Voici
les faits: une révolution sociale incomparablement plus profonde que toutes
celles qui l’ont précédée a eu lieu dans un pays dont on a beaucoup parlé
durant les années 1936-1939: l’Espagne. Une révolution qui a atteint les
buts théoriquement préconisés par Marx et Engels quand ils sont allés au
plus loin de leurs prévisions d’avenir, par Proudhon et par Bakounine, ainsi
que par l’école kropotkinienne de l’anarchisme socialiste; et cela en moins
de trois ans, alors que, après un demi-siècle, la révolution russe qui, au début,
se réclamait du même idéal, en est plus éloignée que jamais. A côté de ce
fait historique transcendant dans l’histoire de l’humanité, la Commune de
Paris, qui a suscité tant d’intérêt, tant d’écrits, d’études et d’essais,
apparaît comme un événement mineur. Car, sur une très large échelle, la révolution
espagnole a réalisé le communisme libertaire.
On
peut approuver ou désapprouver cet idéal: on ne peut ignorer l’application
qui en a été faite en même temps que les forces antifranquistes et l’armée
républicaine luttaient péniblement contre l’attaque depuis longtemps préparée
par la caste militaire, les grands propriétaires terriens et le vieux
conservatisme, et par une église traditionnellement réactionnaire, digne héritière
du duc d’Albe et de Torquemada.
Les
réalisations historiques que nous allons décrire ne peuvent être dédaignées
des sociologues en quête de nouveaux chemins pour l’avenir, des historiens
penchés sur l’évolution de la société, des hommes épris de justice, à la
recherche de nouvelles équations sociales. Le régime des Incas intéresse ou
passionne rétrospectivement bien des gens qui ne l’approuvent pas. Celui qu’implantèrent
les jésuites aux Paraguay mérite toujours les honneurs de l’étude; les
structures du capitalisme d’Etat créé par les bolcheviques sollicitent,
aujourd’hui comme hier, les esprits attentifs à la marche du monde, les
kibboutzim israéliens font espérer une nouvelle aurore, même à l’Orient.
Et si nous remontons à l’aube des sociétés primitives, les clans
communautaires, la «gens» ou les phratries mobilisent toujours l’attention
des spécialistes.
Le
communisme égalitaire n’est pas une nouveauté dans les écoles du socialisme.
Dans l’histoire de la pensée humaine, il remonte à Platon, puis passant par
Campanella, Thomas Morus et d’autres utopistes il nous conduit à Babeuf et
aux autres précurseurs et fondateurs parmi lesquels Robert Owen, Saint-Simon,
Fourier, Cabet, Pecqueur, Vidal, Considérant, Sylvain Maréchal, Louis Blanc;
mais c’est avec Proudhon que la justice sociale apparaît liée à la
disparition du gouvernement et de l’Etat, que la suppression de l’exploitation
de l’homme par l’homme se complète de celle de l’oppression et du
gouvernement de l’homme par l’homme. Puis vient son disciple Bakounine, qui
élargit, en même temps que les bases philosophiques du socialisme, ses méthodes
d’application par la doctrine appelée collectivisme, et enfin le communisme,
au sens intégral est complété politiquement par les disciples italiens de
Bakounine (Covelli, Carlo Caffiero, Andrea Costa, Malatesta, etc.) et recueilli
par Kropotkine, qui en devient le théoricien le plus éminent. Dès lors, l’école
socialiste de l’anarchisme, la plus nombreuse dans le monde, est communiste -
tandis que l’école socialiste autoritaire et marxiste sera collectiviste,
jusqu’au retour des bolcheviques au communisme, après octobre 1917.
En
France, Proudhon et ses disciples avaient proposé le mutuellisme contre le
communisme dont Louis Blanc était, à son époque, le plus illustre représentant.
La raison principale - non pas la seule - de ce rejet était que le communisme
apparaissait alors lié à l’organisation et à la domination de l’Etat.
Proudhon, le «père de l’anarchie», comme disait Kropotkine au procès de
Lyon, était rageusement antiétatiste, et sa doctrine inspire en partie les
premiers livres de Marx, où les exégètes obstinés croient, de nos jours,
trouver un humanisme qui n’est autre que le reflet de la pensée proudhonienne
que l’auteur du Capital vantait alors en termes enthousiastes.
Le
communisme libertaire implique donc 1º l’organisation d’une société sans
classes ;
2º le fonctionnement de cette société sur la base du fédéralisme, et
de la libre et nécessaire association. Aspirations dont beaucoup reconnaissent
la grandeur, mais que cette grandeur même effraie.
