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CHAPITRE XI

 

LA GUERRE

 

«Dans ce conflit, l'Italie n'a pas été neutre.»

(Mussolini.)

«Cette lutte n'est pas une affaire privée de l'Espagne.»

 (Staline.)

«Je dis que celui-là a permis le trouble qui a permis la menace.»

 (Léon BLum, en 1935, à l'adresse de M. Laval.)

«Ni la France ni l’Angleterre ne veulent la guerre parce que sous le signe du fascisme ou l'antifascisme, elle serait la guerre sociale.»

Garcia Oliver.

«... Que disions-nous donc? SDN? Comité de Londres? Négociations? Amitiés précieuses? Tout cela est bien. Mais l'armée de la République vaut davantage !» (Ovation formidable; l'assistance, debout, acclame frénétiquement le président Azana et l'armée populaire.)

(Valence, le 18 juillet 1937.)

 

Le visage de la guerre. — Nous avons interrompu l'étude des événements militaires en constatant que la levée en masse a arrêté l'avance nationaliste devant Madrid, le 6 novembre 1936. Durruti arrive avec sa Colonna Espana, Gallardo avec la brigade basque, le prolétariat international envoie ses Brigades internationales. Franco, ayant perdu la guerre pour la deuxième fois, marque le pas à la Cité universitaire.

Ni Hitler, ni Mussolini, cependant, n'acceptent la victoire du peuple Ils redoublent leurs livraisons d'armes. De l'autre côté, à Moscou, la tendance de Dimitroff l'emporta enfin sur les généraux. Le 15 novembre, les armes lourdes arrivent à Madrid pour mettre fin aux terribles bombardements de la ville. Mais cela change l'aspect de la guerre.

Pendant deux mois, Franco ne fait qu'envoyer ses mercenaires au massacre. Enfin, Mussolini, exaspéré par l'insuccès de son protégé, envoie la troupe italienne, le 2 janvier, un jour après la signature d'un gentlemens agreement avec l'Angleterre. Cette intervention massive, qui donne la supériorité militaire aux insurges, inaugure une nouvelle étape de la guerre.

Les fascistes voulaient «faire la guerre», le peuple «se battait», les débordait, les enveloppait. A Barcelone le combat de rue, dans la Sierra la guérilla. La vieille tactique familière à tout Espagnol, le groupe de partisans, la milice, la dispersion du groupe et sa reconstitution, le combat héroïque, fier et digne, tout cela ne tenait rien du soldat. Le courage comptait plus que la tactique, l'esprit de générosité plus que la stratégie. Dans cette lutte, le peuple est vainqueur s'il est uni. Le pronunciamento vieux style espagnol, Franco l'avait perdu dès la première semaine.  

Au premier plan, Durruti. (Extraite du disque «Los hijos del pueblo. A las barricadas, édité par la F. L. de Thiais sous les auspices de la CNT en exil, avril 1970.)

Franco n'ignorait pas cela. La guerre à coups de main se termina par l'intervention de la troupe de choc marocaine, du matériel motorisé et de l'aviation étrangère. L'engin meurtrier, l'organisation militaire, la discipline, la tactique — c'est la guerre; l'enthousiasme, la générosité, le sacrifice, c'est la guérilla. Devant la guerre, la révolution n'avait qu'à choisit: ou bien imposer la tactique de la guérilla à un adversaire qui était supérieur en armes et en organisation, au risque de périr, ou bien abdiquer et transmettre la défense aux mains d'une organisation étrangère à celle qui correspond à son élan primitif et à ses principes.

Hélas! la vie sociale n'est pas une technique. En matière sociologique, il n'y a pas de simples «moyens», car chaque «moyen», que ce soit une technique ou une organisation, est, lui aussi, un fait social qui, par ricochet, influence les activités humaines. La mitrailleuse ne tire pas seulement sur l'ennemi, elle impose une organisation à ceux qui la manient; le canon ne détruit pas seulement l'abri de l'adversaire, il impose un ordre de combat à ceux qu'il protège; le tank ne couvre pas seulement, il organise. L'organisation des milices est plus proche de l'humanisme; l'organisation d'une armée se rapproche du machinisme.

