était le témoin, il me répondit: «Il adviendra ce qu’il adviendra. Pour le moment, il s’agit de gagner le combat commun contre les fascistes.» Mais posant la même question à un de ses camarades, je m’entendis répondre abruptement: «Au désastre.» Bien qu’ayant l’air de partager son opinion, ses camarades le firent taire. Il est flagrant que ces officiers libéraux sont déchirés entre leur serment de fidélité à la république et le peu d’estime, pour ne pas dire plus, qu’ils portent aux anarchistes.

Enfin le front, le vrai front. Nous avons failli le rater, tellement il est étriqué. Sur la route de Huesca, roulant vers le nord, nous avons été arrêtés au dernier moment par des sentinelles postées au bord de la route. Sans cela, nous nous serions enfoncés en territoire rebelle sans même le remarquer. Nous escaladions une colline en direction du village d’Alcalà de Obispo et nous nous sommes brusquement aperçus, tout surpris, que nous étions sur la ligne de front. Jusqu’à un peu plus d’un kilomètre en arrière, rien ne laissait deviner l’existence d’un front si proche. Puis nous voyons un obus éclater dans le lointain, mais aucun son ne nous parvient. Pas de front non plus au sens de tranchées aménagées ou de troupes déployées en ordre de bataille. Simplement une concentration de quelque trois cents hommes au village d’Alcalà, avec quelques postes avancés à moins d’un kilomètre. Aucun contact avec la colonne de la milice la plus proche, stationnée dans un village voisin, à quelques kilomètres de là. En voyant cela, j’ai pensé avec un amusement rétrospectif aux reportages des journaux étranger, faisant état des combats sanglants opposant des dizaines de milliers d’hommes.

Il m’a fallu un certain temps pour réaliser que j’étais pris sous un bombardement d’artillerie. Au cri lancé par quelqu’un de «A couvert !», je remarquai toutefois qu’il se passait quelque chose. Du mont Aragón, un des principaux bastions de Huesca, les rebelles tiraient sur ce qu’ils croyaient être les lignes catalanes. Par bonheur, ils n’avaient pas une idée très juste de l’emplacement de ces lignes, de sorte que leurs obus s’écrasaient avec une grande constance à un peu moins d’un kilomètre d’Alcalá, en un endroit où, m’expliquèrent les officiers, il n’y avait guère que des moineaux à tuer. Un nombre important de soldats gouvernementaux s’étaient massés sur le côté exposé du village. Debout, ils s’amusaient du spectacle. A chaque fois que nous entendions siffler un obus, nous faisions quelques pas en arrière mais étions aussitôt rassurés par le bruit de l’explosion lointaine.

Hier, les troupes catalanes ont dû évacuer le village de Siétamo pris sous le feu d’un tir d’artillerie bien dirigé. Mais la reconnaissance ne semble pas être le fort des insurgés et ils n’ont pas encore localisé les nouvelles positions. Du côté catalan, l’observation d’artillerie ne vaut guère mieux. Il y a six canons de campagne déployés devant le village, que l’on tire de temps en temps sans trop s’occuper de savoir vers quoi ils sont pointés. Deux obusiers sont en batterie derrière le village mais l’observateur s’est installé dans le clocher de l’église, à proximité immédiate des pièces, et je ne crois pas que les tirs aient pu causer de gros dégâts chez l’ennemi. Pas une perte humaine à déplorer dans cette colonne, en dépit d’une journée de bombardement incessant.

Notre séjour sur place a malheureusement été écourté par la faute de notre camarade français qui a pris une photographie en s’autorisant du simple accord d’un officier, sans en référer au comité politique de la colonne. Moyennant quoi nous avons eu droit à cinq minutes d’entretien avec ce comité avant d’être invités a déguerpir. Tout ce que j’ai pu découvrir, c’est que la colonne est composée principalement de poumistes mais contient aussi des soldats et officiers de l’armée régulière demeurés fidèles au gouvernement. On les reconnaît a leurs uniformes et à l’écrasante indifférence qu’ils affichent devant toute l’affaire. A la différence de la milice, ils n’ont pas de commissaires politiques mais sont représentés au comité de la colonne par leur commandant. Les informations qu’on m’avait données à Barcelone étaient exactes: les officiers servant dans les colonnes catalanes n’ont qu’une fonction de conseillers techniques auprès du comité, à qui appartient en dernier ressort le pouvoir de décision.

Nous avons essayé de trouver une autre colonne capable de nous ménager un accueil plus favorable, mais notre véhicule ayant soudain refusé tout service, nous nous sommes retrouvés bloqués dans le village de Seriñena.

13 août

Nous sommes restés immobilisés vingt-quatre heures durant à Seriñena — à mon grand ennui d’abord, puis à ma satisfaction croissante. Il y a d’abord eu un combat acharné pour obtenir les vales (bons) de nourriture et d’hébergement, chaque repas devant être sollicité séparément auprès du comité local. Les miliciens et les habitants de l’endroit ont seuls droit à une attribution normale. Mais après quelques palabres, nous avons obtenu de prendre nos repas à la cantine de la milice, ce qui nous a permis de lier connaissance.

Au terme d’un intéressant échange de vues avec le chef du comité local, un boulanger anarchiste, nous nous apprêtions à reprendre, tard dans la soirée, le chemin de notre fonda. Mais, comme nous sortions du réfectoire, le fonctionnaire posté à l’entrée souffla quelque chose au président du comité qui nous proposa de l’accompagner sur la place où, quelques jours auparavant, l’église avait été incendiée. Il y a eu des exécutions, à Seriñena, comme partout ailleurs. Parmi les victimes — une douzaine au total — figure le notaire qui détenait dans ses locaux, situés juste derrière la place, tous les actes relatifs à la propriété foncière et de nombreux autres documents à caractère financier. Tous ces papiers ont alimenté un grand feu de joie sur la place, de sorte qu’il ne reste aucune trace écrite des anciens droits de propriété. Les flammes montaient plus haut que le toit de l’église et de jeunes anarchistes n’arrêtaient pas de faire le va-et-vient entre le brasier et la maison du notaire, les bras chargés de paperasses qu’ils jetaient au feu en exultant. Il y avait aussi des gens qui fixaient les flammes sans mot dire. Ce n’était pas la simple destruction de vieux documents mais le symbole vivant de l’écroulement de l’ancien ordre économique.

Quelle est la réalité cachée derrière cet acte symbolique ? Il est évident que la crémation de documents relatifs à la propriété rurale n’a de signification concrète que si cette propriété est en même temps abolie dans les faits. Or, rien de tel ne s’est produit.

Le comité local dirigé par les anarchistes a aboli les loyers et exproprié quatre grands domaines, avec tout le matériel agricole qui y était attaché. La propriété paysanne, à l’exception des biens appartenant aux personnes exécutées, n’a pas été touchée, mais bon nombre des actes notariés devaient s’y rapporter. Il y a tout de même quelque chose de plus, comparativement à ce que j’ai vu à Fraga. Les paysans ne sont pas restés ahuris devant ce que la révolution leur procurait, ils ont tenté d’en tirer profit. Les machines expropriées et leur utilisation revenaient sans cesse dans la conversation.

J’étais de plus en plus méfiant devant tout le tintamarre verbal fait autour de la révolution agraire, et sceptique quant à l’utilisation ou aux projets d’utilisation des machines agricoles exposés par les paysans. Mais j’ai pu constater de mes propres yeux la réalité du changement. Dans la matinée, j’ai abordé deux jeunes anarchistes, au hasard, et je leur ai demandé de me montrer les batteuses. Ils m’ont conduit vers un ensemble de greniers situés un peu en dehors du village. Là, il y avait quatre des machines expropriées qui battaient d’énormes quantités de blé. Autour de chaque machine s’affairaient une dizaine de paysans. Tout, dans leur costume et leur manière de parler, indiquait qu’il s’agissait bien de paysans, et non d’ouvriers agricoles. Ils travaillaient tous ensemble sur la récolte de l’un d’eux; le lendemain, ce serait le tour d’un autre. Les visages étaient radieux, on ne perdait pas de temps et, pour autant que je puisse en juger, les machines étaient correctement utilisées. Un ouvrier mécanicien du village se tenait prêt a remédier à toute panne. A l’évidence, il n’y avait rien de forcé dans cette utilisation collective des machines expropriées: ailleurs, d’autres paysans continuaient à employer leurs outils désuets et reconnaissaient volontiers qu’ils ne tenaient pas à recourir aux machines. Ils appartenaient pour la plupart à la vieille génération. Le comité avait l’intention d’utiliser les machines pour battre les récoltes des exploitations expropriées dès que les paysans en auraient fini avec les leurs, et d’affecter aux besoins de la milice le blé ainsi obtenu, qui serait engrangé dans l’église.

En résumé: à Seriñena comme à Fraga, on trouve une importante masse politiquement indifférente et un actif noyau anarchiste formé principalement d’éléments de la jeune génération. A Fraga, profitant du passage de la colonne de Durruti, ce noyau a mis à mort bon nombre de personnes sans rien réaliser de constructif dans le village. A Seriñena, ce même noyau s’est trouvé livré à sa seule initiative car la colonne qui se trouvait à proximité n’était pas formée d’anarchistes mais de miliciens du P.O.U.M. et les rapports entre les anarchistes du village et les poumistes étaient loin d’être bons. En dépit de cela, le noyau anarchiste a su provoquer un progrès considérable dans la mentalité paysanne en répandant beaucoup moins de sang et en évitant de forcer la main à ceux qui préféraient l’ancienne manière.

Autre résultat appréciable de cette façon de faire: à Seriñena, les relations demeurent bonnes entre les paysans et une partie de la classe cultivée. J’ai vu, pour la première fois depuis bon nombre de jours, un homme portant des habits bourgeois. Il était entouré par un cercle de paysans avec quifil entretenait une conversation amicale et animée. On aurait pu le prendre pour un haut fonctionnaire catalan: c’était en fait le vétérinaire de l’endroit. Il n’éprouvait visiblement aucune crainte à conserver ses dehors bourgeois. J’ai fait par la suite la connaissance de sa fille, employée comme infirmière dans l’hôpital de fortune créé au village. Elle aussi travaillait avec plus de compétence que les infirmières volontaires venues de Barcelone et semblait très fière de pouvoir servir la révolution. Il y a apparemment bon nombre d’intellectuels, nationalistes catalans de cæur, qui collaborent sincèrement avec les anarchistes. D’autres, comme les aviateurs que j’ai rencontrés, se montrent plus réticents.

L’hôpital avait l’air fort bien tenu pour un établissement improvisé. Il était placé sous la responsabilité du médecin local mais quand je m’y suis rendu, quatre seulement des seize lits disponibles étaient occupés, et par des malades civils. Et il n’y avait qu’un blessé dans la salle spécialisée. Cette guerre n’occasionne pas beaucoup de pertes parmi les combattants: les massacres de l’intérieur sont autrement meurtriers.

14 août

Dans l’après-midi du 13, notre auto a pu être réparée et nous avons rejoint Leciñena, centre opérationnel de la plus importante des deux colonnes poumistes opérant sur le front de Saragosse. Nous avons été très aimablement reçus par son chef, Grossi, qui nous a permis de voir tout ce que nous souhaitions voir. La situation est la même qu’à Alcalà: quelques centaines de miliciens regroupés dans le village, des postes avancés non loin de là mais pas de contacts avec le village voisin tenu par des troupes catalanes. Grossi nous a fait visiter les avant-postes. Ils se trouvent à sept ou huit cents mètres du village, sur une série de petites collines. Dans la chaleur de l’après-midi, les officiers de l’état-major ne se montrent pas très disposés à y aller à pied. Personnellement, je ne peux m’empêcher de penser que cela eût été une manière plus prudente de procéder, mais nous prenons place à bord des véhicules et nous engageons dans la plaine vide et poussiéreuse — sans courir le moindre danger, tant le front est tranquille — sous les yeux de l’ennemi qui tient le village voisin et doit sans doute être à même de suivre notre progression. Certains avantpostes sont abrités derrière des rochers, d’autres se présentent sous la forme de tranchées peu profondes n’ayant même pas la protection de barbelés. Chaque détachement en faction dispose d’une mitrailleuse camouflée sous des branchages. Ils n’ont pas été relevés depuis cinq jours (!) mais leur vie est loin d’être pénible: ils ont des matelas pour dormir dans les tranchées ! Leciñena a été pris à la faveur d’une attaque surprise déclenchée de nuit la semaine dernière, et depuis lors la situation est plutôt calme.

De retour au village, Grossi entreprend de procéder à la relève des avant-postes. La colonne au grand complet, forte de quatre centuries, est rassemblée sur la place et Grossi paraît à un balcon pour prononcer une brève allocution d’où il ressort que la vigilance ne doit pas trop se relâcher et qu’il est temps de relever les avant-postes. Une heure plus tard, il se met à la tête de ses hommes et va passer la nuit avec les sentinelles. Ce rassemblement sur la place était plus pittoresque que vraiment militaire. Aucune tentative sérieuse pour former des rangs ordonnés, rien qui évoque la discipline telle qu’on l’entend à l’armée. Très peu d’uniformes mais une mosaïque bariolée d’accoutrements hétéroclites qui aurait probablement ravi l’æil d’un peintre mais qui eût sans doute été moins au goût d’un officier de carrière. Chose plus grave, rien n’est apparemment fait pour transformer cette masse brouillonne en un ensemble organisé, discipliné et aguerri. Cela serait pourtant facile à réaliser, dans la mesure où la zone située en arrière du front offre un terrain d’exercice idéal et où les miliciens, dans les longs intervalles entre les rares opérations, n’ont rien d’autre à faire qu’à ronger leur frein. Grossi est un personnage quelque peu primaire mais au fond très attachant et il ne fait pas de doute que ses hommes lui sont entièrement dévoués. Il est évidemment courageux — en tant que mineur des Asturies, il a l’expérience de la révolution et sait manier les masses — mais c’est un bien piètre organisateur et il ignore totalement l’art de la guerre. La rivalité entre lui et son conseiller militaire saute aux yeux: c’est là un cas très courant, qui n’est pas fait pour réduire le désordre général. Les soldats, désæuvrés, vont se réfugier dans la taverne du village.

C’est là que nous rencontrons, mêlée aux hommes, la seule milicienne de la colonne. Elle n’est pas originaire de Barcelone mais de Galice, elle a été mariée à un garde d’assaut puis a divorcé pour suivre son amant sur le front. Elle est très agréable à regarder mais les miliciens se gardent bien de lui prêter une attention spéciale car chacun sait que les liens qui l’unissent à son amant sont pour un révolutionnaire aussi sacrés que ceux du mariage. Tous sont néanmoins très fiers d’une femme qui a su affronter plusieurs heures durant le feu de l’ennemi dans une position avancée, avec seulement deux compagnons. Je lui demande: « Est-ce que ç’a été difficile pour vous ?» «No, sólo me da entusiasmo», me répond-elle, les yeux brillants. Et tout dans son attitude me porte à lui faire crédit là-dessus. Rien d’embarrassé non plus dans sa conduite vis-à-vis des hommes qui l’entourent. L’un d’eux empoigne un accordéon et se met à jouer La Cucaracha, elle se laisse aller au rythme de la danse tandis que les autres l’accompagnent de la voix. L’interlude terminé, elle se retrouve sur un strict pied de camaraderie avec tout le monde. Attitude d’autant plus remarquable de part et d’autre si l’on considère l’état d’isolement des miliciens face aux femmes du village qui, dans la plus pure tradition espagnole, refusent de simplement adresser la parole à un étranger. Parmi les infirmières, certaines ne se montrent pas aussi à cheval sur les principes moraux.

Je passe la nuit, en compagnie de quelques volontaires étrangers, dans la demeure abandonnée d’un ennemi de la révolution. Spectacle pénible à voir. Toutes les armoires étaient éventrées et leur contenu — linge, livres, vêtements, objets de piété, jouets d’enfants — répandu un peu partout à même le plancher, comme si l’endroit avait été le lieu d’un pillage en règle, ce qui n’était pas le cas. Les miliciens eux-mêmes ne devaient pas s’y sentir très a l’aise, mais ils n’avaient rien fait pour remédier au désordre. Ce désordre me paraît être un facteur de démoralisation.

La matinée suivante est plutôt mouvementée. Tout d’abord, un milicien essuie un coup de feu, et une chasse à l’homme, aussi fébrile qu’infructueuse, s’engage aussitôt dans toute une partie du village. Le milicien croit, à tort ou à raison, avoir été pris pour cible par un « fasciste ». Ensuite, trois avions ennemis nous survolent et la colonne au grand complet, plus la moitié de la population du village, se masse assez peu heureusement sur la place pour ne rien perdre du spectacle. Grossi, de retour de sa toumée nocturne, donne l’ordre de démasquer les mitrailleuses — en vain car, pour la première fois depuis plusieurs jours, les rebelles ne sont pas venus pour bombarder le village mais simplement pour le survoler. Apparemment, ces bombardements n’ont pas été suivis de grands effets: on ne trouve qu’un trou de bombe dans le village, et encore faut-il y regarder de près. De toute évidence, l’ennemi n’est pas supérieurement armé pour le bombardement. Mais un paysan a été tué il y a quelques jours par une bombe alors qu’il moissonnait tranquillement dans le no man’s land et les femmes continuent à le pleurer: « Oh, señor, quelle horreur, cette guerre ! Ils nous en ont tué un en plein champ ! » C’est le seul mort que Leciñena ait eu à déplorer ces derniers temps.

Il y a au village un groupe de déserteurs du camp rebelle; tous soldats de l’armée régulière enrôlés sous la bannière de l’ennemi alors qu’ils effectuaient leur temps normal de service militaire, tous militants socialistes ou anarchistes avant d’être appelés sous les drapeaux. Ce n’est apparemment pas un cas isolé: or, trouve tout le long du front des hommes comme eux, ayant appartenu à telle ou telle organisation révolutionnaire. Les prisonniers ordinaires sont fusillés sur-le-champ. Les déserteurs dont je parle ont dû encourir ce risque pour ne pas trahir par leur conduite leurs convictions politiques. En rejoignant les lignes gouvernementales, ils ont dû faire la preuve de leur qualité de membres d’une organisation antifasciste. Les déserteurs clament à tout vent que les chefs rebelles n’ont pas une confiance exagérée dans les soldats de l’armée régulière et qu’ils hésitent, pour le moins, à les engager en première ligne. Il ne semble pas, toutefois, que des pressions aient été exercées sur les soldats pour les contraindre à assister aux offices religieux.

Sur le chemin du retour, nous traversons Alcubierre — un village qui a été occupé par les Catalans, pris par les insurgés et repris par les forces gouvernementales. A ce qu’on me dit, les rebelles ont profité de leur brève maîtrise des choses pour fusiller les anarchistes et les socialistes les plus voyants. huit à dix en tout: soit sensiblement le nombre de morts à mettre à l’actif des gouvernementaux pour la période de temps considérée.

Nous arrivons à Barcelone tard dans la nuit — manque J. Cornford qui s’est enrôlé à Leciñena.

15 août

Mon ami socialiste anglais a lui aussi fait sa revue du front, suivant d’autres chemins. Il a vu notamment Tardienta, base d’une colonne du P.S.U.C. Là, il a recueilli un récit atroce, à peine croyable, mais qui me paraît cependant vrai. Après avoir pris Tardienta et procédé à l’extermination habituelle de la « vermine fasciste », les miliciens du P.S.U.C. se sont trouvés en possession d’une quantité considérable d’argent, bijoux et objets de valeur. Ils ont expédié tous ces objets à Barcelone, dans une automobile fortement gardée. A ce qu’il semble, les convoyeurs avaient leurs papiers personnels mais aucun certificat attestant l’origine et la destination du trésor dont ils avaient la charge. Quoi qu’il en soit, ils furent arrêtés au premier croisement de route par une patrouille du P.O.U.M. La voiture fut fouillée, les explications fournies jugées insatisfaisantes et les convoyeurs fusillés comme pillards par les pournistes. Et pour que la mesure soit comble dans l’horreur, les cercueils ont été retournés à la colonne psuquiste de Tardienta où on leur a donné des funérailles d’honneur. Trotskystes contre staliniens !