Et
pourtant, en Espagne, pendant près de trois ans, malgré une guerre civile qui
causa un million de morts, malgré l’opposition des partis politiques (républicains
de diverses tendances, socialistes, communistes, catalanistes de droite et de
gauche, régionalistes basques et valenciens, petite bourgeoisie, etc.) cet idéal
est entré dans l’histoire vécue des hommes et devenu chair de la réalité.
Très vite, plus de 60 % des terres ont été cultivées sans patrons. ni propriétaires,
sans «terratenientes», sans administrateurs tout-puissants, sans que l’intérêt
privé et la concurrence soient nécessaires pour stimuler les efforts et les
initiatives; dans la plus grande partie des industries, des usines, des
fabriques, des ateliers, des services publics, les ouvriers, leurs comités d’entreprise
et leurs syndicats ont fait assurer la production en l’absence du contrôle et
de la présence des patrons, des capitalistes, et de l’autorité de l’Etat.
Plus
encore: collectivités agraires et entreprises industrielles ont, du jour au
lendemain, soit implanté l’égalité économique, en appliquant le principe
essentiel du communisme («à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses
forces») soit réduit au minimum les différences de rétribution. Elles ont
coordonné leurs efforts par voie de libre association dans des régions entières,
créé des richesses nouvelles, augmenté - surtout dans l’agriculture - les
rendements, multiplié les écoles, amélioré les services sanitaires. Elles
ont fondé la véritable démocratie, fonctionnelle et directe, la démocratie
libertaire par laquelle chacun prend part à l’organisation de la cite et de
la vie sociale. Elles ont remplacé la lutte entre les hommes par la pratique généralisée
de l’entraide, la rivalité par le principe de la solidarité.
Dans
bien des occasions il m’est arrivé, pendant mon enquête obstinée et
minutieuse, de rencontrer des républicains de gauche, des socialistes, des
membres de l’Union générale des travailleurs, qui auparavant considéraient
les libertaires comme des fous délirants, et qui, devant la preuve par les
faits, s’étaient ralliés à ce qu’ils avaient toujours cru un rêve d’illuminés.
L’ignorance
d’un fait social historique d’une telle importance est donc inadmissible
chez des hommes épris de connaissances ou de progrès. Zola écrivit deux gros
volumes pour nous dépeindre, dans son admirable Travail, la réalisation
imaginaire d’un petit phalanstère organisé autour d’une usine et ne
groupant que quelques dizaines de personnes. Mais chacune des collectivités,
des réalisations sociales de l’Espagne libertaire - telle celle de Javiva, près
de Valence, d’une petite ville comme Granollers, au nord de Barcelone, la
syndicalisation industrielle embrassant 25.000 travailleurs à Alcoy (province
d’Alicante), ou l’organisation d’un microcosme harmonieux dans la province
de Teruel, en Aragon, mériterait un volume; et la révolution espagnole en mériterait
des dizaines.
Ces
volumes n’ont pas été écrits, et vraisemblablement ne le seront pas. Car
les créateurs de ce monde nouveau étaient des ouvriers, des paysans, plus
aptes à manier les outils que la plume, et se préoccupant plus de faire l’histoire
que de l’écrire. La plupart sont maintenant en exil, y mourant les uns après
les autres, ou se souvenant avec nostalgie du rêve qu’ils ont vécu.
Persuadé
que nous étions condamnés à perdre la guerre déchaînée par le franquisme,
l’auteur s’ est efforcé de recueillir pour l’avenir les résultats de
cette expérience unique. Il a étudié sur place, dans les villages collectivisés,
dans les fabriques et les usines socialisées, l’æuvre constructive de la révolution
espagnole.
Cette
expérience à laquelle ont pris part, directement ou indirectement, six, sept,
huit millions de personnes, et qui ouvre une voie nouvelle à ceux qui hésitent
entre un capitaliste antisocial et un faux socialisme d’Etat, inévitablement
totalitaire, cette expérience, disons-nous, ouvre la perspective d’un nouvel
humanisme, d’une nouvelle civilisation.
Car
même si les réalisations espagnoles ne sont pas toutes intégralement et
servilement transposables, elles constituent des modèles dont on peut s’inspirer
en les adaptant aux circonstances de temps et de lieu dans lesquelles d’autres
expériences peuvent se produire; elles sont des sources où l’on peut boire
et puiser. Ceux qui liront ce livre s’en convaincront.
En l’écrivant j’accomplis un devoir envers tous mes camarades qui ont lutté, et souvent sont morts pour leur idéal. Et plus encore envers l’humanité que j’ai, en ma conscience, fait væu de servir jusqu’à mon dernier souffle.