L'intervention du machinisme avait changé l'aspect de la guerre civile, sans pourtant faire dépérir la révolution, L'intervention massive des étrangers devait modifier le caractère de la guerre; les combattants devenaient plus nombreux, le matériel employé se multipliait de jour en jour, la tactique s'inspirait de plus en plus des principes des états-majors des grandes guerres; enfin, la guerre de position risquait de geler toute l'organisation militaire. La bataille de Bilbao ressemblait déjà aux grandes batailles de matériel, et à la fin de l'année 1937, la bataille de Teruel ne le cédait plus à aucune bataille de la guerre mondiale. L'intervention fit plus qu'étrangler le gouvernement, elle imposa aux gouvernementaux leur régime intérieur.

L'intervention c'est la guerre, et la guerre nationale c'est Thermidor. C'est elle qui fait la loi; elle oblige chacun à prendre la position qu'elle lui désigne; ceux-mêmes qui sont partis pour lutter contre la guerre, doivent s'incliner devant ses nécessités. Si Franco a perdu la guerre plusieurs fois, sa grande victoire était qu'il obligea les révolutionnaires à se transformer en soldats. On ne se sert pas d'une organisation sociale et d'une machine sans en accepter l'esprit. Plus l'intervention devint dangereuse, et plus les républicains s'inspirèrent du slogan: gagner la guerre d'abord, gagner la guerre surtout, faire la guerre et apprendre à la faire. Toute la tragédie est là: le moyen force la main de celui qui l'utilise, mais la révolution n'avait pas ses moyens à elle de faire la guerre. La guerre, c'est la société de classe et non pas la lutte pour l'abolition définitive des classes; c'est la détresse au lieu de l'abondance; c'est l'organisation de la hiérarchie, et non pas la liberté; c'est la soumission de l'homme à la violence, et non pas sa libération; c'est l'empire de la nécessité, et non pas la domination de l'homme.

Vers la guerre nationale. — Sous l'empire de cette nécessité, le corps des Commissaires politiques connut la première transformation. D'organe de contrôle, il devint organe de commandement. Les communistes en firent l'instrument de la militarisation des milices. C'est eux qui appliquèrent aux milices le code pénal militaire et qui firent fusiller des miliciens coupables d'insoumission ou d'actes spontanés. Le parti communiste a été l'organisateur principal de l'organisme suprême des commissaires, à la tête duquel fut placé le ministre Del Vayo, dont les relations amicales avec le parti communistes étaient connues.

Dans chaque unité, dans celles surtout où les commissaires étaient communistes, l'esprit militaire faisait des progrès; mais cela ne veut pas dire que l'armée dans son ensemble était soumise au commandement unique. Situation tragique: la carence du commandement subsistait là où rien n'était plus nécessaire qu'un commandement, à savoir en haut, et l'esprit révolutionnaire fut supprimé là où rien ne pouvait le remplacer, à savoir à la base. La «militarisation» était l'œuvre de la base. A la fin de novembre, Val avait unifié et centralisé les milices confédérales. Son état-major s'installa à la Calle Salas; à sa tête il y avait deux anarchistes et deux militaires. La transformation des milices en armée était déjà convenue avec Durruti, qui avait dit, peu avant sa mort: «Nous renonçons à tout, exceptée la victoire.»

La guerre fit la loi. Sans aucun doute, les communistes sont ceux d'entre toutes les organisations gouvernementales qui ont, les premiers, insisté énergiquement sur la nécessité de transformer la révolution en guerre et les milices en armée. Ils s'emparèrent de l'organisme des Commissaires politiques et en firent l'instrument de leur politique. Les commissaires qui d'abord relevaient de tous les partis et qu'on appelait les yeux du peuple, devinrent les yeux du gouvernement. Ils enseignaient aux miliciens l'obéissance, leur faisaient accepter la juridiction militaire; enfin, ils soumettaient le peuple révolutionnaire en armes au commandement des chefs militaires. Ils créèrent l'armée populaire qui vint se mettre à la place des milices et firent comprendre au peuple qu'il défendait la République et son gouvernement et que la guerre était devenue une guerre nationale.