Mon compagnon, qui n’a pas de tendresse particulière pour les anarchistes, a vu les miliciens de Durruti. Il en est revenu complètement écæuré. Sans doute, ils sont allés plus loin quedimporte quelle autre colonne dans la direction de Saragosse sans se soucier des pertes subies, confiants dans l’inépuisable réservoir de matériel humain que représente le prolétariat anarchiste de Barcelone. Finalement le colonel Villalba, au nom du commandement central, a donné l’ordre de cesser le gâchis et Durruti a fini par obéir, non sans s’être longuement fait prier. Telle est la version de mon ami socialiste. Pour ma part, je ne serai pas aussi catégorique. Les autres colonnes n’ont pas fait preuve d’un esprit de sacrifice poussé à l’extrême et n’ont subi que des pertes très réduites. A ce train-là, les Catalans ne seront jamais dans Saragosse. Durruti a peut-être versé dans l’excès inverse, mais alors il fallait trouver un moyen terme entre le sacrifice inutile et une attitude timorée n’aboutissant à rien. Si l’on considère le front dans son ensemble, l’impetus de Durruti était certainement un atout qu’il aurait fallu savoir correctement jouer.

Mais ce que mon compagnon me rapporte sur l’attitude des miliciens de Durruti est plutôt rebutant. Il semble qu’au milieu de l’enthousiasme suscité chez les paysans par la cause républicaine ils aient réussi le tour de force de se faire haïr. Ils ont dû quitter Pina en raison de l’opposition silencieuse de la population, opposition qu’ils se sont montrés impuissants à réduire. Ils se sont apparemment montrés si intransigeants, qu’il s’agisse des réquisitions effectuées au profit de la milice ou des exécutions de fascistes réels ou prétendus tels, qu’ils ont failli provoquer une révolte ouverte dans le village. Mais les exécutions continuent. C’est, paraît-il, une activité qui a pris chez les hommes de Durruti l’allure d’une routine banale. Mon ami a été invité à assister à une de ces séances, comme on convie quelqu’un à un spectacle affriolant.

Ayant vu le front, je m’étonne du manque de réalisme dont font preuve tous les groupes politiques dans leurs calculs d’avenir. Tout repose sur cette idée que la chute de Saragosse est imminente, alors que cette éventualité se recule de plus en plus. C’est pourquoi il me semble que les poumistes sont mai venus d’accuser en privé le gouvernement de gêner volontairement les opérations. S’ils redoutaient simplement ce que pourraient faire les anarchistes après cette fameuse chute de Saragosse, cela pourrait se comprendre. Mais il est évident que rien de tel ne se produira dans un avenir proche, non pas en raison d’une hypothétique trahison du haut commandement mais bel et bien pour cause d’incompétence et d’inefficacité généralisée. Il faudrait un effort héroïque de la part d’officiers et hommes politiques réellement capables pour supprimer les tares flagrantes que présente le système des milices — mais on ne voit nulle part s’annoncer de tels hommes. D’un autre côté, si la méfiance des poumistes apparaît aussi peu fondée que l’enthousiasme des anarchistes, on peut encore en dire autant des craintes du P.S.U.C. et des républicains, craintes qui reposent sur le postulat de victoires éclatantes dans un futur rapproché. Ce sont en fait des revers qui s’annoncent si rien n’est fait pour amender les défauts actuels. Et à cet effet, tous les partis doivent unir leurs forces. Mais il faudrait d’abord que socialistes et anarchistes surmontent leur antagonisme réciproque, et que les anarchistes renoncent à leur crédo antiautoritariste. Verra-t-on cela bientôt ? Peut-être, sous la pression des échecs répétés. Les anarchistes ont déjà beaucoup évolué.

16 août

Dimanche à la plage — une plage remplie d’une foule joyeuse qui ne pense pas à tout ce qui se passe autour d’elle. Seule différence, ce genre d’endroit a perdu son « cachet à la mode »: l’ambiance y est franchement prolétarienne.

17 août

Les gens sont parfois étonnants. Des membres du P.S.U.C. m’expliquent qu’il n’y a pas du tout de révolution en Espagne et ces hommes (avec qui j’ai pu avoir une assez longue conversation) ne sont pas, comme on pourrait le croire, des vieux socialistes catalans mais des communistes étrangers. Pour eux, l’Espagne se trouve placée. dans une situation exceptionnelle: celle d’un gouvernement aux prises avec ses militaires. Et c’est tout. J’objecte que les travailleurs se sont armés, que l’administration a été prise en main par des comités révolutionnaires, que des milliers de personnes ont été exécutées sans jugement, que des entreprises industrielles et des exploitations agricoles ont été expropriées et sont actuellement dirigées par les anciens prolétaires et paysans. Qu’est-ce donc que tout cela, si ce n’est pas la révolution? Mais on me dit que je me trompe; il ne s’agit que d’un ensemble de mesures d’urgence n’ayant aucune portée politique. Jévoque l’attitude des instances dirigeantes du Parti communiste à Madrid, qui ont parlé de « révolution bourgeoise » pour qualifier la situation actuelle. Bourgeoise si l’on veut, mais révolution tout de même? Non. Les communistes du P.S.U.C. avec qui je parle n’hésitent pas à désavouer leurs dirigeants, Je n’arrive pas à comprendre comment des communistes qui, depuis quinze ans, ont cru déceler aux quatre coins du globe des situations révolutionnaires là où il n’y en avait pas refusent de reconnaître la première révolution qui s’effectue en Europe depuis 1917. En toute équité, il faut constater que les psuquistes n’ont rien à envier aux anarchistes en ce qui concerne les idées bizarres à abandonner pour parvenir à une entente des deux camps. Et c’est du succès ou de l’échec de cette entente que dépend le sort de la révolution. Contrairement à ce qui s’est passé dans le cas des révolutions russe et française, la révolution espagnole ne peut résoudre ses problèmes par l’affrontement armé de factions révolutionnaires, du moins pas pour le moment. Franco est trop fort et toute dissension étalée au grand jour dans le camp révolutionnaire entraînerait la victoire immédiate du premier nommé. C’est ce qui retient jusqu’ici soudés des groupes aussi fondamentalement opposés que communistes et anarchistes. Mais cela ne les empêche pas de faire tout ce qu’ils peuvent pour que tout cafouille à qui mieux mieux. Jesùs Hernandez, député communiste et membre du comité central à Madrid, a donné une interview à un journal français non socialiste (Paris Midi, sauf erreur) où il dit tout le mal qu’il pense des anarchistes et déclare sans détours qu’une fois Franco écrasé, les communistes se débarrasseront de cette engeance (l’hypothèse contraire me paraît plus vraisemblable, étant donné l’actuel rapport des forces). Les anarchistes sont accusés de rester sciemment en retrait sur le front, de tuer des innocents, etc. Un anarchiste qui séjourne à l’bôtel, un Français, terroriste professionnel et personnage d’aspect assez peu commode, a déclaré à un journaliste dès qu’il a pris connaissance de cette interview: «Cet homme qui a écrit ces saloperies ne doit pas vivre; où qu’il aille on va savoir le trouver. Nous allons nous débarrasser de ces salauds*» — et autres aménités du même genre proférées sur un ton qui ne laissait aucun doute quant à sa détermination.

* En français dans le texte. (N.d.T.)

18, 19 et 20 aoùt

Épuisé, je me suis accordé quelques jours de vacances à Sitges. Naguère la plus huppée des stations du littoral catalan, elle présente aujourd’hui un aspect assez négligé. En temps ordinaire, la station vivait surtout des riches touristes. Le vignoble a été ravagé par les insectes nuisibles. L’ambiance est tendue — plus que dans n’importe quel autre village qu’il m’a été donné de traverser, bien qu’en surface tout ait l’air paisible. Quelques semaines avant la guerre civile, la Généralité avait installé une bibliothèque publique dans un assez bel édifice municipal. Aujourd’hui, la salle de lecture ne désemplit pas — des jeunes gens et jeunes filles, appartenant visiblement aux couches les moins favorisées de la population, qui ont violemment protesté contre le trouble que je causais en prononçant quelques mots à voix haute pour obtenir des informations du préposé aux livres. Mais ce n’est là que la trace d’un passé plus heureux.

Des dizaines de villas expropriées sont maintenant laissées à l’abandon. Que sont devenus leurs propriétaires? Les femmes, à ce qu’on m’a dit lors de mon retour à Barcelone, ont été contraintes de travailler pour la milice en effectuant des tâches subalternes comme le blanchissage — exemple semble-t-il unique en Espagne. Il est à porter au crédit des Espagnols que les femmes emprisonnées ou fusillées n’ont pratiquement jamais subi de sévices. Ici à Sitges, les choses se sont passées différemment. Personnellement, mon séjour n’a donné lieu à aucune difficulté mais quand je suis reparti, à la gare, mes bagages ont été fouillés par une milicienne qui n’avait pas l’air de me porter dans son cæur et qui s’acharnait visiblement à faire le plus de dégâts possible. Mais, je le répète, partout ailleurs en Catalogne on a abandonné l’idée de fouiller les bagages, passés les premiers jours de l’insurrection.

Un après-midi, il y a eu sur la plage un grand holocauste d’objets de piété — encore un spectacle attristant. Le comité avait décrété que chacun devait livrer aux flammes les objets culturels tels qu’images saintes, statues, livres de prière et autres gris-gris. Les femmes arrivaient et abandonnaient sur le brasier, avec des regards lourds de regrets, ce qui avait été, moins que des manifestations de la foi en Dieu, une part de la vie quotidienne de la famille, un morceau du patrimoine. Personne n’avait l’air de se réjouir, sauf les enfants qui s’amusaient comme des fous à couper le nez des statues avant de les jeter au feu. Cela donnait plutôt envie de vomir et l’initiative était déplorable sur le plan strictement politique. A ce jeu-là, la foi catholique qui subsiste dans le cæur des gens risque davantage d’être réveillée que détruite. Je ne crois pas que tous les comités révolutionnaires aient adopté une semblable attitude en la matière.

Une nuit, on a clairement entendu des bruits de fusillade provenant de la direction de Majorque, Mais les pêcheurs qui travaillaient sur la plage ont tous nié avoir perçu quoi que ce soit, craignant visiblement de s’attirer des ennuis en lâchant une parole imprudente. Les riches ne sont pas les seuls à être terrorisés, les pauvres aussi craignent pour leur vie. Et qui pis est, il ne semble pas y avoir eu beaucoup d’amélioration dans la condition de ces pauvres gens. Les pêcheurs doivent continuer à travailler pour leurs maîtres; aucun changement n’est intervenu dans l’organisation de la pêche en mer. Le comité semble se complaire dans l’exercice de mesquines tyrannies. C’est, je crois, une exception locale, un cas particulier: à Sitges, faute de soutien populaire massif, la révolution devait inéluctablement tomber aux mains de personnages douteux, tant sur le plan de la compétence que sur celui de l’intégrité.

21 août

Passé la matinée à Barcelone. Une Anglaise, milicienne du P.O.U.M., m’a parlé de Tosas, une autre station balnéaire du littoral catalan, qu’elle connaît bien pour l’avoir assidûment fréquentée, avant et après le déclenchement de la guerre civile. Là aussi on a brûlé des objets religieux à l’instigation d’anarchistes d’un village voisin. Elle a eu l’impression que les paysannes répugnaient à se séparer de ces objets, mais que ces femmes repartaient ensuite convaincues de l’inanité de la religion catholique. Elle les a entendu prononcer des phrases comme : « San José ha muerto » (saint Joseph est mort). Le lendemain, on a aboli au village la formule traditionnelle de salutation: A Dios (Avec Dieu), parce que: « Maintenant, il n’y a plus de dieu dans le ciel ». Il y avait deux prêtres dans le village, l’un fanatique et rigoriste, l’autre plutôt laxiste dans son attitude, notamment vis-àvis de la population féminine. Ce dernier a été protégé dès le premier jour de la révolution par les habitants alors que le « bon » prêtre, voué au pilori par l’opinion générale comme suppôt de la réaction, s’est rompu le cou en tombant d’un rocher alors qu’il essayait de se soustraire à la fureur de ses paroissiens.

A Tosas, comme dans beaucoup d’autres endroits, les paysans u,ont su que faire des terres expropriées.

Dans l’après-midi, je monte dans le train de Valence — un train normal, avec une voiture- restaurant, des premières et des secondes classes — un train qui arrive à l’heure à destination.

Deux jours à Valence

Voilà comment à Valence se sont passées les choses: le général Monje, commandant de la garnison locale, a choisi de se cantonner dans une attitude attentiste, suivant la tournure que prendraient ailleurs les événements. Le gouvernement de Madrid a envoyé à’ Valence une junta delegada de trois hommes dirigée par le président des Cortès, Martínez Barrio (qui est aussi un des leaders de l’aile droite du Front populaire), avec mission de prendre la situation en main. Martinez Barrio a d’abord essayé de négocier avec le général Monje sans associer à sa démarche les sections locales de l’U.G.T, et de la C.N.T. Monje et Martínez Barrio ont en commun un point de rencontre: ils sont tous deux francs-maçons. Martínez Barrio comptait bien faire jouer cet atout pour que la négociation tourne à son profit. Mais Monje avait la même idée en tete. Valence était déjà entourée de faubourgs qui avaient brisé la rébellion dans l’æuf. Monje avait fort peu de chances de sortir vainqueur d’une épreuve de force et il avait tout intérêt à temporiser. Au bout de quelques jours, Martínez Barrio repartit pour Madrid avec en poche les clauses d’un accord proposé par Monje. Au lieu d’être sommé de déposer immédiatement les armes, le général avait été traité en interlocuteur valable. Quelles conditions a-t-il soumises au gouvernement légal ? Elles n’ont pas été rendues publiques mais, selon un bruit qui court, elles ne visaient à rien d’autre que la démission du gouvernement en place et la formation d’un pouvoir de médiation entre Franco et la République, pouvoir dont auraient fait partie le général lui-même (c’est-à-dire un homme déjà compromis dans la rébellion) et Martinez Barrio. Que ces propositions aient été transmises à Madrid par Martínez Barrio ou non, toujours est-il qu’il n’en ressortit rien de concret. Pendant que les négociations traînaient en longueur, le mouvement révolutionnaire enregistrait des progrès rapides dans la ville. La C.N.T., l’U.G.T. et les républicains locaux formèrent un Comité Ejecittivo Popular, mirent sur pied une milice ouvrière et refusèrent de tenir aucun compte des négociations engagées dans un premier temps, et de tout ordre venant de Madrid dans un deuxième temps. Retournant à Valence, Martínez Barrio trouva une situation totalement changée. Le Comité Ejecutivo Popular lui dénia carrément toute autorité. Et pendant qu’il renouvelait ses efforts pour parvenir à un règlement pacifique, le comité adressa un ultimatum à la garnison. Après quoi un certain nombre de soldats furent autorisés à quitter leurs casernements et à rentrer chez eux, tandis que le reste de la garnison était réduit par la milice au terme d’un bref affrontement. Les hommes de troupe n’opposèrent pratiquement pas de résistance à l’assaut populaire et la plupart des officiers furent massacrés, Martínez Barrio dut quitter Valence. Il rejoignit Albacete, une petite ville située entre Madrid et Valence que les républicains avaient reprise quelques jours plus tôt. A Barcelone, on parle maintenant de Valence comme de « la ville où les ouvriers font la loi »  Il semble qu’il y ait en effet à Valence une sorte de dictature prolétarienne née de la rupture entre le comité local et le gouvernement central de Madrid.

22 août

L’idée que je m’étais faite à Barcelone de la situation existant à Valence est totalement fausse. Constitutionnellement, Valence pourrait presque être, aujourd’hui, une république de soviets autonome. Mais socialement, elle est beaucoup moins « soviétisée » que Barcelone et demeure typiquement « petite-bourgeoise ». On y voit beaucoup moins de miliciens armés qu’à Barcelone, beaucoup moins d’usines et d’ateliers expropriés au profit des ouvriers, beaucoup moins de drapeaux rouges et beaucoup plus de drapeaux aux couleurs de l’Espagne et aux couleurs de Valence. Davantage de véhicules appartenant à une administration régulière de l’État qu’à un comité ou syndicat ouvrier, Davantage de gens bien mis dans les rues. Et aussi un nombre non négligeable de mendiants (à Barcelone on n’en voit pratiquement pas) qui vivent aux crochets des comités d’assistance récemment instaurés. Valence n’a pas vécu de chambardement social pareil à celui de Barcelone : simplement une brève empoignade avec la garnison qui, pour des raisons tenant aux conditions politiques locales, a débouché sur une sorte d’indépendance régionale. Un point c’est tout.

Quelles sont les forces du mouvement révolutionnaire à Valence ? Elles paraissent plus faibles, à tous égards, qu’à Barcelone. Il faut aller à Valence pour mesurer, par comparaison, l’importance du nationalisme catalan, de l’Esquerra. En Catalogne, par le biais de l’Esquerra, les représentants des classes moyennes, les commerçants, artisans et intellectuels participent au mouvement. Pour eux, la lutte contre Franco rejoint la lutte des Catalans pour la reconnaissance de leurs revendications en tant que nation. A Valence, il y a aussi un mouvement régionaliste qui réclame l’autonomie administrative pour les trois provinces de la région de Valence et le droit de cité pour le dialecte local, à égalité de droits avec le castillan. Mais ce mouvement est faible. En conséquence, toute la couche des commerçants (qui se trouve en position dominante dans une ville pratiquement dépourvue d’industrie) demeure indifférente ou hostile. Dans le riche Huerta de Valence, avec ses rizières et ses plantations d’orangers, avec son remarquable système d’irrigation hérité des Arabes, la situation semble encore moins favorable pour les révolutionnaires. Le verger n’est pas peuplé de serfs misérables soumis à l’arbitraire d’une poignée de caciques; pourtant, aux élections de février, de nombreux villages ont voté massivement pour la droite et les haussements d’épaules qui répondent a vos questions témoignent éloquemment de l’état d’esprit qui règne dans la région.

Parmi les éléments qui soutiennent le mouvement révolutionnaire, les anarchistes sont incontestablement les plus puissants. lis dominent le port mais occupent également une position prépondérante chez les ouvriers des transports, du bâtiment et chez les travailieurs manuels d’une manière générale. L’U.G.T. — comme à Barcelone — a la haute main sur les cols blancs et impose sa loi chez les cheminots. Ici, socialistes et communistes ont des organisations distinctes — contrairement à ce qui se passe en Catalogne mais conformément à ce que l’on observe dans le reste de l’Espagne. Mais les communistes et leurs frères ennemis du P.O.U.M. (trotskystes) sont faibles. Les membres de l’U.G.T. dans la mesure où ils se mêlent de politique, suivent la ligne générale socialiste. Les républicains trouvent une certaine audience dans la classe moyenne et inférieure mais ils sont divisés entre centralistes espagnols et deux groupes de régionalistes valenciens.

Le problème local le plus épineux est de loin celui de l’attitude des communistes. Toutes les autres sections du mouvement coopèrent assez bien. Les anarchistes sont ici plus modéres qu’à Barcelone et, bien qu’écartant toute idée de fusion avec les socialistes, se montrent disposés à coopérer avec eux. Les socialistes sont tres à gauche, et les républicains eux-mêmes semblent entretenir des rapports cordiaux avec les anarchistes. Je me suis rendu au siège de la plupart des partis et j’ai assisté à un grand meeting commun de toutes les organisations du Front populaire : il était visible que tout le monde était en désaccord avec le Parti communiste.