«Vous luttez contre l'envahisseur étranger, dit le Manifeste du parti communiste, l'indépendance espagnole est en péril. Vous qui avez défendu dans les jours glorieux du passé l’intégrité de notre pays, vous prenez les armes avec tant de courage et vous vous disposez, au prix de votre vie, à défendre le sol qui vous a vus naître et que vous n'abandonnerez pas à la destruction sanglante par les traîtres et au ravage par l'étranger. [. . .] Les traîtres ont ouvert les portes de l'Espagne à l'appétit de ceux qui convoitent nos jardins fertiles, nos montagnes riches, notre terre incomparable et la beauté de nos femmes. Ceux qui s'appellent patriotes applaudissent à la destruction de nos monuments artistiques qui font l'objet de l'envie du monde et de l'orgueil espagnol... Mais ils ont réussi à ranimer l'amour de la patrie et à rehausser le sentiment de la dignité et du devoir des citoyens. Tous sont maintenant disposés à tout sacrifier plutôt que de souffrir la victoire des ennemis de l'Espagne.»

Pour en arriver à cette conception de la guerre, l'Espagne avait dû prendre le détour d'une révolution sociale... Dorénavant, chacun des deux buts de la révolution gênait l'autre.

Tous les observateurs admettent que les Espagnols, n'ayant pas vécu la Grande Guerre, n'étaient pas capables de forger une machine de guerre moderne. Dans les deux camps, cette machinerie devait être importée de l'étranger. Chez les insurgés, les étatsmajors allemand et italien subvenaient au manque d'expérience des Espagnols, les troupes italiennes se substituaient au manque de popularité de la cause insurgée et le matériel de guerre italo-allemand suppléait à l'incapacité des Espagnols à créer une industrier de guerre. Mais les insurgés avaient une formation intellectuelle et sentimentale qui ne s'opposait pas à la machine de guerre étrangère.

Chez les gouvernementaux, on pouvait bien créer une industrie de guerre, mais l'esprit de la révolution était presque incompatible avec l'organisation militaire. On ne pouvait pas développer la «machine» en partant des milices; il fallait l'importer de toutes pièces, à commencer par les armes longues et les avions, jusqu'à l'organisation de l'état-major. Les anarchistes pensaient d'abord que cet expédient aurait l'avantage de conserver la pureté de la révolution; ils espéraient éviter de salir leurs mains en utilisant la machine technique étrangère de l'état-major. Ils durent regretter cette erreur plus tard, car la machine importée tendait tout d'abord à reconstruire ce qui restait de la machine rudimentaire espagnole.

Le rôle le plus important dans cette œuvre revenait aux Brigades internationales qui, depuis novembre, affluaient et formaient des cadres. Bien que ces brigades ne comptassent que 10 000 hommes en 1936 et que leur nombre ne fût jamais supérieur à 20 000, leur influence sur les événements était des plus considérables; elles enseignaient aux Espagnols la technique de la guerre, et du point de vue stratégique, leurs généraux Guriew et Kléber furent les défenseurs de Madrid. Mais, fait caractéristique, tandis que les généraux insurgés s'inclinaient devant la supériorité des Italiens, les gouvernementaux ne subissaient pas ce qu'on appelait la dictature Kléber: à la suite d'une intrigue on ne peut plus espagnole, il fut éliminé en février 1937. On en était donc de nouveau à l'ancienne machine militaire, ou plutôt à ses ruines.

L'armée républicaine. — La guerre créa son armée. Le matériel de défense qui arrivait dès novembre rendit aux miliciens la confiance en la victoire. La discipline fut rétablie sous les auspices des militants communistes et des autres organisations ouvrières. Le cinquième régiment de Madrid, constitué en troupe d'élite, forma des instructeurs et donna ses soldats comme officiers aux autres bataillons. Les anarchistes au front d'Aragon parvinrent également à s'imposer des règles de guerre, tout en s'inspirant de principes moraux plutôt que du code militaire. Peu à peu, toute l'armée fut pourvue de véritables uniformes, ce qui lui donna l'aspect d'une armée régulière; et «c'est la tenue qui fait l'homme». Le «délégué de main» devint sergent, le «délégué de centurie» devint capitaine de régiment. Les galons réapparaissent et les unités ne sont plus connues par un nom, mais par un numéro.