Quand je me suis rendu au siège du Parti communiste, mon œil a été attiré dès l’entrée dans le bureau du secrétaire, par un immense portrait de Staline et un autre, plus petit, de Kirov. A côté, deux affiches portant les slogans: «Respectez la propriété du petit paysan»  et «Respectez la propriété du petit entrepreneur». Le secrétaire se plaint aussitôt de l’attitude de tous les partis représentés au comité exécutif — tous sauf le sien. «La junta delegada, explique-t-il, était l’autorité nommée par le Président de la république et les anarchistes ne veulent pas com­prendre qu’il faut obéir. Ce qu’ils veulent, c’est l’indépendance régionale». Les socialistes ne seraient pas si mal que ça s’ils se contentaient de suivre Prieto (le leader de l’aile droite), mais il y a maintenant ce Caballero de malheur et son groupe, tous des gens qui, après avoir été réformistes pendant des années, se veulent maintenant des révolutionnaires à tout crin. Je demande: «Mais vous pouvez quand même compter sur un soutien sans défaillance de la part des républicains?» La réponse vient anssitôt: «Ne croyez pas ça. Ils n’arrêtent pas de loucher vers les anarchistes. Mais nous avons su y mettre le holà, et maintenant, il y a quelqu’un, à leur comité exécutif, qui sait montrer le visage qu’il faut à ces gens-là.» «Donc vous n’avez aucun appui nulle part?» «Vous me croirez si vous voulez, mais il y a eu des moments où nous étions les seuls ici à défendre les ordres venus de Madrid.» Alors que nous continuons à parler, un homme entre en coup de vent pour annoncer que les anarchistes ont réquisitionné d’autorité un camion appartenant aux communistes. Le secrétaire saute sur le téléphone, appelle le siège des anarchistes et se lance dans une explication animée qui met fin à notre conversation. Je me pose la même question qu’à Barcelone: comment les communistes ont-ils pu glisser aussi loin vers la droite, au point d’être plus modérés que les républicains, au point de rejoindre un Martínez Barrio, qui se tient tout juste à la lisière du Front populaire?

Si les communistes sont faibles dans les villes, ils semblent bénéficier d’une certaine audience dans les campagnes, fruit sans doute de leur politique de défense des paysans contre les tentatives de collectivisation anarchiste. Le comité régional communiste me fournit une lettre d’introduction pour la coopérative des planteurs de riz. Rien n’a été changé dans cette organisation (rendue obligatoire par la loi espagnole), si ce n’est que l’ancien comité a été évincé et remplacé par un nouveau, avec un socialiste à sa tête. Ils espèrent obtenir de meilleures conditions pour le prix de vente du riz, maintenant que toutes les rizeries, trentetrois au total, ont été expropriées par les syndicats. Avec eux, les négociations seront plus faciles qu’avec les patrons d’avant. Mais si ces derniers ont pu être mis hors du circuit, il n’en va pas de même pour les riches paysans. On m’avoue que les petits fermiers hésitent à attaquer les gros parce que ce sont eux qui contrôlent les coopératives d’irrigation et que toucher ne serait-ce que très légèrement à ce système complexe et délicat aboutirait à un véritable désastre.

L’impression que je retire de ma conversation avec le comité de la coopérative du riz est confirmé le lendemain par une incursion que je fais dans le verger, sous conduite anarchiste. Là, les anarchistes sont indéniablement la formation politique la plus active. Mais visiblement ils n’ont pas su emporter l’adhésion d’une fraction notable de la population rurale. L’indifférence politique (qui masque vraisemblablement une hostilité politique) est aussi patente que dans les villages de Catalogne ou d’Aragon. Il y a eu de nombreuses exécutions, mais dans cette riche région agricole, il eût été impensable de tuer tous les riches paysans. Il ne fait pas de doute que la collectivisation chère aux anarchistes n’est pas vue ici d’un très bon œil. Dans le village de Silla, quelques membres du comité local ont entamé une discussion animée avec les anarchistes de la délégation régionale qui m’accompagnaient. Pour eux, il allait de soi que la terre des paysans devait demeurer intacte, mais aussi que les terrains pris aux fascistes exécutés devaient être non pas collectivisés mais redistribués aux paysans. C’était du moins leur conception de la situation. Partout où je suis passé, je me suis aperçu que rien n’avait été décidé à cet égard et que les paysans se montraient aussi incertains — sinon indifférents — qu’en Aragon. Pendant ce temps, l’U.G.T., qui bénéficie d’un certain crédit auprès des ouvriers agricoles, s’occupe de faire exploiter les terres expropriées sans accorder à ceux qui les travaillent des salaires supérieurs à ceux qui leur étaient précédemment consentis. Mais au moins, souligne un jeune communiste, les contrats avec les travailleurs sont maintenant respectés, et c’est ce qui change tout.

En Espagne, le fossé qui existe entre l’idéal et la réalité confine parfois au grotesque et les gens sont si ravis de toutes leurs bonnes intentions qu’il ne leur vient pas à l’idée de les mettre en pratique. Les anarchistes qui sont le plus souvent à la tête des comités de village se targuent, entre autres succès acquis, d’avoir aboli le commerce privé pour ce qui est des récoltes. J’apprends que désormais les récoltes sont vendues directement aux syndicats et j’ai tendance à saluer l’exploit que cela représente du point de vue de l’organisation. Mais à un moment, le démon de la curiosité m’a poussé à demander un entretien avec le responsable de la commercialisation de la récolte — du blé en l’occurrence. Et c’est là que j’ai dû déchanter. Le responsable n’existait pas et un désarroi réel s’est peint sur le visage de tout le monde quand j’ai demandé à voir cet homme qui n’existait pas. Au bout de quelques instants, ils ont fini par convenir que les récoltes étaient traitées exactement comme dans le passé, c’est-àdire laissées aux initiatives marchandes des particuliers. En fait, maîtriser des problèmes comme celui de l’exportation des oranges de la région de Valence excède de beaucoup les capacités organisatrices d’un petit village. Mais à défaut de mettre en pratique les idéals du communismo libertario, il est toujours agréable de faire rouler le mot sous le palais.

Dans la région de Gandia, pour la première fois depuis que je suis en Espagne, j’ai vu ma vie mise en jeu. J’étais en train de parler des questions agraires avec le secrétaire de l’U.G.T. locale quand un messager entre et me dit qu’il y a dehors des messieurs qui veulent me voir. Ils étaient quatre, portant un uniforme pour moi inédit, avec des galons sur les manches. Ils se mettent tout de suite à m’interroger, de manière on ne peut plus policière, sur mes intentions, et quand j’explique que je suis ici pour étudier précisément la révolution agraire, ils me répondent qu’il n’y a pas de révolution agraire en Espagne, que mon enquête est nuisible, que l’Espagne n’a pas besoin que des étrangers viennent fourrer leur nez dans ses affaires et que si je tiens absolument à rapporter des informations chez moi, il suffit de faire savoir à l’Angleterre que le peuple espagnol est uni comme un seul bloc derrière son gouvernement. Et l’on me conseille de déguerpir au plus vite si je ne veux pas être « éliminé ». Je fais observer que je suis là avec l’auto de la section information du Comité Regional Ejecutivo et je leur demande s’ils veulent m’y accompagner pour bien s’assurer de mon départ. Ils déclinent mon invitation — et font bien. Car je découvre peu après qu’ils appartenaient à la Seguridad, c’est-à-dire la police ordinaire de l’ancien régime, et qu’ils agissaient entièrement de leur propre chef. Mais j’ai eu du mal à en convaincre mes mentors anarchistes, tant était forte leur conviction que seuls des communistes pouvaient se conduire de manière aussi puante. Même ma remarque que les miliciens communistes n’auraient pas porté de galons ne suffit pas à les faire changer d’idée: ils s’obstinent, me disant que les communistes raffolent de tout ce qui ressemble à l’attirail galonneur des militaires. Je n’en suis pas persuadé, mais cette réaction est caractéristique de l’état d’esprit régnant entre communistes et anarchistes.

Dans l’après-midi, à Valence, j’assiste à une réunion de masse du Front populaire (dont sont exclus les anarchistes et le P.O.U.M.). Il y a environ cinquante mille enthousiastes présents.

Quand la Pasionaria monte à la tribune, la joie de l’assistance est à son comble. La Pasionaria est, chez les communistes, celle qui force le plus la vénération des masses — son personnage

est sans égal. Et sa renommée n’est pas imméritée. Non qu’elle ait la tête particulièrement politique: au contraire, ce qui lui vaut le suffrage des foules, c’est son détachement vis-à-vis des manæuvres de la politique, la foi simple et touchante qui se dégage de chacun des mots qu’elle prononce. Et plus encore sa totale absence de forfanterie, son effacement presque. Vêtue de noir — de manière simple et nette mais sans aucune visée à l’élégance — elle parle un langage direct, dépourvu des fleurs de rhétorique et autres crocs-en-jambe que les autres orateurs croient indispensables à leurs discours. La fin de son intervention donne lieu à un moment pathétique : sa voix, usée par d’innombrables adresses à d’immenses foules depuis le début de la guerre civile, lui fait soudain défaut. Elle se rassoit avec un geste d’excuse de la main, comme pour dire : «Pas la peine, c’est, plus fort que moi, je n’en puis plus. Excusez-moi.» Pas la moindre trace d’ostentation dans ce geste, simplement le regret de ne pouvoir dire en cette occasion des choses qu’elle aurait encore aimé dire. Ce geste, dans son absolue simplicité, dans sa sincérité, dans le mépris profond dont il témoigne vis-à-vis de la performance de l’orateur, était plus touchant que l’ensemble du discours préliminaire. Cette femme qui, à quarante ans, en paraît cinquante exprime dans chacun de ses mots, dans chacun de ses gestes, l’image maternelle (elle a eu cinq enfants et l’une de ses filles était présente au meeting), a quelque chose d’un ascète du moyen âge; il flotte autour d’elle une sorte d’aura religieuse. Les masses adorent en elle non l’intiellectuelle doctrinale mais la sainte qui viendra leur montrer le bon chemin aux jours de l’épreuve et de la tentation.

24 août. Dans le train, entre Valence et Madrid

Dans le couloir du train, je croise deux jeunes anarchistes que j’avais déjà vus à Barcelone. Ils sont en mission. Je voyage en troisième alors qu’ils ont des billets de première classe, procurés par l’organisation anarchiste. Nous mangeons ensemble au wagonrestaurant, après quoi ils m’invitent dans leur compartiment de première classe. Je ne peux m’empêcher de leur faire remarquer les changements intervenus dans leur situation sociale, mais ils balaient en riant mes interrogations: après tout, le changement n’est pas si profond que ça. Même s’ils occupent un compartiment de première classe, ils ont gardé leurs vêtements de travailleurs — l’un d’eux a même avec lui son fusil, qu’il a placé dans le filet à bagages. En face, un couple bien différent et qui selon toute apparence ne voyage pas aux frais de la princesse: une mine de commerçants aisés, la femme plus morte que vive en voyant mon ami manipuler son fusil, bien qu’il n’y ait aucun danger véritable. Remarquant sa nervosité, mon ami lui lance un sourire gamin et entreprend de faire une démonstration. Tandis qu’il montre comment on charge et décharge l’arme, le couple assis en face de lui verdit de plus en plus. Mais aucune hostilité réelle entre les deux camps, entre les représentants de l’ancienne et de la nouvelle classe dominante si cocassement confrontés.

Nous approchons de Madrid par le sud, en traversant la plaine aride de la Manche. La moisson, qui aurait normalement dû être terminée en juillet, bat son plein, faisant appel à toutes les énergies. Nous parlons de la misérable condition des paysans de la Manche quand soudain, pas très loin en direction du nord­ouest, se profile la crête bleue d’une montagne. Je questionne: «La Guadarrama?» C’est bien elle. Et je me rends brusquement compte que Madrid est perpétuellement menacé, en danger d’être pris d’un jour à l’autre si les rebelles parviennent à percer le front de la Guadarrama.

MADRID

25 août

Notre arrivée a la gare d’Atocha, hier après midi, n’a été marquêe par aucun événement particulièrement remarquable. Pas de taxis, comme à Barcelone, mais des porteurs, comme dans tout le reste de l’Espagne révolutionnaire. Le métro et les transports publics fonctionnent normalement. Mais ici, le problème de la nourriture se pose avec une plus grande acuité et les hôteliers ont l’air particulièrement sur les dents. Mes premières tentatives pour trouver à me loger se heurtent à des fins de non-recevoir : visiblement, on se méfie des inconnus, d’autant qu’on n’est pas sûr de pouvoir les héberger décemment. J’ai fini par trouver mon bonheur du moment dans une pension suisse. Le directeur ne cesse de se plaindre des innombrables difficultés. auxquelles il doit faire face, mais la chère est aussi bonne qu’abondante.

L’impression qu’on recueille dans la rue est très différente de Barcelone, mais entre Madrid et Valence la différence n’est que de degré. A Barcelone, la mendicité a pratiquement disparu; à Valence, on la voit; à Madrid, elle est envahissante. A cet égard, rien ne semble avoir changé. La mendicité des enfants dans les cafés est particulièrement répugnante. Et on a l’impression qu’il ne s’agit pas d’une conséquence de la guerre civile mais d’un ensemble de conduites profondément enracinées dans les moeurs. On peut bien dire à un de ces jeunes mendiants qu’il y a maintenant des endroits où les pauvres trouvent à se nourrir sans payer : peine perdue. Si la mendicité se perpétue, il en va jusqu’à un certain point de même pour son contraire, le luxe ostentatoire. On remarque certes moins de gens bien mis que naguère, mais il ne manque pas d’hommes, et surtout de femmes, se pavanant dans les rues et arborant dans les cafés de beaux vêtements et de coûteuses toilettes, ceci sans appréhension apparente. Le chatoiement du vêtement féminin rend Madrid beaucoup moins austère d’aspect que Barcelone — même le Barcelone des Ramblas. A Madrid comme à Barcelone, les cafés sont bondés, mais la foule qui s’y engouffre est d’un autre type: journalistes, employés de l’État, éléments de l’intelligentsia. L’élément ouvrier est minoritaire.

Un des faits les plus frappants à l’heure actuelle, c’est la militarisation renforcée des forces armées. Les travailleurs munis de fusils mais ayant conservé leurs vêtements civils sont ici l’exception. Partout on rencontre des miliciens en monos — le nouvel uniforme bleu sombre. La plupart n’arborent aucun insigne de parti sur le couvre-chef. On sent ici la patte du gouvernement libéral de Madrid qui ne cache pas ses préférences pour une armée organisée par opposition au système des milices cher à Barcelone et aux anarchistes. Les sigles qui apparaissent sur les uniformes n’indiquent généralement pas l’appartenance à un parti politique mais le plus souvent l’affiliation à telle ou telle branche syndicale. Les anarchistes arborent naturellement le sigle C. N. T. ­ F. A. I. sur leur calot, mais au terme de ce «plébiscite orthographique» il apparaît qu’ils constituent une minorité à Madrid, encore que cette minorité ne soit pas entièrement négligeable. Dans l’ensemble, et toujours par comparaison avec Barcelone et Valence, l’élément militaire est beaucoup plus présent dans la rue. Car ici, on est tout près du front le plus périlleux et le plus difficile, celui de la Guadarrama.

Les églises sont fermées mais intactes. Dans l’après-midi, je me suis rendu à Nuestra Señora de la Florida pour voir les fresques de Goya. J’ai trouvé les portes closes mais le gardien m’a ouvert pour me permettre de satisfaire ma curiosité. A dire vrai, cette église n’était plus depuis longtemps réservée au service du culte; mais dans le voisinage immédiat, une autre église a été réquisitionnée pour les besoins du comité de la milice du quartier.

La plupart des véhicules réquisitionnés sont utilisés par les institutions d’État et non par les syndicats ou les partis politiques. Ici, l’élément gouvernemental demeure apparemment prépondérant. Ainsi, un simple permis délivré par la police ordinaire est suffisant pour séjourner à Madrid, alors qu’il serait sans valeur à Barcelone. Il n’y a même pas dans la capitale castillane de comité politique central.

Il semble qu’il y ait eu très peu d’expropriations. La plupart des ateliers continuent à fonctionner comme par le passé. Les hôtels hébergent des miliciens et certains parmi les plus élégants, tel l’hôtel Palace — le plus grand établissement hôtelier d’Europe — sont et doivent demeurer aux mains des organisations ouvrières. Mais le système de logement de la milice dans les hôtels semble disparaître peu à peu. Ainsi le directeur de ma pension m’a dit qu’il avait servi la veille pour la dernière fois un groupe de miliciens. A l’avenir, ils mangeront dans des réfectoires spécialisés et il n’est pas question qu’ils reviennent un jour s’engraisser aux frais de la princesse.

Les banques portent des inscriptions semblables à celles que j’ai vues à Barcelone. Seules quelques-unes, ayant leur siège social en territoire insurgé, sont déclarées réquisitionnées. En fait, dans toute l’Espagne, la banque est une des activités les moins touchées par les expropriations.

Pour résumer, Madrid donne beaucoup plus que Barcelone l’impression d’une ville sur pied de guerre, mais beaucoup moins celle d’un lieu secoué par la révolution sociale. S’il n’y avait pas les nouveaux uniformes de la milice, l’attitude assurée des miliciens dans les cafés, l’absence de voitures particulières et quelques affiches parlant çà et là de réquisitions et de contrôle ouvrier, on croirait difficilement qu’un quelconque bouleversement social est en cours.

Cette impression de calme est peut-être trompeuse ; en tout cas, la terreur veille derrière la façade. Aujourd’hui, tout le monde parle du terrifiant massacre qui a eu lieu hier. Il a été provoqué par l’annonce des atrocités de l’armée rebelle après la prise de Badajoz. On raconte que plus de mille cinq cents prisonniers républicains auraient été parqués dans les arènes et massacrés à la mitrailleuse. La censure officielle (qui fait contre elle l’unanimité des étrangers par son attitude bornée) a interdit aux journaux de relater cet événement, sous prétexte d’éviter une explosion de colère populaire. (Décision bien peu intelligente car la nouvelle s’est immédiatement propagée dans la ville entière, suscitant la colère et la fureur.) Les choses ont encore empiré avec la mutinerie des prisonniers politiques internés dans le cárcel modelo, la prison moderne. Ils étaient environ trois mille, en raison de la politique suivie par le gouvernement de Madrid, qui consiste à mener une enquête approfondie sur les suspects au lieu de les fusiller ou de les relâcher sur l’heure. Pratique beaucoup plus humaine que celle qui a cours à Barcelone où l’instruction de chaque affaire est réduite au minimum et aboutit à une exécution immédiate quand ses conclusions sont défavorables à l’inculpé, Mais dans ce cas précis, on peut s’interroger sur l’efficacité de cette attitude mesurée. Donc les détenus se sont mutinés, ont mis le feu à leur matelas et se sont attaqués aux gardiens avec des torches improvisées. Ils n’ont pu se rendre maîtres de la situation, mais la nouvelle de la mutinerie s’est propagée en ville alors que circulait déjà l’annonce du massacre de Badajoz. Un rassemblement s’est aussitôt fait devant la prison modèle pour réclamer l’exécution immédiate de tous les mutins. Des dirigeants du Parti socialiste sont intervenus pour essayer de calmer les esprits, mais sans succès. Un tribunal populaire a été improvisé et un bon nombre d’hommes politiques de droite parmi les plus en vue (dont Melquíades Alvarez) ont été exécutés. Et le massacre ne se serait pas arrêté là si le gouvernement n’avait annoncé la création immédiate d’un tribunal révolutionnaire en bonne et due forme. Cette dernière mesure jette quelque lumière sur la ligne de conduite jusqu’ici suivie par l’autorité judiciaire. Bon nombre de juges penchent secrètement du côté des rebelles ou ont été révoqués, comme éléments douteux, par décret gouvernemental. Il en va de même pour la police politique. Il était impossible aux effectifs ainsi réduits de faire face au surcroît de travail engendré par la guerre civile. En conséquence, des milliers de détenus peuplent les prisons, attendant qu’on se prononce sur leur cas — ou espérant l’entrée des forces rebelles à Madrid. Ainsi la faillite de l’autorité judiciaire, ou plutôt l’absence d’une véritable justice révolutionnaire, favorise les exécutions sommaires pratiquées par des groupes irresponsables qui semblent assez nombreux à Madrid.

26 août

Un fait me frappe de plus en plus dans le spectacle de la rue: la nouvelle situation des femmes. On voit dans les rues des centaines, des milliers peut-être de jeunes ouvrières qui fréquentent les cafés élégants de l’Alcalà et de la Gran Vía. Elles collectent des fonds pour le «Secours rouge international», une organisation «en faveur des victimes de la guerre de classe» — dans le cas présent, il s’agit principalement des blessés et des parents des victimes de la guerre civile. A l’origine, l’organisation se trouvait placée sous le patronage du Komintern, mais dans l’Espagne d’aujourd’hui communistes et socialistes en assument conjointement la direction. Rien de similaire n’existe à Barcelone ou à Valence, alors qu’ici, ces couples de jeunes filles (elles vont toujours par deux: sortir sans chaperon est toujours impensable pour une jeune Espagnole qui se respecte), bien habillées à la mode ouvrière et demandant à chacun d’apporter sa contribution, sont presque un fléau — ou le seraient si elles n’étaient pas aussi agréables à regarder. Elles ont l’air ravies de leur action: pour la plupart d’entre elles, c’est la première fois qu’elles peuvent se manifester en public, et elles ont par surcroît le droit d’adresser la parole à des étrangers et de s’attabler dans un café pour bavarder à loisir avec les miliciens.

Le tribunal révolutionnaire, qui entre aujourd’hui en fonctions, ne jugera que les affaires relevant de la loi civile ou militaire existante. Ce qui signifie qu’il n’aura à connaître que des cas de mutinerie. Il y a pourtant une énorme quantité d’affaires pendantes où se trouvent impliqués des prêtres, des aristocrates et des partisans de la droite qui ont été convaincus de conspiration contre le gouvernement ou suspectés de l’avoir fait sans avoir directement participé aux opérations militaires. Tous ces cas ne sont pas de la compétence du tribunal révolutionnaire. Aux premiers jours de la rébellion, les anarchistes avaient demandé l’exécution de tous ceux qui avaient été affiliés à un parti de droite. Ils ont les listes en leur possession et la seule Acción Popular de Gil Robles compte déjà quarante-deux mille membres. Les anarchistes ont fini par renoncer à cette sauvage folie mais personne n’envisage de limiter les exécutions aux seuls cas qu’une juridiction ordinaire définirait après examen comme «crime de haute trahison». En fait, les commissions d’enquête des trois groupes prolétariens implantés à Madrid — communistes, socialistes et anarchistes — travaillent en collaboration. Chacun a sa liste de suspects et quand l’un de ceux-ci est arrêté, le comité responsable de l’arrestation sollicité l’avis des deux autres parties prenantes. Si l’unanimité se fait, l’homme est soit exécuté soit relâché. S’il y a désaccord, on procède à des investigations plus approfondies. C’est vraiment une manière plutôt expéditive de résoudre un problème insoluble.

Car insoluble semble bien être le mot, comme le confirme un autre récit qu’on m’a fait. Le 19 juillet, la nouvelle milice a écrasé la rébellion militaire à Madrid en prenant d’assaut les casernements de Montana, Puis, après cinq heures de préparation d’artillerie suivie d’une attaque réussie, la milice a regagné le centre de la ville où elle s’est fait ovationner. En arrivant à la Puerta del Sol — un quartier plutôt réactionnaire — la foule et les miliciens furent pris sous le feu de coups de fusil qui partaient des quatre côtés de la place. Les asaltos ordonnèrent immêdiatement à la foule des hommes et femmes qui les accompagnait de se coucher à terre, prévenant ainsi une panique générale. Les Espagnols ont l’air de considérer le combat de rues comme une chose tout à fait naturelle. Quoi qu’il en soit, ils durent rester de longues minutes à plat ventre sur la chaussée, sous la mitraille, jusqu’à ce que les asaltos aient pu déloger les tireurs aux fenêtres. De tels événements se Teproduisirent plusieurs jours durant dans divers quartiers de la ville.

Ce genre d’affaire est déjà assez grave; mais il y a pire: à savoir les innombrables récits qui courent sur les faits d’espionnage, de trahison et de désertion de la part des officiers, sur les stocks d’armes constitués par les sympathisants des rebelles, sur les manifestations d’intelligence avec l’ennemi, etc., on n’en finirait pas de répertorier ce genre de choses. Il y a certainement un fond de vérité dans tous ces bruits : on pense à ces scènes de la révolution française et de la révolution russe où les révolutionnaires se sentaient entourés de toutes parts par l’ennemi, forcés de combattre dans l’ombre parce qu’ils n’avaient aucun terrain sûr où poser leurs pas.

L’air de Madrid regorge de ces récits terrifiants, bien plus qu’à Barcelone. Et ceci, autant que je puis en juger, non que la terreur soit ici plus virulente qu’en Catalogne (encore que la proximité de la Guadarrama représente un élément particulièrement crispant), mais parce qu’en Catalogne, les ennemis du gouvernement ont été promptement et impitoyablément écrasés, alors qu’à Madrid la carence de l’administration et le manque d’unité politique suscitent des frictions, encouragent les initiatives individuelles extravagantes, la cruauté et enfin, et ce n’est pas le moins, provoquent une incroyable inflation de rumeurs et de on-dit.

Un de ces récits solidement enracinés dans la tête des gens éclaire un aspect inattendu du fascisme. On arrête dans un hôtel un Espagnol suspect de collaboration avec l’ennemi. Il se tire d’affaire par le procédé assez méprisable mais humainement admissible qui consiste à dénoncer certains de ses amis. On le remet en liberté. Pas pour longtemps: ses amis le dénoncent à leur tour en apportant des preuves convaincantes à l’appui de leurs accusations, On l’arrête donc à nouveau et il est presque immédiatement fusillé. C’est alors que se produit la surprise. Les miliciens responsables de l’enquête et de l’exécution ont peur de chagriner la veuve en lui annonçant la mort de son mari. Pendant plus de quinze jours, ils la bercent de faux espoirs, lui racontent que son mari a été assigné à résidence dans son village natal et autres fictions du même goût. Le résultat a sans doute dû être une torture accrue pour la famille du mort, mais la démarche procédait tout aussi indubitablement d’un bon sentiment à l’égard de la veuve, qui, selon les miliciens, n’avait rien à voir avec la faute dont son mari s’était rendu coupable, car il avait réellement coopéré avec les insurgés — c’était du moins la conviction sincère de ses bourreaux. Il semble généralement admis que les hommes doivent être tués pour leurs opinions politiques, mais pas la femme qui partage les opinions de son mari.

A Barcelone, tous les étrangers parlaient sans cesse des règlements de comptes personnels effectués par le biais d’une dénonciation, mais la plupart du temps sans pouvoir citer d’exemple concret. A Madrid, j’ai eu connaissance d’un cas de règlement de comptes au sens le plus irréfutable du terme. Un patient dénonce son médecin à qui il devait de l’argent. Par chance, l’homme injustement accusé met d’emblée dans le mille en demandant à celui qui l’interroge: «N’est-ce pas X qui m’a dénoncé?» — et il explique toute l’affaire. Arrêté à son tour, le dénonciateur ne put dissimuler la matérialité de la dette tandis qu’une brève enquête aboutissait à laver le médecin de tout soupçon. Son patient fut aussitôt fusillé. Mais ce cas n’est sans doute pas unique, et il n’est pas certain que l’affaire tourne toujours au bénéfice de l’innocent.

Pour m’arracher à cette ambiance débilitante, je décide dans l’après-midi d’aller au Prado. Là, un groupe de jeunes miliciens anarchistes déambule à travers les vastes salles du palais. C’était certainement la première fois qu’ils mettaient les pieds dans un musée: ils regardaient les tableaux avec des mines perplexes, l’air de s’apercevoir que ce n’était pas aussi facile qu’ils l’imaginaient de conquérir les privilèges de l’éducation bourgeoise, Mais ils ne se contentaient pas de manifester cette dignité de comportement propre à tous les Espagnols placés dans une situation nouvelle ou gênante. Ils paraissaient conscients de se trouver en présence d’objets à admirer et respecter, comprenaient sans doute confusément qu’il y avait là de la beauté. Ils parlaient à voix basse, modéraient le bruit de leurs pas. Mais l’expérience était vraiment nouvelle pour eux.

27 août

Encore un fait significatif: le siège de l’U.G.T. n’a pas été transféré, comme à Barcelone, dans un grand hôtel, mais est resté à son ancienne adresse, un petit immeuble sombre de la calle de Fuencarral. Une petite équipe continue à y travailler mais l’ambiance est beaucoup moins animée qu’au siège de la C.N.T., ou au comité de la milice de Barcelone. Pourtant les socialistes dominent à Madrid, avec notamment le noyau de fidèles réunis autour de Largo Caballero, le président de l’U.G.T. Malgré cela, les plaintes sont nombreuses et amères. Est d’abord visé le gouvernement républicain. Il ne compte aucun socialiste, et c’est pour ceux-ci la raison principale de sa carence. Les mauvaises nouvelles en provenance de l’Estrémadure tendent à leur donner raison. Pour les socialistes, le gouvernement ne fait rien, n’organise rien, ne prévoit rien. Les doléances portent encore sur l’organisation intérieure des ministères. La plupart des services de l’Êtat ne sont pas sûrs; bon nombre d’employés de ces services sont de véritables traîtres. Mais, les ministres libéraux se refusent à aller au-delà d’un simulacre de purge dans ces milieux. Dans la parution d’aujourd’hui des Informaciones, porte-parole officieux du socialiste modéré Indalecio Prieto, on se plaint qu’au ministère de l’’Intérieur la lecture d’un journal socialiste fasse encore tiquer. Le ministre de la Guerre n’est pas allé jusqu’à organiser un service centralisé. Il n’y a pas de direction unifiée des opérations militaires, aucune délégation de pouvoir organisée. Le passage même d’un groupe de miliciens d’un commandement à un autre nécessite une décision personnelle du ministre, Et même dans ce cas, personne au front n’y attachera d’attention. Le sentiment général est que ça ne peut pas continuer ainsi et que les libéraux ne veulent pas ou ne peuvent pas faire mieux.

Si l’envie ne manque pas aux sodialistes de prendre lés rênes en main, des considérations importantes les retiennent d’effectuer ce pas. Certains d’entre eux, Araquistaín en tête, préconisent un changement de régime immédiat, mais deux puissants arguments s’opposent á ce projet. Le premier est exprimé par l’aile droite du Parti socialiste, conduite par Prieto et Galarza, et prend tout son poids du fait qu’il emporte l’adhésion des leaders des mineurs des Asturies: il faut préserver les relations amicales avec les démocrates internationaux, relations qui dépendent du caractère présent du régime. Tant que le gouvernement actuel demeurera en place, les pays démocratiques verront dans le cas de l’Espagne un gouvernement légal attaqué illégalement par une rébellion militaire. Mais si les socialistes accèdent au pouvoir, chamboulent l’ancienne administration et s’engagent sur la voie de l’instauration d’une république prolétarienne, alors on pourra leur reprocher à l’étranger d’être des imposteurs quand ils justifient leur action par la défense du gouvernement légal. C’est pourquoi Prieto et ses amis proposent l’entrée de quelques socialistes et communistes au gouvernement, mais le maintien de Giral au poste de premier ministre et le maintien en fonctions de la plupart des détenteurs de portefeuille actuels. Cette attitude est aussi celle des communistes qui, ici comme dans le reste de l’Espagne, représentent l’extrême-droite du mouvement travailliste et se montrent donc plus portés vers l’aile droite du Parti socialiste que vers Caballero.

Celui-ci rejette violemment les conceptions de Prieto. Son groupe souhaite la domination totale des socialistes dès que possible et refuse toute participation socialiste au gouvernement tant que cela n’est pas possible. On retrouve là l’attitude classique du marxisme orthodoxe auquel Caballero s’est tardivement rallié après trente ans de réformisme, Il répond à Prieto que la coalition dominée par les républicains qu’il préconise serait incapable d’effectuer la purge de l’administration, la réorganisation militaire et le contrôle impitoyable de toutes les activités économiques qui sont les conditions indispensables de la victoire. En se cantonnant dans un rôle de figurants, les socialistes se discréditeraient et tendraient aux anarchistes une perche de première grandeur.

Outre ces divergences substantielles de points de vue, il y a entre les deux groupes un important contentieux d’antagonismes personnels. Chaque groupe a son quotidien propre : Claridad pour Caballero, les Informaciones pour Prieto. L’organe officiel du Parti socialiste, El Socialista, a perdu presque toute son influence au cours de cette lutte entre factions rivales.

Le ton se fait particulièrement dur quand on en vient aux communistes. L’Union soviétique ne fait rien pour nous aider, disent mes informateurs — rien de plus que la France et l’Angleterre. Tout ce qu’ils font, c’est d’intriguer au sein de notre parti pour renforcer l’aile droite, et cela pour servir les intérêts de la politique étrangère russe qui ne veut pas mettre en péril le pacte franco-soviétique en adoptant une attitude trop révolutionnaire vis-à-vis de l’Espagne. On reconnaît toutefois devant moi que les communistes ont fait du bon travail à l’armée, notamment avec le fameux 5e régiment qui a plus d’une fois sauvé la situation sur le front de la Guadarrama. Pour leur part, les socialistes peuvent citer parmi leurs sujets de fierté le bataillon des cheminots et le train armé de la Gare du Nord.

Le grand souci de Caballero, c’est naturellement les anarchistes. Les sentiments qui opposent ces vieux ennemis sont plus proches de la haine rentrée que du simple ressentiment. La mutation intervenue dans le camp anarchiste ne semble guère appréciée ici: pour mes interlocuteurs, c’est davantage l’expression d’une défaite que d’une volonté de changement. Ils me le disent, après avoir fait litière de leurs vieilles convictions antiautoritaristes, ils devront, sous la pression des circonstances, « en passer par où nous voudrons ». Mais en attendant, la question demeure académique car le débat s’envenime entre socialistes et anarchistes. Alors que les fusils font cruellement défaut sur le front, on accuse les anarchistes d’en bloquer cinq mille à Madrid pour s’en servir au mieux de leurs intérêts si la situation le commande. Vrai ou faux, je ne saurais le dire, mais toujours est-il que les anarchistes sont bien armés et n’en font pas mystère, justifiant leur attitude par le peu de confiance qu’ils ont dans les capacités révolutionnaires des autres sections du mouvement en cas de crise majeure.

Pendant ce temps, tout le monde a les yeux tournés vers le front où, de toute évidence, la situation n’évolue pas comme elle devrait, Caballero et Del Vayo se rendent presque quotidiennement en auto dans le secteur de la Guadarrama, ce qui semble leur avoir valu un considérable prestige auprès des miliciens.

28 août

Là où le bât blesse le plus, c’est sur le chapitre des munitions. Après l’espoir déçu d’une aide française et russe qui jusqu’ici ne s’est pas matérialisée, après le spectacle d’une industrie de l’armement qui se développe à une allure de tortue en Catalogne et dans la région de Valence, les experts admettent mal qu’on ne saisisse pas les occasions réelles existantes d’acheter du matériel de guerre à l’étranger.

D’autres spécialistes sont plus particulièrement préoccupés par la situation économique. Il y a, bien sûr, la pénurie de matières premières et parfois un manque de personnel qualifié. Mais ce qui est plus grave, c’est la résistance opiniâtre qu’on oppose aux solutions proposées par ces experts en un moment où le temps presse. Il semble que I’État ne contrôle pas plus de 30 % de l’industrie dans les régions effectivement tenues par Madrid (si l’on exclut la Catalogue, Valence et le littoral nord) — alors que pour la seule Catalogne, le contrôle de l’État et des syndicats s’étend à 70 % de la production industrielle. Mais il arrive qu’on rencontre de remarquables réalisations là où on s’y attendrait le moins. Tel le foyer pour enfants vagabonds installé à l’hôtel Palace. L’établissement abrite une école improvisée, placée sous la direction d’une éducatrice étrangère ayant l’expérience des cas difficiles et assistée d’une équipe d’institutrices espagnoles. On y accueille des garçons de huit à dix-huit ans qui y sont nourris, hébergés et éduqués. Les filles bénéficient des mêmes avantages dans un autre bâtiment. Certains de ces enfants se trouvaient auparavant confiés à des institutions religieuses aujourd’hui dissoutes, d’autres ont perdu leurs parents dans les remous de la guerre civile. Très peu de Madrilènes parmi eux. Beaucoup se sont enfuis, seuls, chassés de leur village par l’avance des troupes rebelles, et ont rejoint ce foyer par leurs propres moyens ou avec l’aide des miliciens. Le gouvernement est parfaitement conscient du danger que représenterait l’apparition en Espagne d’une classe de bezprizornyie, comme on l’a vu à une époque en Russie. Certains de ces enfants, qui arrivaient en larmes à l’heure du repas, étaient aussitôt pris en charge par le personnel d’éducation et leurs camarades plus âgés, j’ai pu le constater de mes yeux. Les éducatrices m’ont dit que les pleurs étaient la règle quasi générale au début, mais qu’au bout d’un ou deux jours les enfants se sentaient comme chez eux, et j’ai pu vérifier que c’était vrai. Ce qui m’a le plus surpris, ce n’est pas tellement la rapidité avec laquelle ces enfants s’adaptaient à une organisation improvisée forcément imparfaite à de nombreux égards — après tout, c’étaient des fils de pauvres paysans ou ouvriers et tout, dans leur nouveau foyer, devait prendre pour eux les couleurs du paradis: la nourriture bonne et abondante, les chambres de l’hôtel Palace, l’attitude chaleureuse et attentive du personnel d’éducation, enfin, pour ceux qui venaient de la campagne, le spectacle fascinant des rues de Madrid. Non, ce qui m’a étonné, c’est l’absence de troubles de comportement chez ces jeunes garçons qui avaient tous vécu une terrible épreuve — voire un véritable enfer pour ceux qui avaient assisté à l’execution de leurs parents avant de se lancer dans une fuite éperdue vers l’inconnu. Et pourtant, en l’espace d’un ou deux jours, un peu de gentillesse et quelques paroles consolatrices prononcées par leurs camarades ou le personnel enseignant les aident à assumer sans trop de difficulté leur nouvelle situation. La directrice, qui avait déjà l’expérience des enfants d’ouvriers grâce à son travail dans de grands centres industriels, était aussi étonnée que moi; elle m’a avoué que, même dans des conditions normales, elle n’avait jamais rencontré une telle quantité d’enfants aussi bien adaptés.

Ce fait me paraît de nature à éclairer un aspect important de la révolution espagnole. J’ai déjà été plus d’une fois surpris par l’absence d’excitation pathologique chez les masses, qu’il s’agisse de brûler des églises et des images pieuses ou d’envisager la question du terrorisme. J’ai vite appris à hausser les épaules devant les informations diffusées par une certaine presse relative-ment aux tortures de religieuses brûlées vives et autres choses du même goût. Mais on ne voit guère de manifestations de cette frénésie qui devrait normalement animer des masses révolutionnaires. Autre phénomène surprenant dans la révolution espagnole, l’absence de bouleversement profond de la vie sexuelle. Il y a bien quelque chose qui se produit en ce sens, mais rien de comparable avec ce qu’on a pu observer dans la plupart des pays touchés par la Grande Guerre, et encore moins avec l’écroulement des normes traditionnelles en ce domaine qui a marqué la révolution russe. En ce qui concerne la part prise par certaines femmes aux combats, c’est un fait constant de l’histoire espagnole. La guerre civile n’a entraîné qu’une crise psychologique mineure. Et ces enfants qui, au milieu des horreurs de la guerre, conservent leur équilibre mental, contribuent à expliquer ce phénomène. Dans la terrible épreuve qu’ils traversent, les Espagnols demeurent tranquilles et posés en tant qu’individus, et ce parce qu’ils sont fondamentalement sains.

29 et 30 août

Deux jours de longs préparatifs avant de partir pour le front. L’atmosphère est au noir. Les rebelles attaquent en force sur le front de la Guadarrama, en Estrémadure ils ont pris Oropesa et marchent sur Talavera. La jonction des forces de Franco au sud et de Mola au nord est désormais un fait acquis et personne ne peut dire ce qu’il en résultera. J’ai décidé de négliger la Guadarrama, où la situation à déjà été abondamment commentée par les correspondants de presee: comme à Saragosse, les positions se sont figées. J’irai plutôt à Talavera, car c’est visiblement là que des choses vont se décider.

La nervosité politique ne cesse de monter. Les gens ont la conviction qu’on ne peut plus laisser les choses aller à la dérive et que Caballero doit prendre la barre en main. Chez les «politiques», les opinions sont partagées en ce qui le concerne. Certains ricanent ouvertement devant l’image d’un «Lénine espagnol» qu’une partie de la presse s’est empressée de forger. Mais d’autres ont en lui une confiance sans limites et il jouit à n’en pas douter d’une grande popularité au sein des masses. Quoi qu’il en soit, indépendamment de toute considération de personne, la venue au pouvoir des socialistes marquerait un sérieux effort pour redresser la situation alors que les républicains courent visiblement vers un désastre qu’ils ne font rien pour empêcher.

Dans la nuit d’avant-hier, nous avons essuyé notre premier bombardement aérien. J’étais rentré à ma pension, recru de fatigue, et n’arrivais pas à trouver le sommeil à cause de cette calamité majeure que représente, pour moi en tout cas, la T.S.F. L’Izquierda Republicana a installé un de ses centres de milice juste au coin de la rue où j’ai établi mon domicile provisoire, et leur T.S.F. donne à plein pendant une bonne moitié de la nuit. J’étais donc dans mon lit, pestant contre l’Himno de Riego — l’hymne de ralliement des libéraux espagnols — qui passait sur les ondes pour la centième ou deux centième fois en quelques jours. En plus, la musique n’est même pas bonne. Il y eut soudain, tout près, un grand fracas — j’appris par la suite qu’il y avait eu d’autres déflagrations, plus éloignées, que je n’avais pas entendues à cause de la T.S.F. — et la diffusion de l’hymne s’interrompit aussitôt. Sans jamais avoir personnellement fait la guerre, je com­pris néanmoins qu’il s’agissait d’une bombe. Mais ma première réaction fut une sensation de soulagement à l’idée que le vacarme sur les ondes avait cessé. J’allai à un balcon sur le derrière de la pension d’où l’on avait vue sur la Gran Vía, et de là je découvris une étrange scène. Les lumières des petites rues du quartier étaient toutes éteintes, mais celles de la Gran Vía, de l’Alcalá et de la Cibeles étaient restées allumées, désignant sans erreur possible à l’ennemi le central téléphonique, la poste centrale, la banque d’Espagne et, comble de dérision, le ministère de la Guerre qui avait été visé. Trahison ou simple négligence? Quoi qu’il en soit, c’était honteux. Dans la pension, tout le monde semblait très à l’aise ; le tranquille fatalisme espagnol fonctionnait à plein. Mais dans la rue, c’était un véritable pandémonium. Les miliciens déchargeaient leurs armes vers le ciel, une mitrailleuse installée sur le toit du ministère de la Guerre, ou tout près de là, se mit à crépiter puis s’arrêta brusquement. Le bombardement avait l’air terminé — il l’était en fait — mais les tirs sporadiques au fusil et à la mitrailleuse présentaient un réel danger. Je m’abritai derrière le parapet de pierre du balcon. Mais rien d’autre ne se passa et la fusillade se calma lentement.

Le lendemain, des badauds vinrent s’attrouper devant le jardin du ministère de la Guerre pour contempler le cratère creusé par la bombe, à trois mètres tout au plus du bâtiment lui-même. L’engin avait été lancé avec une précision dont n’aurait jamais été capable un aviateur espagnol: ce devait être l’æuvre d’un pilote allemand ou italien. Par pure chance, elle n’avait pas fait de morts, ne blessant que deux ou trois miliciens, Mais l’explosion avait été assez violente pour fracasser les vitrines et faire voler en l’air tables et chaises des cafés élégants de l’Alcalà, distants pour certains d’une cinquantaine de mètres; d’où un début de panique non seulement parmi les consommateurs mais aussi chez les miliciens. Ces derniers, n’ayant pas compris qu’il s’agissait d’une attaque aérienne, avaient cru à une bombe jetée dans un café par un « fasciste » et on eut toutes les peines du monde à les empêcher d’ouvrir le feu au hasard sur la foule.

Dans l’après-midi, je me rends en visite chez des amis qui résident dans le quartier ouest, près de la rivière Manzanares. Là, je recueille un récit assez déplaisant, Il y a au coin de la rue un pré où, chaque matin, un véhicule arrive, débarque quinze à vingt prisonniers qui sont aussitôt fusillés. Les corps restent exposés là quelques heures, comme à titre d’exemple, et on ne fait rien pour dissuader les habitants des rues voisines de venir profiter du spectacle.

La conversation s’oriente vers la situation critique qui règne sur le front: la plupart de mes interlocuteurs s’apprêtent à aller y servir en qualité d’officiers, Un de ces jeunes hommes se plaint amèrement de la mauvaise qualité du matériel — les mitrailleuses ne cessent de s’enrayer, les munitions datent du Déluge — quand notre hôte nous invite, l’air tout excité, à le rejoindre au balcon. De là je découvre la Guadarrama, toute proche dans le soleil de l’après-midi, mais noyée dans les nuages. Pas des nuages de pluie; des nuages de feu. Des nuages qui couvraient la plus grande partie du versant rapproché de la sierra. Manifestement, il ne s’agissait pas de foyers allumés par les obus, mais d’un incendie de forêt déclenché dans un but bien précis. La colonne de Mangada qui, nous le savions, opérait dans cette direction, avait-elle mis le feu à la sierra pour stopper une brusque percée des insurgés? Nous avons tous senti à ce moment la terrifiante fragilité de Madrid.

31 août

Au terme d’une infinité de contretemps dont nous devrions commencer a avoir l’habitude, nous prenons enfin, dans l’aprèsmidi, la route de Talavera. Nous sommes à cinq cette fois encore — le chauffeur, un convoyeur armé, deux photographes de Vue et moi-même. Le paysage commence à m’être familier. Il y a des gardes et des contrôles organisés dans chaque village, et des comités où tous les partis sont représentés. Mais aussi des différences flagrantes. Les villages sont beaucoup plus pauvres qu’en Catalogne et au Levant. On cultive le blé au lieu des fruits et des légumes. On rencontre çà et là d’importants greniers. Nous sommes dans la zone des grands domaines de type semi-féodal. Dans les comités, l’élément dominant n’est pas les anarchistes mais les socialistes, à qui s’associent parfois quelques communistes. Mais la différence majeure par rapport à ce qu’on observe dans l’est, c’est l’importance de la Juventud Socialista, l’organisation unifiée des jeunesses socialistes et communistes. Dans la plupart de ces communes, il y a quelques semaines seulement, on aurait été bien en peine de trouver une quelconque organisation de gauche. Il n’y en avait en tout cas pas avant la proclamation de la République en 1931. Et aujourd’hui, la jeune génération est à peu près la seule à avoir été touchée par la pensée missionnaire venue des villes. L’absence de tradition politique chez les vieilles couches explique la place prise par la Juventud et le nombre important de jeunes gens au sein des comités — contrairement à ce qui se passe en Catalogne et à Valence, où les responsabilités sont détenues par des hommes ayant atteint la trentaine. Le système d’administration est lui aussi différent. Les ayuntamientos continuent à fonctionner parallèlement aux comités politiques. La sphère d’influence de chaque organisme ne paraît pas très clairement délimitée, ce qui se traduit dans la pratique par des chevauchements continuels. Ici se manifeste de manière éclatante ce qui sépare les socialistes des anarchistes: jamais ces derniers n’au­toriseraient l’ancienne municipalité à exercer ses prérogatives traditionnelles.

Dans la petite ville de Talavera, ultime position tenue par les troupes gouvernementales, le climat général est encore plus morose qu’à Madrid. Il y a deux jours, Oropesa, la commune la plus proche, est tombée aux mains des Maures: il y a eu un bombardement aérien et les miliciens ont aussitôt reflué en désordre. Un officier explique: cent cinquante bombes environ ont été lâchées sur la localité, faisant tout au plus deux blessés (!). Apparemment, l’action bénigne sur le plan militaire a parfaitement réussi au point de vue psychologique. A présent, Talavera est menacée (le front ne se trouve qu’à quelques kilomètres) et c’est la dernière agglomération de quelque importance qui subsiste encore entre Franco et Madrid ! Des renforts arrivent, et notamment une colonne anarchiste assez respectable par son effectif qui entre d’une allure martiale. Mais certains hommes n’ont même pas de fusil. Le commandement a établi son P.C. dans une petite ruelle difficilement repérable par l’aviation de reconnaissance ennemie. Cha­cun redoute un bombardement dans la soirée. A l’état-major, on est vraiment dans ses petits souliers.

Nous ne sommes pas autorisés à aller sur la ligne de front mais pouvons parcourir quelques kilomètres sur la route qui y conduit. Des obus éclatent, loin de nous. Nous devons faire halte dans un campement où quelques centaines d’hommes se trouvent stationnés, en réserve. La nourriture semble être leur principal sujet de préoccupation: on a trouvé un troupeau de moutons errant à l’abandon, qui contribuent provisoirement à améliorer l’ordinaire. L’impression générale est assez différente de celle que j’ai pu recueillir en Catalogne. Davantage d’uniformes bleus de miliciens, moins de tenues fantaisistes et d’hommes ayant conservé leurs vêtements civils. Mais la cohésion d’ensemble paraît beaucoup moins forte que sur le front de Saragosse. Alors que là-bas on avait ffaire à des colonnes autonomes mais dotées d’une unité politique et groupant des hommes ayant tous été recrutés à Barcelone, ici on n’observe rien de ce type, tant du point de vue géographique que du point de vue politique. On découvre des syndicalistes madrilènes de toutes teintures et tendances, un bon nombre de Valenciens aux options politiques indéterminées et quelques hommes provenant de l’ancienne armée. Pas la moindre trace d’un commandement unifié dans cette troupe disparate. Quand, brusquement, un avion ennemi apparaît à l’horizon et se rapproche rapidement, les hommes, au lieu de se disperser, se collent les uns contre les autres et se mettent à tirailler à qui mieux mieux, sans autre résultat que de mettre mutuellement leurs vies en danger. Heureusement, l’avion n’est pas venu là en mission de bombardement (ce qui aurait donné lieu à des conséquences désastreuses). Un appareil gouvernemental apparaît derrière lui et le prend en chasse, à toute allure. Ils disparaissent tous deux à nos yeux.

De retour à Talavera, je retrouve, à la gare, dans le train blindé de la Gare du Nord de Madrid, un ami personnel au milieu d’autres combattants. Il est rayonnant, comme tous ceux qui l’entourent. Ils reviennent de bombarder Oropesa — un grand succès, à les entendre — et sont visiblement heureux de sortir sains et saufs d’une aussi dangereuse expédition. Mon ami, diplômé de l’université, est tout particulièrement ravi par un exemple de «discipline romaine» dont il a été le témoin. Quelques hommes étaient partis en mission de reconnaissance mais n’avaient pas rejoint le train à l’heure convenue parce que, contrairement aux ordres reçus, ils avaient fait des prisonniers, d’ou leur retard. Le train était finalement parti sans les attendre et ils avaient bravement traversé les lignes ennemies pour arriver par leurs propres moyens à Talavera. Mais là, au lieu de les féliciter pour leur coup d’éclat, on les avait condamnés à mort pour refus de discipline. Il avait fallu de longues palabres pour que la sentence soit commuée en expulsion des rangs de la milice.

 Que faut-il comprendre par les mots : « Ici on travaille en collectif » qu’on trouve inscrit à la quasi-totalité des devantures et entrées d’hôtel de Talavera ? J’apprends bientôt qu’il ne s’agit pas de signaler une entreprise expropriée mais simplement un accord passé entre l’U.G.T. et le propriétaire aux termes duquel une part déterminée des bénéfices revient aux travailleurs. Méthode essentiellement différente de celle utilisée en Catalogne par les anarchistes, qui ne prennent pas de gants pour procéder à l’expropriation pure et simple. Mais à Talavera, comme dans toutes les municipalités de Nouvelle-Castille, ce sont les socialistes, et non les anarchistes, qui tiennent le haut du pavé.

Qu’est-il advenu des grandes exploitations céréalières ? Dans les premières semaines,  la plupart sont restées aux mains de leurs anciens propriétaies, aussi marqués à droite soient-ils. Au début, seuls les couvents et les petits domaines qu’ils détenaient avaient été expropriés. Mais une confiscation générale des grands domaines vient de passer dans les faits et ce sont les travailleurs agricoles qui exploitent et gèrent ces terres, sous le contrôle de l’U.G.T. La majeure partie de la récolte céréalière prend le chemin du front, sans, qu’aucun paiement soit accordé, en argent ou en nature. Personne ne songe à dissimuler  le mécontentement provoqué par une procédure qui, en fin de compte, joue si peu en faveur des ouvriers agricoles.

1er septembre

Nous nous enfonçons en direction du sud, pour tâter le pouls du front de l’Estrémadure. Partout l’excitation est à son comble. On ne cesse de nous arrêter pour nous demander des nouvelles de la bataille qui se déroule à quelques kilomètres plus au nord. Des services de garde impressionnants sont postés aux entrées des villages et nous entendons même dire çà et là qu’il n’y a plus personne pour travailler aux champs parce que tout le monde est mobilisé pour la défense de la commune,

Il y a un point commun entre ces villages de l’est de l’Espagne et ceux de l’ouest, par ailleurs si dissemblables à tous égards: la question agraire demeure en suspens et la plus grande incertitude plane quant à la manière de la résoudre. Quand la terre appartient à un ou deux aristocrates ayant pris fait et cause pour les insurgés, l’affaire est relativement simple. L’expropriation est automatique et la gestion du domaine confiée aux comités et syndicats, qui n’ont jusqu’ici rien changé aux modes de culture existants. Ce sont les mêmes bras qui travaillent la terre divisée selon le même plan cadastral, les mêmes salaires qui sont alloués, à cette différence près que les comités et syndicats se sont substitués dans le rôle d’agent payeur au représentant du propriétaire et que le blé n’est pas vendu à des marchands mais réparti selon un mode mal défini entre les villageois et les soldats. Mais on trouve aussi des fermes tenues par des paysans, dont certains sont riches et plutôt favorables aux rebelles. Il y a eu le lot habituel d’exécutions sommaires et les terres des défunts sont revenues aux comités. Mais il n’y a personne pour s’occuper de ces terres qu’exploitaient auparavant leurs propriétaires, et bien souvent le sol reste en friche. D’autres fois, on fait appel à des ouvriers agricoles qu’on rétribue au taux habituel, celui qu’ils avaient jusqu’ici l’habitude de percevoir. Quant à ce qu’il adviendra ultérieurement de ces parcelles, personne ne peut le dire. Certains seraient partisans de les distribuer aux membres les plus démunis de la communauté villageoise, d’autres préféreraient une gestion collectiviste. Mais aucune ligne de conduite précise n’est définie, que ce soit par les comités ou par les organisations politiques.

Malgré ces hésitations, tergiversations et insuffisances flagrantes, je n’ai jamais vu de villages aussi fanatiquement dévoués à la défense de la cause gouvernementale que ces localités déshéritées situées à la lisière de l’Estrémadure et de la Nouvelle-Castille, L’explication de cet enthousiasme est sans doute à chercher, en partie, dans le fait que la pauvreté est le lot commun. Ces gens-là n’ont rien à perdre et beaucoup à gagner au jeu de la révolution. Partageant la même détresse, ils n’ont pas à se soucier des antagonismes possibles entre possédants et non-possédants. Mais encore plus décisif me paraît le fait qu’au contraire de ce qui se passe en Catalogne, en Estrémadure l’ennemi progresse très vite, faisant naître à son approche la haine et l’horreur. Dans tous les villages on voit des foules de paysans armés, dont beaucoup sont originaires d’une autre localité qu’ils ont abandonnée devant la progression des troupes franquistes. Le manque de fusils se fait sentir et nous rencontrons des groupes de paysans qui, après avoir franchi de nuit les ligues ennemies en courant de grands risques, ont vainement tenté d’obtenir des armes dans plusieurs villages avant de se fixer dans celui qui aura été a même de leur en procurer pour, de là, contribuer à la défense commune. Certains de ces groupes comptent jusqu’à quarante hommes.

Nous traversons Puerto San Vincente, à l’angle sud du front de l’Estrémadure et l’on nous apprend qu’à moins de vingt kilomètres des avant-postes gouvernementaux se trouve le village d’Alia, livré à la seule défense de ses habitants, sans le soutien de la milice. Cette malheureuse commune a changé trois fois de mains mais tient toujours. La seule relation qu’elle a avec le camp gouvernemental tient à un appel téléphonique passé chaque matin depuis Puerto San Vincente afin de s’assurer que les fascistes ne sont pas encore là. On nous autorise à nous y rendre, à nos risques et périls. Sur place, nous découvrons un village meurtri, certes, mais en proie à une furieuse effervescence politique. Tout le monde porte un fusil, du moins tous ceux qui ont pu s’en procurer un, et il y a un nombre important de paysans venus des villages plus à l’ouest qui contribuent à la défense de l’endroit. Quand la rébellion a éclaté, les gardes civils se sont soulevés et ont pris possession du village, exécutant tous les hommes suspects d’avoir des sympathies pro-gouvernementales. Puis les paysans ont repris le village et ç’a été cette fois un massacre dans les rangs de la guardia. Après quoi, Alía a encore changé deux fois de mains. En ce moment, il n’y a pas de contacts avec l’ennemi qui, croit-on, a ses avant-postes dans la Guadalupe. Personne ne semble avoir la moindre idée précise sur les mouvements de cet ennemi (on peut d’ailleurs en dire autant sur l’ensemble du front): tout ce qu’on sait, c’est qu’il arrive, et qu’on l’attend de pied ferme. En attendant, le village vit comme il peut. La moitié de la terre appartenait à une marquise et les troupeaux sont maintenant gardés par les anciens bergers que le comité rétribue en nature, les caisses étant vides. L’enthousiasme est tel que, malgré leur dénuement, ces paysans ont envoyé des vivres aux combattants de Puerto San Vincente, sans même réclamer de paiement. Et pourtant, chez ces exaltés, il n’y a pas un seul anarchiste, le seul groupe politiquement organisé se réduisant à un petit noyau de Jeunesses socialistes. Aux élections de février, ce village aujourd’hui exemplaire par son attachement à la cause révolutionnaire, a massivement apporté ses voix à la droite, sous la pression des caciques, Alors que nous nous apprêtons à prendre le chemin du retour, un paysan nous arrête: il a visiblement à dire quelque chose qui le tracasse. «Les señores journalistes qui viennent de France voudraient-ils lui permettre de poser une question?» «Certainement, avec plaisir!» «Alors je voudrais que vous me disiez une chose: qui est le Président de la République française, et est-ce que c’est un bon républicain?» Dans ce village perdu au fin fond de l’Estrémadure, des paysans illettrés qui voici peu soupçonnaient tout juste l’existence d’un pays nommé France, prennent tout d’un coup conscience que la vie ou la mort de chacun d’entre eux peut tenir au fait que le Président de la République française est ou non un bon républicain. Pensant que ces paysans ne faisaient pas la différence entre le Président de la République et le Président du Conseil, c’est l’âme parfaitement tranquille que je les ai rassurés sur les sentiments républicains de M. Blum.

Impossible d’imaginer plus grand contraste entre cette exaltation et le flegme des troupes stationnées à quelques kilomètres de là, à Puerto San Vincente. Comme nous arrivons devant le bâtiment où siège l’état-major, nous tombons pile sur une automobile en provenance de Talavera. Première question — cri du cæur du commandant de la place: «Est-ce que la mandoline est réparée?» Alors qu’a quelques kilomètres au nord se joue le destin de l’Espagne, ici on s’occupe de l’état d’une mandoline. Il y a là une concentration de troupes assez importante, avec de la cavalerie et de l’artillerie, mais le tout plutôt disparate, comme dans le reste de la région. Le commandant, un jeune lieutenant de l’ancienne armée, a ses hommes bien en main. Pas de comité politique dans cette unité. Le commandant leur a expliqué que c’était incompatible avec la discipline. Des canons ont été mis en batterie sur les collines qui dominent le village et des tranchées rudimentaires garnies de quelques barbelés ont été creusées. Mais l’ambiance demeure assez incongrûment débonnaire. Le médecin de la colonne a lui aussi quelque chose à me raconter. Le docteur du village est tranquillement parti en vacances, et lui, le médecin militaire, faute de blessés à soigner, s’occupe — gra­tuitement — des enfants du village.

Le soir, j’accompagne le lieutenant dans sa tournée des avantpostes. Les soldats se mettent au garde-à-vous quand il leur parle: spectacle insolite dans les troupes gouvernementales. Mais le lieutenant ne se satisfait pas de cette manifestation extérieure de discipline. Il n’a pas assez de mots pour flétrir le manque de tenue de la milice lors des bombardements aériens. Selon lui, le désastre psychologique que ces bombardements entraînent est hors de proportion avec les dommages causés, qui sont à peu près négligeables. Puis il continue, comme un professionnel égaré parmi des amateurs, à déplorer l’incompétence du commandement. Des patrouilles de reconnaissance effectuées dans la Guadalupe ont montré que l’ennemi qui menace Alía est vraiment très faible: il suffirait de mille cinq cents hommes pour couper ses lignes de communication avec l’arrière et l’isoler du Portugal, au prix d’une brusque offensive en direction de Trujillo. Mais on ne trouve pas quinze cents hommes suffisamment entraînés. Je pense aussitôt à la bataille qui se livre à quelques kilomètres plus au nord, et à son issue qui pourrait bien dépendre d’une action déclenchée dans le secteur de Puerto San Vincente. Je réponds à mon interlocuteur : « Vous avez un détachement de cavalerie qui a l’air de se tenir, tous les paysans qui défendent Alía montent à cheval depuis leur enfance et ils connaissent le pays comme leur poche. Qu’est-ce qui vous empêche de lancer une reconnais­sance armée vers la Guadalupe? Cela obligerait l’ennemi à dégarnir le front de Talavera.» «Oh, me répond-il, la Guadalupe n’a pas d’importance stratégique.» Je ne peux m’empêcher de penser qu’un peu plus d’activité dans ce secteur, alors que des combats décisifs se livrent à quelques kilomètres au nord, ne pourrait pas faire de mal, même à défaut d’« importance stratégique». Qu’est devenu ce fameux «génie de la guérilla » qu’on reconnaît aux Espagnols ? Mais mon jeune lieutenant si énergique et si prompt à formuler des critiques justifiées sur l’attitude du commandement, semble considérer des petites actions de ce genre comme indignes de lui.

2 septembre

Après de longues heures de route, nous arrivons vers midi à Tolède. En ce moment, c’est certainement le pire des endroits tenus par le gouvernement de Madrid dans cette partie de l’Es­pagne. La ville a toujours été catholique et antisocialiste, les miliciens et l’administration vivent dans une atmosphère de résistance passive, voire de trahison, et la résistance acharnée de l’Alcazar a de quoi ébranler les nerfs les mieux trempés. En plus des vingt otages entraînés de force dans la forteresse, un nombre considérable de civils, hommes et femmes, ont délibérément rejoint les rebelles quand la milice s’est lancée à l’assaut de la ville. Les photographies des otages sont placardées dans le grand réfectoire de la milice pour leur éviter de subir le sort qui attendra les autres quand l’Alcazar tombera. Le régime administratif de la ville est assez étonnant. Personne ne reconnaît les ordres venus de Madrid — ordres que l’on accepte partout ailleurs. Notre temps étant limité, nous nous sommes partagé, mes compagnons et moi, le travail de reportage. Ils vont à la place de Zocodover où sont massés les assiégeants, et m’apprennent à leur retour que les choses en sont exactement au point où elles en étaient quinze jours auparavant; rien n’est fait pour forcer la décision, le siège est réduit, semble-t-il, à un simple encerclement de l’Alcazar et les miliciens n’envisagent aucune action sérieuse. De mon côté, j’essaie de recueillir des informations sur le sort des æuvres d’art, les Greco notamment.

Un comité pour la préservation de ces trésors a été formé par des artistes et artisans précédemment occupés à travailler pour les églises. Préoccupés par le patrimoine de leur ville natale, ils se plaignent amèrement: pour une raison connue de lui seul, le gouverneur leur refuse l’accès aux églises et au musée du Greco, dont il garde les clés. La fabrique de munitions a déjà été bombardée et il est vraisemblable qu’elle le sera encore; l’ennemi approche; les tableaux risquent d’être irrémédiablement perdus si on ne les transfère pas en lieu sûr, mais c’est impossible à cause de l’entêtement borné du gouverneur. Le fils d’un ministre de Madrid, médecin d’hôpital a Tolède, téléphone à ma requête au gouverneur pour lui dire que je suis prêt à faire savoir en Angleterre que les tableaux de Tolède sont intacts, à condition que je puisse les voir. Puis je me rends au palacio du gouverneur — sans plus de succès que le comité artistique ou mes confrères journalistes. Le gouverneur refuse de me recevoir et m’informe, par message interposé, que les tableaux sont intacts mais qu’il n’a aucune envie de me les montrer. Si je persévère dans mon entreprise, je dois dernander une autorisation au ministère de l’Éducation de Madrid. Je n’ai pas le temps de retourner à Madrid, et de toute façon sa mauvaise volonté est si évidente que je ne serais certainement pas plus avancé avec cette fameuse autorisa­tion, (L’histoire a une suite, que j’ai pu connaître lors de mon second séjour en Espagne. Le comité pour la préservation des trésors artistiques demanda, en désespoir de cause, au gouvelneur de faire venir des véhicules de Madrid pour mettre à l’abri les objets les plus précieux. Les insurgés se rapprochaient rapidement, il fallait agir d’urgence. La requête fut transmise à Madrid et là le ministère de l’Éducation fit savoir au gouverneur que des camionnettes étaient à sa disposition pour évacuer les trésors artistiques. Mais le gouverneur négligea cette offre et déclara avec un superbe aplomb que Madrid n’avait pas répondu. Les membres du comité demeurèrent sur place jusqu’au dernier moment pour pouvoir continuer à veiller sur les tableaux, mais ils ne purent rien faire pour les sauver. Finalement, alors que les Maures venaient de pénétrer dans la ville, deux de ces héros sauvèrent leur vie en traversant le Tage à la nage. Rien n’avait été fait pour préserver les inestimables trésors de Tolède parce que le gouverneur avait décidé qu’il n’y avait pas lieu de faire quoi que ce soit. Mais il n’y eut finalement pas de dégâts car les miliciens abandonnèrent la ville sans opposer de résistance alors que les Maures y faisaient leur entrée, ou peut-être même avant. Les objets d’art tombèrent donc intacts entre les mains de Franco, la ville ayant été prise pratiquement sans coup férir. La manière dont fut conduite toute cette affaire tranche nettement avec le modèle d’organisation qui présida à la mise à l’abri des trésors artistiques du Prado de Madrid et du Musée national catalan de Barcelone.)

L’adieu à Tolède fut lui aussi original. A quelques kilomètres de la ville, au premier croisement, des gardes nous arrêtent et nous retiennent interminablement par des palabres dont nous avons perdu l’habitude. En repartant, nous apercevons, quelques mètres plus loin, les corps de deux personnes, visiblement exécutees pendant qu’on nous tenait la jambe. Apparemment, le spectacle n’était pas destiné à nos yeux.

3 septembre

Nous roulons encore longuement à travers la Manche, jusqu’à une heure avancée de la nuit, pour arriver à Ciudad Real. Il n’y a pas d’ennemis dans la région mais la nuit les villages sont sévèrement gardés et le contrôle des véhicules qui les traversent est aussi strict que possible.

La nuit, Ciudad Real est animé, comme toutes les villes du sud de l’Espagne. Pittoresque aussi, bien que l’architecture n’ait rien de particulièrement remarquable. Je me promène dans la ville, m’engageant systématiquement dans des ruelles désertes puis rebroussant chemin pour rejoindre l’avenue principale par une autre rue transversale. Je sens bien que mon comportement a tout pour éveiller les soupçons. Mais peu importe: après tout, une interpellation ne pourrait qu’être une expérience intéressante, comme je l’ai déclaré au comité à mon arrivée. Soudain j’entends derrière moi un « Psst » lancé à voix basse. Je me retourne et aperçois à quelques pas deux hommes, l’un en uniforme de la milice, l’autre en civil, qui pointent leurs fusils sur moi. «Manos arriba» (Les mains en l’air), fait doucement le milicien. J’obéis. Un des hommes fait un pas de côté et me tient en joue tandis que l’autre s’approche et commence à me fouiller, sans se départir de son calme. S’apercevant que je n’oppose aucune résistance, ils prennent un air moins lugubre. « Presse étrangère », dis-je avec un calme égal à celui dont ils ont fait preuve à mon égard, et je me mets à rire. L’incident est virtuellement clos. Je montre mes papiers, ils m’interrogent sur mon lieu de résidence et, apparemment satisfaits de ma réponse, me relâchent avec la plus parfaite courtoisie.

Les socialistes tiennent la ville qui, à la différence des campagnes environnantes, a voté pour le Front populaire aux élections de février. Une seule usine — la centrale électrique — a été expropriée. Les autres continuent à fonctionner sous la direction des anciens patrons. La terreur exercée semble avoir été hors de proportion avec la modicité du changement économique. Le marché poursuit son train-train quotidien, sans contrôle. Il en va de même pour les cafés et magasins. Mais 95% des notaires, et la totalité des prêtres, ont «disparu». De notre auto j’aperçois, au coin de la rue, une femme vêtue d’une élégante robe de deuil. Elle nous regarde avec une indescriptible expression de splendide défi. J’imagine que c’est la veuve ou la fille d’un des hommes exécutés et rends mentalement hommage au formidable courage dont elle témoigne à travers sa vêture et son attitude vis-à-vis des maîtres du moment.

Au bureau de province de la Réforme agraire, j’apprends que si, en ville, la vie économique poursuit son cours sans grand changement, il n’en va pas de même pour les villages où la révolution sociale se déchaîne. Trois exploitations avaient déjà été transformées en communautés paysannes avant la guerre civile, aux termes de la loi sur la réforme agraire, Depuis le début de l’in­surrection, deux cent cinquante-six domaines ont été expropriés au profit des ouvriers agricoles qui y travaillaient, ou plus exactement deux cent cinquante-six expropriations ont été avalisées par le bureau de province de la Réforme agraire. En fait, l’écrasante majorité des grandes propriétés ont été expropriées et collectivisées par les ouvriers agricoles eux-mêmes et la Réforme agraire s’est bornée à décerner une apparence de légalité à la chose, Mais cela a suffi pour occuper tout le temps de ceux qui y travaillent, au détriment de la tâche plus urgente qui aurait consisté à fournir des conseils techniques aux collectivités agricoles récemment créées. De plus, cette caution légale est une pure formalité, C’est vrai, les paysans doivent justifier l’expropriation et j’ai vu quelques-uns des documents fournis comme pièces à l’appui. On y lit, en substance, que le propriétaire du domaine visé était un réactionnaire notoire, qu’il avait conspiré avec les rebelles, ou qu’il était passé de leur côté, ou encore qu’il avait simplement refusé d’apporter sa contribution financière au comité du village, moyennant quoi on avait décidé de s’emparer de sa propriété. Les bureaux de la Réforme agraire installés dans les capitales de province — ou à tout le moins ceux de Ciudad Real — ne se soucient pas de vérifier la matérialité des accusations portées contre le propriétaire mais se bornent à donner leur aval en fonction des opinions politiques qu’on lui attribue. Ainsi, dans toute la province de Ciudad Real, une seule expropriation de fait a été annulée par la Réforme agraire; celle-ci a conclu que le propriétaire n’était pas vraiment réactionnaire mais qu’on avait fait usage d’un prétexte politique pour le dépouiller de son bien.

Deux membres du bureau régional de la Réforme agraire m’emmènent, en fin de matinée, visiter une collectivité agricole récem­ment créée près de Ciudad ReaL Ils auraient sans doute préféré me montrer une des trois anciennes, qui fonctionnent sans doute parfaitement. Mais j’ai insisté pour voir une des deux cents et quelques collectivités mises en place après le début de la guerre civile. Je n’en suis pas moins persuadé que le choix qu’ils ont fait était destiné à me communiquer la meilleure impression possible. La ferme qu’on me montre se trouve tout près de la ville, en liaison directe avec les locaux de la Réforme agraire. De plus, le paysan qui la dirige est un vieux militant socialiste qui a connu la prison et les persécutions et acquis d’assez solides notions sur la tâche qui lui incombe. On trouve dans la Manche très peu d’hommes de ce calibre et j’ai la conviction que c’est leur présence ou leur absence qui décidera du succès ou de l’échec de la collectivisation. Dans la cour de la ferme,- des épaves de machines agricoles gisent çà et là. Les machines ont été cassées par les ouvriers agricoles à l’époque du bienio negro, le régime clérical en vigueur de 1933 à 1935: c’est alors que les propriétaires fonciers avaient essayé de faire baisser les salaires en licenciant des ouvriers et en les remplaçant par des machines. La réaction — aussi violente qu’inefficace — des travailleurs avait alors répété celle des ouvriers anglais confrontés à l’industrialisation au début des années vingt de ce siècle : détruire les machines. A présent, on voit dans la cour de la ferme une batteuse flambant neuve voisinant avec les débris du passé. Elle a été achetée dans les premiers jours de la guerre civile à la branche madrilène d’une firme de Bilbao et payée en argent — moitié comptant grâce aux fonds libérés par l’expropriation du précédent maître des lieux, moitié sous forme de traite payable à la vente de la récolte. Le chef de la communauté m’explique que les ouvriers agricoles, naguère si violemment hostiles aux machines qui les privaient de leur travail, les accueillent avec enthousiasme dès lors qu’elles représentent un élément de nature à alléger les durs travaux des champs. Jusqu’ici et dans cet endroit précis, tout a l’air de très bien fonctionner. Mes guides de la Réforme agraire m’expliquent que toute la province a connu des explo­sions de colère paysanne semblables à celle dont je peux constater le résultat ; ils ne vont pas toutefois jusqu’à affirmer que la situation a partout été aussi bien redressée qu’ici. Leur franchise est d’autant plus méritoire qu’ils sont eux-mêmes des partisans convaincus de la collectivisation, à laquelle ils vouent un culte quasi religieux; c’est pour eux le seul moyen d’empêcher les terres expropriées d’être morcelées à l’extrême entre travailleurs agricoles et petits exploitants. Dans la province de la Manche, pas un pouce de terre n’a été redistribué à des particuliers après avoir, été exproprié. Les raisons pour lesquelles, dans cette région de grandes propriétés, on redoute tant la parcellisation sont assez évidentes. A la différence de la Russie, il n’y a pas et il n’y a jamais eu dans cette partie de l’Espagne une paysannerie ayant la capacité ou la volonté de lutter avec les gros propriétaires pour la possession de la terre. En Russie, les exploitations paysannes existaient déjà; il s’agissait seulement de les agrandir au dépens des terres arrachées à l’aristocratie. Dans le sud de l’Espagne, I’écrasante, majorité de la population rurale n’est pas formée de petits ou moyens paysans mais d’ouvriers agricoles ne disposant d’aucun bien propre et les lopins des quelques rares cultivateurs à bail sont bien trop petits pour donner naissance à une exploitation agricole viable. Tout fait défaut, qu’il s’agisse des bâtiments, des outils agricoles ou des traditions sociales. Une paysannerie qui voudrait s’établir à son compte devrait ici tout créer à partir de rien — tâche impossible. C’est la raison pour laquelle, dans le sud de l’Espagne, la collectivisation accompagne de manière quasi automatique l’expropriation. Les méthodes de l’agriculture demeurent inchangées mais ce sont des travailleurs élus ou des représentants de la branche syndicale locale qui remplacent l’ancien intendant pour les tâches de gestion. Et le revenu va directement et entièrement aux travailleurs, Voilà en substance ce que j’ai retiré de mes conversations avec les membres du bureau régional de la Réforme agraire,

La ferme collective que j’ai vue est parfaitement tenue. Le bétail resplendit de santé, le blé a été moissonné à temps et engrangé dans l’ancienne chapelle du domaine. Les bâtiments sont propres et les machines en excellent état de fonctionnement. Est-ce partout le cas? Il n’y a pas de femmes à la ferme. Avant la collectivisation, les ouvriers agricoles habitaient à Ciudad Real (qui est vraiment tout proche) et se rendaient chaque matin à leur travail. A présent, ils occupent la demeure du châtelain mais ont laissé leurs femmes à la ville. Il ne serait pas décent pour une Castillane de côtoyer longtemps d’autres hommes que les membres de sa propre famille. Plutôt que d’enfreindre les règles morales de la rigide Castille, ces pauvres travailleurs agricoles préfèrent faire eux-mêmes leur cuisine et leur lessive, quitte à attendre le dimanche pour se retrouver en famille. J’ai goûté à la nourriture: ce n’était ni particulièrement copieux ni particulièrenient savoureux, mais sans aucun doute infiniment meilleur que ce qui constituait l’ordinaire avant la collectivisation.

Nous disons adieu à nos amis de la Réforme agraire et à Ciudad Real et rejoignons la pittoresque Sierra Morena entraversant les paysages arides de la Manche. Comme le soir tombe, nous arrivons en Andalousie.

La différence saute immédiatement aux yeux. La Castille est sobre, réservée, ascétique; l’Andalousie est colorée, exubérante, presque agressive. Les gens parlent volontiers aux etrangers, les jeunes filles portent des robes vivement colorées qui sont un ravissement pour l’æil après le noir sur noir de la Manche. Toutefois, la mantille traditionnelle a totalement disparu. Les hommes ont toujours sur eux quelque chose de rouge — un foulard la plupart du temps; difficile de dire jusqu’à quel point cette vieille habitude vestimentaire, bien antérieure à la révolution, prend aujourd’hui une valeur symbolique. Les Andalous ont une manière bien à eux de faire le salut révolutionnaire. Alors que partout ailleurs en Espagne on lève le poing, ici on salue avec les deux bras projetés au-dessus de la tête, les mains refermées sur le fusil. Ce qui signifie quelque chose comme: «Travailleurs de tous partis et de tous métiers, rejoignez notre combat». Le geste est vraiment impressionnant. Il y a d’autres faits, à caractère plus pratique et moins démonstratif: ainsi les mineurs de Valdepeñas et des alentours ont miné en de nombreux endroits la route principale qui traverse la Sierra pour la rendre impraticable en cas d’offensive ennemie.

Au bas des pentes douces de la Sierra, nous débouchons dans les plantations d’oliviers. L’est de l’Andalousie donne l’impression d’une gigantesque oliveraie. Les domaines sont immenses, les villages dispersés, mais ceux qu’on découvre comptent une moyenne de vingt mille habitants — pour la plupart de pauvres travailleurs agricoles dépourvus de terre. On décrit en général la Castille et l’Andalousie comme des régions où domine la grande propriété. Mais il y a vraiment bien peu de points communs entre la Castille et ses terres à blé, de dimensions moyennes, d’origine visiblement féodale et cultivées par des ouvriers qui, il y a quelques générations, étaient encore des serfs, et d’autre part les immenses oliveraies d’Andalousie, inchangées depuis les temps romains et carthaginois, exploitées par un prolétariat déshérité qui conserve dans ses rapports avec les propriétaires de nombreux traits propres à la population d’esclaves dont il est issu. De plus, les villages castillans sont bâtis sur le modèle européen alors que le village andalou (mieux caractérisé par le terme espagnol de pueblo) évoque irrésistiblement la civitas antique où vient se regrouper toute la population d’une région, laissant inhabité la reste du pays.

Nous roulions tranquillement vers Bailén, notre étape de la journée, sans que rien laisse présager autre chose qu’une agréable soirée, quand soudain nous découvrons devant nous deux camions, tous feux éteints. Et soudain l’horreur éclate: au beau milieu de la grand-route qui relie Madrid à Cordoue, juste devant le premier camion, des cadavres. Cela m’a fait une impression sans commune mesure avec tout ce que j’avais pu ressentir jusqu’alors. D’où venait exactement cet effet apocalyptique, je ne saurais le dire. Les cadavres sont moins inquiétants en plein jour qu’à la nuit tombée, ils font moins peur relégués dans un endroit discret qu’exposés à la vue de tous, sur une route à grande circulation, là où personne ne s’attend à les rencontrer. Puis ces camions silencieux, qui semblaient dissimuler un inavouable secret. Certains de mes compagnons de voyage ont cru entendre des bruits, sans pouvoir préciser si c’étaient des mots ou des sanglots. Impossible de le dire. Je voulais m’arrêter, inconscient du danger, encore sous le coup du premier choc, uniquement préoccupé d’en savoir davantage. Mais le chauffeur, fou de terreur, passa en trombe devant le sinistre spectacle. Combien de cadavres y avait-il, je suis incapable de le dire, nous allions trop vite, Mais j’ai nettement aperçu le corps d’une femme en vêtements blancs brillants, la poitrine tachée de sang. A en juger par la position qu’elle occupait, on l’avait placée devant le camion et les coups de feu étaient partis du siège du conducteur. Tout cela avait dû se dérouler quelques minutes, quelques secondes peut-être avant notre passage. Il y avait certainement d’autres cadavres, mais dans la hàte et l’obscurité il nous a été impossible de rien distinguer de précis. J’ai eu l’impression qu’il n’y avait qu’un seul autre corps, celui d’un homme d’âge adulte. Mais mes compagnons ont été par la suite unanimes à déclarer qu’ils avaient vu un bébé mort dans les bras de la femme. Pour certains il y avait un bébé et un homme gisant à côte de la femme.

Mais ce n’est pas tout. En arrivant à Bailén, nous apercevons d’énormes colonnes de fumée, des deux côtés de la route, juste à l’entrée du pueblo. De nouveau, impossible de se faire une idée nette de la situation, les sentinelles en faction nous accueillant par de frénétiques: « Siga, siga ! » (Circulez, circulez !) au lieu des habituels échanges de propos amicaux. En outre, la fumée était bien trop épaisse pour qu’on puisse voir si elle provenait de la combustion d’un tas d’ordures ou de quelque chose de semblable. Il faisait nuit noire à ce moment-là et nous sommes passés trop rapidement pour voir quoi que ce soit, mais il n’était que trop évident que c’étaient les biens des gens dont nous avions vu les cadavres sur la route qui brûlaient.

Après la tragédie, un épisode de comédie. Avec l’impudence infantile caractéristique des peuples primitifs, le comité de Bailén voulut nous persuader que nous n’avions rien vu de ce que nous avions vu, n’hésitant pas pour cela à inventer les fables les plus extravagantes. Nos gardes ont reçu pour ordre de dire qu’ils s’étaient rendus, tard dans la nuit, avec des membres du comité sur les lieux de la découverte macabre, et qu’ils n’avaient rien vu d’autre, en guise de sang, qu’une flaque d’essence ! Quant à la femme, c’était une prostituée notoire qui faisait l’amour avec un client au milieu de la route. Il est assez irritant de s’entendre asséner pareils bobards — comme si on nous croyait assez naïfs pour penser qu’il n’y a pas eu une seule exécution depuis le début de la guerre civile. La seule conclusion à tirer de cette pitoyable exhibition, c’est que le comité local était parfaitement au courant de ce qui s’était passé, de ces meurtres — on peut difficilement parler d’exécution à propos de l’assassinat d’un bébé — et qu’il les couvrait. Le lendemain matin, les gardes postés à l’entrée des autres villages nous ont assaillis de questions sur la tragédie qui s’était produite la nuit précédente à Bailén.

4 septembre

Nous nous arrêtons à Andujar, un des plus importants pueblos de cette partie de l’Andalousie, où nous avons un long entre­tien avec le comité. Ce comité-là a bien peu de points communs avec les institutions du même nom situées dans le nord de l’Espagne. Encore plus qu’à Madrid, on a ici l’impression que les comités se confondent avec les ayuntamientos qui étaient en place avant la guerre civile. C’est hier que nous est apparu le premier signe de cette étrange mutation: sitôt qu’on passe de la Manche en Andalousie, la surveillance des routes est assurée conjointement par les gardes armés des villages et l’ancienne police locale. Puis, à Bailén, nous avons vu des fonctionnaires municipaux en uniforme travaillant au coude à coude avec des miliciens et des travailleurs en vêtements civils. Ici, à Andújar, la collaboration est encore plus manifeste. Les policiers de l’ancien régime continuent imperturbablement à faire les plantons devant les bureaux de l’administration, où se trouvent mêlés membres de l’ayuntamiento et du « comité ». En pratique, les choses semblent fonctionner suivant le principe que voici: l’ancienne administration reste en fonctions, mais elle a été renforcée par des éléments cooptés au sein de l’U.G.T., du Parti socialiste, du Parti communiste et des Jeunesses socialistes (il n’y a pas d’anarchistes à Andújar, pas plus que dans aucun pueblo de la province de Jaén; à cet égard, Jaén, à la lisière orientale de l’Andalousie, se différencie nettement de l’ouest et du sud). C’est vrai, la « vieille » municipalité d’Andùjar est en fait très jeune, à tous les sens du terme. L’alcalde n’a certainement pas plus de vingt-cinq ans - il a été nommé après les élections de février.

Il y a eu ainsi un changement notable en février 36, avec l’arrivée dans l’ayuntamiento de jeunes socialistes venant prendre la relève de la vieille garde au pouvoir. Mais il ne s’est pas passé grand-chose entre février et août, entre le règne des républicains libéraux et la période révolutionnaire. La province de Jaén semble. s’être immobilisée au stade: républicain de l’histoire de la révolution espagnole.

Tout aussi ténu est le changement social intervenu à l’aube de la guerre civile. Il y a à Andújar une savonnerie et quelques autres entreprises industrielles, mais aucune n’a été expropriée ou placée sous contrôle ouvrier. Pas d’aristocrates gros propriétaires terriens, mais cinq riches bourgeois qui accaparaient la majeure partie de la terre. Ils ont tous été tués. Mais qu’a-t-on fait de la terre et que compte-t-on en faire à l’avenir ? Cette question paraît embarrasser tout particulièrement les membres du comité. Personne n’a l’air d’avoir la moindre idée là-dessus. Et ce n’est pas étonnant, car Andújar est dans un état d’arriération vraiment exceptionnel. Avant février, il n’y avait même pas un groupe U.G.T. et les braceros, les ouvriers agricoles, étaient totalement inorganisés. Rien d’étonnant à ce que l’embryon de groupe U.G.T. aujourd’hui formé se montre totalement démuni face aux problèmes que poserait la gestion d’aussi vastes domaines, et l’affaire reste, nolens volens, du ressort de l’ayuntamiento. Mais, comme j’ai pu m’en rendre compte au terme d’un fastidieux échange de questions et réponses, ce n’est pas dans cette institution qu’il faut s’attendre à trouver de grandes innovations. Elle se contente de maintenir en l’état le régime qui prévalait avant la guerre civile, et qui se maintenait vaille que vaille depuis plus d’un siècle. Bien sûr, on a raflé l’argent et les richesses emmagasinées par les propriétaires exécutés, ce qui a rapporté d’un coup deux bons millions de pesetas. Nanti de ce capital, on continue à employer les mêmes braceros sur les mêmes terres, avec les mêmes horaires exténuants et les mêmes salaires de misère. L’ayuntamiento a-t-elle la capacité de gérer ces immenses oliveraies? Il est encore trop tôt pour le dire. La récolte n’aura lieu que dans trois mois. Pour le blé, la moisson a été considérablement retardée par la guerre civile mais on m’assure qu’on met à présent les bouchées doubles. En ce qui concerne les braceros, les choses sont plus claires: rien n’ayant été modifié dans leur condition, leur comportement ne s’est pas modifié. L’immobilisme de fait que l’on observe contraste violemment avec le changement affiché sur le plan formel. En théorie, l’ayuntamiento a perdu tout pouvoir et a été remplacé par un comité qui est censé être le représentant direct des braceros. En théorie, les grands domaines ont été pris en charge par le comité et sont la propriété morale des braceros. En pratique, les braceros ne tiennent aucun compte de cette fiction. Étant exploités comme auparavant pour des salaires qui n’ont pas varié d’un iota, ils sont aussi hostiles à la nouvelle administration qu’ils l’étaient à l’ancienne. Et un membre du comité finit par admettre, après quelque hésitation, que la seule chose qui intéresse actuellement les braceros, c’est le paiement de leurs arriérés de salaire pour les mois de juillet et août (les premières et chaotiques semaines de la révolution), lesquels représentent pour eux des sommes importantes. Et, m’explique mon interlocuteur, on discute pied à pied, sou par sou, en maugréant et rechignant. Rien d’étonnant à ce que ces hommes continuent à considérer ces terres non comme leur propriété mais comme des endroits où ils se font exploiter, et qu’ils soient bien décidés à presser au maximum le citron de l’administration, même s’il n’y a pas grand-chose à en tirer.

Et le plus étonnant, c’est qu’il semble que personne ne soit personnellement à incriminer. Malgré sa jeunesse et son manque de maturité, l’alcalde est un personnage remarquable — lucide, énergique, courtois et intelligent. Certains des membres de l’administration locale sont des hommes du nord de l’Espagne, qui n’ont rien dans leur comportement du flou et de la fantaisie qu’on s’accorde à reconnaître aux Andalous. L’ordre règne dans la ville (l’église n’a pas été brûlée mais sert de local pour les services gouvernementaux, comme c’est le cas dans la plupart des communes de la province de Jaén) et ce n’est pas l’enthousiasme qui manque chez les administrateurs. Les combats n’ont pas été moins passionnés ou plus brefs qu’ailleurs, tant s’en faut. Les gardes civils se sont révoltés; on les a chassés du pueblo mais ils se sont retranchés dans un château à quelques kilomètres d’Andújar où ils tiennent toujours. On nous dit qu’il y a aussi un autre endroit, encore plus dangereux, dans la Sierra Morena, d’où les gardes civils lancent des raids vers la route principale pour se ravitailler, en tuant les miliciens qu’ils surprennent à bord des camions. Dans toute la région, il y a eu de durs combats pour réduire la guardia. En face, chez Franco, entre Cordoue et Séville, c’est le tableau inverse. Les paysans se soulèvent et les rebelles doivent venir à bout de la résistance de chaque village, un après l’autre, même sur les grandes voies de communication, et ils ne sont pas au bout de leurs peines.

Dans l’après-midi, nous rejoignons la ligne de front à Villafranca. Rien de bien neuf à signaler en ce qui concerne les troupes engagées. On retrouve le même aspect hétéroclite qu’à Talavera, à ceci près que les Andalous remplacent les Valenciens. Tout est tranquille sur le front. Il est question toutefois de bombardements aériens, à partir d’Andújar et après. La route principale a souffert de ces bombardements et on s’emploie activement à la remettre en état. Quelques jours avant notre passage, une journaliste socialiste française, Renée Laffont, a par inadvertance franchi la ligne de démarcation. Le véhicule où elle avait pris place est tombé sous le feu d’une embuscade, elle a été blessée et capturée par des volontaires fascistes*.

* Elle a depuis succombé à ses blessures, à Cordoue. (N.d.A.)

Nous passons la nuit à Montoro, quartier général du front de Cordoue. Aux alentours de minuit, quatre violentes détonations m’arrachent à mon sommeil. Je descends les marches quatre à quatre pour trouver le tenancier de notre fonda en train de bavarder paisiblement avec des amis. Comme je l’interroge sur l’origine des bruits qui me sont parvenus, il me répond avec un grand sourire et de son air le plus angélique: «Son sólo golpes de gracia», (Simplement les coups de grâce); quatre salves pour une exécution collective qui s’est déroulée juste en lisière de la ville, et personne n’a paru particulièrement ému. Si dans la région la transformation révolutionnaire est vraiment très faible, la guerre civile, elle, est sans doute plus cruelle que partout ailleurs.

5 septembre

Au Q.G. de Montoro, nous apprenons que l’aile nord des forces gouvernementales va attaquer Cordoue le lendemain matin à partir du village de Cerro Murciano. Nous nous y rendons en traversant la région minière de Peñarroya. Les mines ont cessé la production à divers moments, en 1930 pour certaines avec le début de la grande crise mondiale, d’autres avec la révolution de 1931 ou plus tard, d’autres en février et dans les mois suivants, pour des raisons à la fois économiques et politiques et le reste (très peu) après le déclenchement de la guerre civile, alors qu’il n’était évidemment pas rentable d’investir dans des entreprises susceptibles d’être expropriées à court terme. La moitié environ des mines appartenait aux Espagnols et l’autre moitié à diverses entreprises étrangères. On y trouve principalement du plomb, du bismuth, du cuivre — donc des produits très intéressants pour les industries de l’armement. Mais rien n’est fait pour les remettre en état de fonctionnement, que ce soit sous la gérance des mineurs eux-mêmes ou de l’administration d’État. La guerre civile a été particulièrement dure dans la région, où existe une longue tradition d’affrontements entre la guardia d’une part et les mineurs et braceros d’autre part. Et des deux côtés chacun a pu assouvir sa soif de vengeance. A Pozoblanco par exemple, agglomération de vingt à vingt-cinq mille habitants, les gardes civils se sont soulevés dès le premier jour, appuyés par les quelques riches possédants de l’endroit. Ils étaient bien mieux armés, quantitativement et qualitativement, que les mineurs, ce qui leur permit de se rendre maîtres du pueblo. Mais loin de baisser les bras, les mineurs encerclèrent leur propre village et, ayant reçu des armes du Gouvernement, menèrent un siège en règle de quatre semaines qui se termina par la reddition de la guardia acculée à la famine. Les gardes civils — au nombre de cent soixante-dix environ — furent massacrés jusqu’au dernier. A titre de représailles, Pozoblanco subit trois bombardements aériens au cours des quatre jours suivants et il y eut quelques victimes dans la population. Mais personne ne regrette rien, du moment que la guardia a été mise hors d’état de nuire. La police ordinaire demeure en fonctions, comme dans le reste de l’Andalousie. De semblables tragédies se sont produites dans de nombreux pueblos de l’Est andalou.

Vers une heure de l’après-midi, nous arrivons au quartier général du secteur nord du front de Cordoue et sommes logés dans un hôpital, un sanatorium en fait, plutôt plaisant. Mais je ne saurais en dire autant des personnes qui l’occupent. J’avais déjà vu plusieurs états-majors de campagne, plus ou moins recommandables sous le rapport de la compétence et de l’amabilité, du très bon (rapporté aux standards existants) au beaucoup moins satisfaisant. Mais rien qui se puisse comparer au spectacle dont nous avons été les témoins. On commence par nous dire que l’offensive prévue a échoué et que c’est au contraire l’ennemi qui attaque en force depuis six heures du matin. La coïncidence entre les intentions avait déjà de quoi surprendre, mais cela n’a pas l’air d’émouvoir particulièrement l’état-major. Il ne semble pas davantage se soucier de l’échec de l’opération engagée, et même à la limite de l’issue de la guerre. Alors qu’à quelques kilomètres de là se déroulaient des combats acharnés pour la conquête d’une position importante (et les gouvernementaux étaient loin d’avoir l’avantage) nous trouvons tout le monde, officiers, médecins, infirmières (de qualification plus que douteuse) tranquillement attablés pour le repas de midi, bavardant, flirtant, échangeant des plaisanteries égrillardes. Personne ne pensait un seul instant à son devoir ni même seulement à établir la liaison avec les troupes combattantes. Les blessés qui arrivaient étaient scandaleusement négligés par les infirmières. Finalement, écœurés par le spectacle de ce que l’état-major avait l’air de considérer comme un modèle de conduite adaptée, nous prenons vers trois heures la direction du front. Objectif: le petit village de Cerro Murciano.

Là, à trois heures et demie, nous tombons en plein pandémonium. Un peu avant le village se trouvait une petite crête boisée d’où parvenaient des tirs intermittents de fusils et d’armes automatiques. Sur la droite du village, le bois brûlait à la suite des bombardements de la matinée. De toute évidence, lors de notre arrivée les combats n’en étaient pas à leur paroxysme. Mais nous sommes alors témoins d’une scène que je n’aurais jamais crue possible, sauf à l’époque de la guerre de Trente Ans ou lors de certains épisodes de la Grande Guerre. Dans tout le village, c’était l’exode. Hommes, femmes, enfants fuyaient à pied, à âne, en automobiles et camions. Ces derniers avaient été rassemblés du côté du village opposé à la ligne de front pour acheminer le ravitaillement, les munitions et les combattants. Ils furent littéralement pris d’assaut par la population. Les rares hommes qui savaient conduire se mettaient eux-mêmes au volant tandis que les autres obligeaient les chauffeurs, sous la menace des armes, à désobéir aux ordres et à emmener les fuyards. Tout ceci dans un indescriptible désordre, les femmes portant leurs bébés dans les bras et entraînant les bêtes au bout d’une corde — sanglots des mères, hurlements des bébés; les hommes tentant d’emporter, à la main ou sur le dos, les quelques objets qu’ils pouvaient sauver dans leur affolement. En quelques minutes, le village fut totalement désert. Nombre de fuyards arboraient à leur calot l’insigne de la C.N.T. (Cerro Murciano est dans la province de Cordoue, sensiblement plus anarchiste que Jaén) et avaient conservé leur fusil, moins pour s’en servir contre l’ennemi que pour le tourner vers quiconque tenterait de se mettre en travers de leur chemin. C’était un sauve-qui-peut général qui n’épargnait ni la garde du village, ni la milice locale — ces derniers avaient même plutôt tendance à montrer l’exemple. A cet instant, notre véhicule de journalistes était le seul qui ne fît pas mouvement vers l’arrière mais vers le front. Nous nous arrêtons, le chauffeur et les convoyeurs descendent, tirent leur revolver. Quelques déserteurs de l’armée de Franco — tous anciens membres de l’U.G.T. et de la C.N.T. — qui, par chance, se trouvaient dans le village au moment du désastre viennent leur prêter main-forte. Ils interceptent les autos et les camions des fuyards, braquent leurs revolvers sur la tête des conducteurs et, joignant reproches et invectives à la menace des armes, les obligent à stopper. Femmes et enfants peuvent se mettre en lieu sûr mais tous les hommes, à l’exception des chauffeurs, doivent rester pour défendre le village. N’est-il pas scandaleux de voir des hommes armés de bons fusils et arborant le fier insigne de la C.N.T. détaler comme des couards? «Les fusils ne servent à rien contre les bombes et les obus», crient les fuyards. Parfois la menace des revolvers, plus immédiatement tangible que celle de la bataille en cours, semble produire son effet. Des camions s’arrêtent, des hommes en descendent. Mais dès que le petit groupe qui tente de rétablir la discipline s’éloigne de quelques mètres pour intercepter le véhicule suivant, tout le monde se hâte de remonter à bord et le camion repart en trombe.

Ce n’est que plusieurs heures après que je découvre ce qui s’est passé exactement. Le village a subi durant toute la matinée des bombardements aériens parfois doublés de tirs d’artillerie. Puis il y a eu l’habituelle accalmie correspondant à l’heure de la sieste, entre une heure et trois heures et demie en gros — un rituel scrupuleusement observé par les combattants des deux camps durant toute la guerre civile. Au moment où nous sommes arrivés, les bombardements avaient repris, et c’est alors que les nerfs des habitants du village ont craqué. Le village offre un spectacle de désolation. Toutes les maisons se sont vidées de leurs occupants, la plupart des portes sont fermées. Des chats, des chiens, des cochons errent au hasard dans les rues et les cours. Mais le front a tenu bon. Malgré la panique, le village a très peu souffert; il n’y a pas de ruines, rien n’a brûlé.

Le flanc gauche de Cerro Murciano est protégé par un remblai de chemin de fer qui offre un très appréciable couvert. Des balles se perdent occasionnellement dans les rues mais nous pouvons dans l’ensemble progresser sans dommage vers les lignes. Juste derrière ces lignes, à l’entrée du village, une sorte de casernement, probablement utilisé en temps normal pour loger les cheminots, a été transformé en antenne croix-rouge. Nous nous y arrêtons. Peu de pertes. La colonne qui se bat en avant de nous est une colonne standard de la milice — trois à quatre cents hommes. Il y avait moins de dix blessés à l’hôpital principal, et à présent dix hommes tout au plus sont soignés à l’antenne croix-rouge. Vingt hommes touchés, soit cinq à sept pour cent de l’ensemble de l’effectif engagé, ce n’est certainement pas une addition très lourde après sept heures de combats — surtout si l’on range dans les «touchés» les blessés les plus légers. Il y a eu trois ou quatre morts. La panique qui s’est produite devient de plus en plus incompréhensible. J’observe l’activité de l’antenne croix-rouge. Étrange de constater que les miliciens qu’on y amène ont exactement la même attitude, qu’ils souffrent d’un simple choc nerveux (le cas est fréquent) ou de blessures graves, Ils s’imaginent à l’article de la mort, ou plus exactement font les morts. Les deux médecins, vifs et efficaces, demandent pour commencer à chaque patient ce qui ne va pas, mais n’obtiennent jamais de réponse; ils doivent déshabiller les hommes pour trouver par eux-mêmes les blessures. Soudain, presque à côté de nous, une violente explosion. Une bombe vient de tomber à quelques mètres de l’antenne croix-rouge, malgré le drapeau arboré bien en évidence. Aussitôt, tout le monde se plaque au sol — nous, les trois journalistes, sommes les seuls à rester debout. (Il est évident qu’il est totalement illusoire de chercher à s’abriter des bombes à l’intérieur d’un bâtiment, mais cette sorte de réaction est devenue un réflexe automatique chez les miliciens.) Les blessés ne bougent pas mais une infirmière éclate en sanglots hystériques. En revanche, la conduite des médecins est exemplaire: ils continuent leur travail comme si de rien n’était. Ils ne sont visiblement pas de la même race que les gens que nous avons vus à l’hôpital principal. Le bombardier ennemi lâche encore quelques bombes sur le village, s’en va, puis revient au bout de quelques minutes. Dans l’intervalle, je tente de rejoindre la ligne de front proprement dite, mais le feu est à présent beaucoup trop dense. Je choisis de m’abriter sous un tunnel creusé dans le remblai de la voie ferrée. A ma grande surprise, je découvre que les bombes lâchées par l’ennemi ressemblent plutôt à des pétards de foire: les cratères creusés ne font que quelques centimètres de profondeur. A moins d’être touché de plein fouet, on ne risque pratiquement rien avec ces bombes-là. De l’entrée du tunnel où j’ai trouvé refuge, je vois une bombe exploser à quelques mètres de moi, Le souffle me repousse en arrière, mais c’est tout. Beaucoup plus gênant est le tir des mitrailleuses. L’affaire prend vraiment vilaine tournure. Au début, le danger se trouvait uniquement devant, mais à présent il se rapproche, le long de la voie ferrée. Quelques mitrailleurs maures ont tourné le flanc des lignes gouvernementales, sans rencontrer de résistance. Ils pourraient entrer dans le village d’un moment à l’autre.

Décidément, ça se gâte de plus en plus. Si les Maures venaient à nous découvrir sous le remblai, nous serions sans doute tués avant d’avoir eu le temps de proclamer notre qualité de neutres. Donc, malgré le danger, mieux vaut quitter notre abri et sortir du village aussi rapidement que possible. Mais la chose est plus facile à dire qu’à faire. Au début, la chance est avec nous: nous profitons d’une accalmie dans les bombardements et les tirs de mitrailleuse pour nous dégager. Sur la route principale, nous rencontrons un capitaine à la tête d’un petit détachement qui examine nos papiers avec un calme et une courtoisie admirables. (C’est le seul officier que j’ai vu se comporter dignement dans cette journée, et cette nuit j’ai d’ailleurs appris qu’il avait ramené l’ordre et la confiance en première ligne, évitant ainsi la catastrophe.) Mais bientôt le tir des mitrailleuses reprend, tout proche, bien que nous ne voyous pas les Maures dissimulés de l’autre côté du remblai. Et nous sommes pris sous un feu croisé, parce qu’aux Maures qui nous mitraillent, abrités derrière la voie ferrée, s’ajoutent le gros des troupes insurgées qui tirent sur le village depuis l’aile droite. Nous mettons à profit les intervalles entre deux rafales pour nous faufiler d’une maison à l’autre. Et pendant ce temps, les bombes continuent de tomber. Il y a maintenant deux avions ennemis qui font des passages alternés, en toute impunité. A midi, on a bien parlé de l’intervention prochaine d’un avion gouvernemental, mais on n’en voit pas trace à l’horizon. Les bombes sont vraiment ridiculement inefficaces: la moitié environ n’explosent même pas et les autres occasionnent des dégâts très réduits. A l’approche du crépuscule, quand le bombardement cesse, pas une maison de ce malheureux village n’a brûlé. Mais il est désastreux pour les nerfs de subir trois heures durant ce bombardement, sans la moindre ébauche de réplique de la part de l’aviation gouvernementale. Nous finissons par sortir du village. A quelques centaines de mètres de là, nous découvrons des autos et des camions en stationnement — les véhicules qui sont revenus une fois la population da village évacuée. Les scènes de déroute auxquelles nous avons assisté dans l’après-midi se répètent — à cela près que cette fois ce sont les miliciens de première ligne qui battent en retraite, isolés ou par petits groupes, et obligent les chauffeurs des véhicules à les prendre à leur bord. C’est le désordre le plus total. Les officiers, disent les soldats, ont été les premiers à décamper. Dans ce cas, à quoi bon rester? Un homme grimpe dans notre automobile, et comme je lui demande ce qu’il a à faire derrière les lignes, il me répond sans s’embarrasser d’alibis: «Sauver ma peau».

Nous devons à nouveau nous arrêter et chercher un abri, cette fois dans un petit tunnel creusé sous la route. Les bombes pleuvent dru, et trop près de nous pour qu’il soit question de poursuivre. Notre chauffeur et le garde qui nous escorte ont eu un comportement exemplaire, allant jusqu’à venir nous chercher dans le village pris sous les bombes et les rafales de mitrailleuses. Mais il y a eu une autre voiture transportant des journalistes dont le chauffeur a ignominieusement pris la fuite. Même diversité de comportement en ce qui concerne les miliciens. Tandis que les soldats de Jaén et de Valence détalaient comme des lapins sous nos yeux, un petit groupe de miliciens d’Alcoy, ville de la province de Murcie dotée d’une solide tradition révolutionnaire, est arrivé. Ils ont affronté les bombes — qui, je dois le répéter, ne faisaient pas de bien grands dégâts — avec la plus grande détermination et l’apparence la plus détachée. Il y avait parmi eux deux femmes, encore plus courageuses que les hommes. La discipline toutefois était absente dans une mesure à peine croyable. Le tunnel où nous étions abrités était loin d’être à l’épreuve des bombes: c’était au mieux une cachette acceptable. Mais il cessa vite de remplir cette simple fonction pour la raison que, dès qu’il y avait une pause dans le bombardement, les miliciens d’Alcoy se mettaient à découvert pour contempler les avions ennemis. Finalement, nous rentrons sains et saufs au quartier général, où nous trouvons une ambiance aussi insouciante qu’à midi.

On peut tirer quelques enseignements généraux de cette brève expérience du feu. L’ennemi n’a pas eu à supporter l’épreuve de bombardements effectués en toute impunité et je n’ai aucun élément à ma disposition pour préjuger la conduite des Maures si la situation avait été renversée. Mais il ne fait pas de doute que les Maures sont de bien meilleurs soldats que les miliciens. Plus courageux sans doute, mais aussi plus prompts à faire mouvement et à exploiter la situation créée, comme l’a bien montré leur manœuvre de contournement. Toutefois, leurs possibilités semblent très limitées. Il est incompréhensible qu’ils n’aient pas attaqué et pris d’assaut un village où ils n’auraient rencontré aucune résistance. Moyennant quoi ils se seraient retrouvés sur les arrières des lignes gouvernementales ce qui, par-delà la victoire du jour, leur aurait permis de faire prisonnière une colonne entière et de frapper ainsi un coup décisif sur l’ensemble du front de Cordoue. Au lieu de quoi, ils ont stoppé leur action — imités en ceci par les avions — aux alentours de six heures et demie. Sans doute ont-ils pensé qu’ils avaient bien employé leur journée, que la nuit allait tomber et qu’ils en avaient assez fait comme ça. Par ailleurs, les bombardements étaient effectués en dépit du bon sens. Je me demande où le formidable matériel gaspillé en la circonstance a pu être fabriqué. Le bombardement en lui-même consistait en un lâcher de bombes de très haut, sans observation préalable. En bref l’action des insurgés ce jour-là a été de bout en bout une farce, qu’on ne peut même pas qualifier de sanglante.

Mais cela a été encore pire du côté gouvernemental. Il est difficile de trouver des  mots pour qualifier la conduite de l’état-major. Les officiers engagés en première  ligne ont manqué du plus élémentaire courage. Les gardes du village ont décampé sans attendre leur reste et les miliciens ont suivi leur exemple dès que  les choses ont paru se gâter. Certains des faits affligeants dont nous avons été  les témoins sont manifestement imputables à l’impéritie de l’état-major. On  voudrait qu’une telle incompétence, un tel manque de sens des responsabilités  soit l’exception. Mais on peut légitimement en douter. Et même quand l’état-major se conduit d’une manière moins irresponsable qu’à Cerro Murciano, il  subsiste des particularités désastreuses inhérentes à la milice elle-même. Cette  milice est incapable de supporter le choc des armes modernes, des raids  d’aviation et des bombardements d’artillerie, même légère. En outre, elle paraît  totalement ignorer qu’une position ne doit jamais être abandonnée sans ordre  exprès du commandement. Quand la milice est mise en déroute, les miliciens ont  individuellement le sentiment que la chance n’est pas avec eux: il ne leur vient pas  à l’esprit de se sentir responsables. Si cet état d’esprit se maintient, les insurgés sont assurés de gagner la guerre. Ils ont du matériel de guerre moderne  fourni par l’étranger. On ne peut pas dire que ce matériel soit particulièrement abondant ou redoutable, mais c’est apparemment encore trop pour la milice.

Un entraînement poussé serait certainement de nature à renforcer les capacités combattantes de la milice, mais la discipline demeure le problème crucial. Après ce que j’ai vu à Cerro Murciano, je commence à ajouter foi aux bruits qui courent à propos d’Oropesa et Talavera — les miliciens fuyant en désordre non pas au terme de combats acharnés mais dès les premiers éclatements de bombes et d’obus. Le contraste est frappant avec l’indéniable héroïsme déployé lors des combats de rue à Madrid ou à Barcelone. Mais on dirait qu’il y a pour l’Espagnol moyen un monde entre combattre dans sa propre rue et affronter l’ennemi en rase campagne.

6 septembre

Nous avons passé la nuit à Pozoblanco en compagnie de quelques journalistes espagnols qui ne se font pas d’illusions sur le bilan désastreux de la journée, malgré les télégrammes vibrants d’optimisme qu’ils expédient à leurs rédactions. L’un d’eux m’a suggéré de m’intéresser au secteur sud du front de Cordoue, moins du point de vue militaire que du point de vue politique et psychologique. J’ai été bien inspiré de suivre son conseil. Dans l’aprèsmidi, au terme d’un long et éprouvant trajet routier, nous faisons notre entrée à Castro del Rio.

Castro est un pueblo andalou typique, avec sa population nombreuse et misérable. C’est aussi un des plus anciens bastions anarchistes d’Andalousie. La section locale de la C.N.T. peut se flatter d’avoir derrière elle vingt-six ans d’existence et depuis l’écrasement de la garde civile, les anarchistes représentent le seul groupe organisé de l’endroit. Ici, la révolution a suivi à ses débuts les mêmes chemins qu’à Pozoblanco: soulèvement de la guardia alliée aux riches et aux caciques; puis le village assiégé par ses habitants, les gardes civils réduits par la faim et le massacre général pour conclure. Les insurgés, qui ont leurs lignes principales a quelques kilomètres du village, ont lancé deux assauts — deux échecs. Toutes les entrées sont défendues par des barricades gardées avec une compétence technique peu commune. Les anarchistes ont donc eu tout loisir d’inscrire dans la réalité leur paradis doctrinal, un paradis qui ressemble beaucoup à celui instauré en 1534 par les Anabaptistes, à Münster.

Le caractère saillant du régime anarchiste établi à Castro, c’est l’abolition de l’argent. Les échanges sont supprimés; la production a très peu changé. La terre appartenait à trois des plus grands magnats espagnols — tous disparus, naturellement. L’expropriation a été totale. L’ayuntamiento n’a pas fusionné avec le comité, comme dans les autres pueblos d’Andalousie, mais a été purement et simplement dissoute pour laisser la place au comité qui a instauré une sorte de système de soviets. Le comité gère les domaines expropriés; ceux-ci n’ont pas été regroupés et continuent à être exploités séparément par les ouvriers agricoles qui y étaient précédemment employés. Les salaires en argent ont bien sûr été abolis. Il serait inexact de dire qu’ils ont été remplacés par des paiements en nature; il n’existe aucune sorte de paiement, les paysans reçoivent directement leur subsistance des magasins du village.

Dans ces conditions, l’approvisionnement est déplorable. Encore pire, oserais-je dire, qu’il pouvait l’être auparavant, dans les conditions misérables qui sont celles du bracero andalou. Castro a la chance de posséder des champs de blé en plus des olives qui sont la seule ressource de nombre de pueblos voisins. Au moins est-on assuré d’avoir du pain. Il y a en outre d’importants troupeaux de moutons, expropriés en même temps que les terres, qui fournissent de la viande de boucherie. Et encore un bureau de tabac. Mais c’est tout. Le bar du village a été fermé, car c’était un lieu de perdition. Je suis allé voir les magasins: à en juger par ce qu’ils offrent on est au bord de la famine. Mais les habitants semblent tirer fierté de cet état de choses. Ils nous ont même déclaré être contents qu’il n’y ait plus de café a boire. Ils paraissent considérer comme une victoire morale la disparition de tous les biens superflus. Quant aux objets de première nécessité qu’ils devront se procurer à l’extérieur, vêtements surtout, ils comptent les obtenir par voie de troc, en écoulant leur surplus d’olives (encore qu’aucun dispositif précis n’ait été mis en place à cet effet). Leur haine des classes aisées a des fondements beaucoup plus moraux qu’économiques. Ils ne convoitent pas la belle vie de ceux qu’ils ont expropriés, mais veulent supprimer tous les biens superflus, qu’ils considèrent comme autant de vices. Leur conception de l’ordre nouveau qu’ils espèrent instaurer est totalement ascétique.

7 septembre

Nous passons la nuit à Andújar puis nous hâtons de regagner Madrid. Depuis  quelques jours, les nouvelles du front sont très mauvaises, même vues à travers le prisme optimiste des journaux officiels. Hier, la situation semblait si critique que nous avons renoncé à nos projets concernant Málaga  et préféré rebrousser chemin. Caballero a pris en main les rênes du pouvoir. Peut-être parviendra-t-il à susciter le changement radical dans la conduite de la guerre et des affaires du  pays qui s’impose pour assurer le succès de sa cause.

Trajet rapidement effectué, peu de chose à signaler.

Sur la route, nous croisons de nombreux réfugiés. Ils sont venus, par groupes entiers, chercher asile dans divers endroits de la Manche. Leur présence engendre naturellement un certain malaise, mais ils trouvent partout la plus grande hospitalité.

Nous sommes en train de déjeuner dans une fonda de la Manche quand soudain entre un homme, porteur d’un objet qui se révèle être une bombe. Devant l’assistance vivement intéressée, il explique que c’est l’une des quelques centaines de bombes lâchées la nuit d’avant, sans grand succès, sur la gare de triage d’Aranjuez. Il a fait plus de cent cinquante kilomètres en auto avec cette bombe (non explosée!) pour avoir un souvenir à conserver chez lui. Il faut croire que l’engin n’était pas bien dangereux pour avoir résisté à un tel traitement sans même daigner exploser.

MADRID

8-11 septembre

Je passe la majeure partie de ces deux journées à rassembler les papiers nécessaires pour sortir d’Espagne et à établir des contacts en vue de mon prochain voyage. Peu de changements visibles dans la ville. C’est toujours la même gaieté insouciante qui y règne, malgré les difficultés de ravitaillement croissantes et la nourriture qui se fait moins abondante dans les restaurants. Mais la nuit, Madrid présente un tout autre visage. Les lumières sont éteintes; uniquement quelques réverbères, les tramways et les phares bleuis des automobiles. D’innombrables entrées d’immeubles portent des inscriptions signalant la présence d’un abri antiaérien, Un peu par-tout des affiches qui donnent des conseils sur les premiers gestes à faire en cas d’attaque par gaz. La population n’a pas l’air de s’émouvoir outre mesure. Cela fait plusieurs jours qu’il n’y a pas eu d’alerte aérienne, en partie semble-t-il parce qu’une récente tentative a totalement échoué grâce à l’intervention de l’aviation gouvernementale.

Les milieux bien informés ne partagent pas ce bel optimisme. Ils savent mieux que quiconque que les troupes insurgées progressent rapidement vers Madrid, que les déroutes de la milice ne se comptent plus et que Franco peut lancer d’un jour à l’autre une offensive brusquée sur la capitale. Rester ou ne pas rester, telle est la question que se posent les journalistes et observateurs étrangers. En attendant, Caballero a pris ses premières mesures, dont la plus marquante est la création d’un, état-major central. L’optimisme officiel, qui avait fait tant de ravages sous l’ancien gouvernement, ne se dément pas. Déjà, avant même d’avoir mis la moindre réalisation à son actif, le gouvernement Caballero est salué par la presse unanime comme un «Gouvernement de la victoire». Pour rendre la pilule moins amère, il a inauguré son activité propagandiste en annonçant la prise de Huesca — nouvelle visiblement fausse. Mais le nouveau gouvernement semble décidé à déployer plus d’activité que son prédécesseur.

12 septembre

Trajet Madrid-Barcelone, sans histoire.

13 et 14 septembre

Deux journées passées à Barcelone. Par comparaison avec le mois d’août, la ville est vide et silencieuse. La fièvre révolutionnaire semble épuisée. Beaucoup des gens que j’ai rencontrés en août sont partis au front. En ce moment, ce qui domine sur les Ramblas, c’est la milice revenue de l’expédition majorquaise. La décision d’abandonner cette entreprise sans espoir est un nouveau point à porter au crédit du nouveau cabinet. Lors de ma dernière journée à Madrid, j’ai vu des soldats catalans fourvoyés dans cette aventure faire leur entrée à Madrid. La foule de l’Alcalá n’en croyait pas ses yeux: de véritables Catalans qui apportaient leur concours à la défense de Madrid! Quand la langue qu’ils employaient ne laissa plus planer aucun doute sur leur identité, des: «Viva Cataluña» fusèrent çà et là. Pour qui connaissait les rapports de chien à chat existant jusqu’ici entre la Castille et la Catalogne, c’était quasiment incroyable. Après plusieurs semaines de durs combats à Majorque et une brève période de répit, ces Catalans furent directement acheminés sur Madrid où ils firent une entrée en ordre impeccable, surclassant de loin toutes les colonnes que j’avais pu voir à l’œuvre en Estrémadure et en Andalousie. Aujourd’hui, à Barcelone, j’ai sous les yeux le reliquat du corps expéditionnaire envoyé à Majorque. Ils attendent de partir pour Madrid. Après une première campagne aussi décevante, leur ardeur combattante est proprement admirable. Il y a dans la révolution espagnole des réserves de force vive qui commencent tout juste à se manifester. Plus grand sera le péril, plus acharnée la résistance. Il est possible que Franco se trouve en présence de plus forte partie que ne le laisserait supposer l’état actuel des choses. Il n’en reste pas moins que la situation présente tourne au désastre pour le gouvernement: bien que les journaux n’en aient pas fait mention, j’ai appris de source officieuse la chute de Saint-Sébastien.

15 septembre

Je quitte l’Espagne via Port-Bou.

 


 

 INDICE DEL LIBRO

ANTERIOR

    SIGUIENTE 

REGRESE A LIBROS