En revanche, il manquait encore un corps de dirigeants. Les commissaires politiques faisaient l'impossible; mais s'ils apprenaient — pas trop vite — à commander, il leur était difficile de penser en termes de stratégie militaire. Plus la guerre augmentait l'importance des opérations et du matériel, et plus le problème de l'état-major s'accentuait. Avec le dilettantisme de la guérilla, on avait pu harceler l'adversaire pour retarder son avance, mais maintenant la guerre exigeait un commandement. Or, les services techniques étaient dans un état déplorable. Les officiers de l'ancienne armée et de la police restés loyaux étaient peu nombreux, et encore exclurent-ils de l'avancement les militants des organisations ouvrières. Ils désertaient par centaines, surtout dans le pays basque, sabotaient ou entravaient les opérations. A Malaga, les Gardes civiles mirent de nouveau le tricorne et allèrent à la rencontre de l'armée pour la saluer (ce qui ne les a pas empêchés d'être fusillés), après que le gouverneur eut refusé d'en appeler au peuple pour défendre la ville. De pareils exemples peuvent être cités par dizaines.

Au ministère de la Guerre, Caballero s'entourait de toute l'ancienne bureaucratie militaire. Les gouverneurs civils, les généraux et techniciens s'avéraient incapables ou inefficaces. Ils faisaient preuve d'une incompréhension du facteur moral et d'une insouciance inébranlables. On dit qu'ils considéraient Malaga comme perdue dès le commencement de la guerre et ne faisaient rien pour soulager sa situation.

Mais, d'autre part, un nouvel esprit de combat inspire les milices; elles se transforment en armée, tout en conservant leur structure de partisans. Les unités formées par les organisations sont toujours les meilleures, comme cela s'avèrera bientôt à Guadalajara. Des ouvriers intelligents et courageux forment de nouveaux cadres et obtiennent, enfin, accès aux postes de commandement: tels Lister, Del Barrio, El Campesino, Cipriano Mera, Modesto, Palacios, Sanz, Romain, Rovira.

Du côté gouvernemental, la guerre avait donc cet aspect double, qu'elle était bureaucratique et désordonnée, spontanée et disciplinée en même temps.

Dans la deuxième moitié de janvier et au début de février, les milices se fondirent dans l'armée. La Colonne Durruti devint la 26e division, les Colonnes Espagne libre et Spartacus la 19e, enfin les milices confédérales du Centre se transformèrent en une 5e division et les bataillons libertaires du Sud en une 17e.

Jusqu'en mai, il n'était pas possible de constituer un véritable étatmajor le chef était en même temps commandant d'un secteur du front; il y avait au moins quatre commandements suprêmes, à Madrid le général Miaja, à Valence le général Rojo — mais il ne siégeait pas à Valence et correspondait par écrit avec ses services — à Barcelone le ministre de la Défense Sandino —, qui avait toujours des difficultés à faire accepter ses décisions, ou plutôt propositions, par les divers chefs de milices — et au pays basque le quatrième, dont l'existence se justifiait à la rigueur par l'isolement de ce front. Le général Miaja, — bon camarade et républicain courageux — avait une formation inférieure à celle des généraux allemands. L'armée républicaine n'a produit aucun génie d'une supériorité éclatante; les idées des dirigeants étaient pauvres; les mouvements restaient d'ordre tactique. A partir de décembre, les officiers russes donnaient de bons conseils... et de mauvais! et dirigeaient quelques opérations; l'action de ces techniciens, cependant, se trouvait entravée du fait qu'ils étaient étrangers à la psychologie espagnole et partant ne savaient pas quels efforts ils pouvaient lui demander, De plus, leur conduite n'était pas toujours celle de camarades; à l'état-major, on ne les aimait pas.

A vrai dire, l'absence de «commandement unique» était un avantage, plutôt qu'un mal, tant que l'équipe de vieux bureaucrates du ministère de la Guerre n'était pas remplacée par les nouveaux cadres issus du peuple. La militarisation des milices ne se faisait pas du haut en bas, elle fut menée à bien par les milices elles-mêmes.

Un travail immense et énergique fut accompli dans la formation des cadres et des troupes. Des écoles spéciales furent créées pour former les officiers issus du rang. A la base, la formation d'un esprit militaire faisait des progrès chaque jour. La discipline fut maintenue par les commissaires politiques, sur consultation de l'officier, ou par des jurys élus par les soldats. L'instruction pour l'emploi des diverses armes s'était améliorée, et par l'instruction générale l'Espagne républicaine luttait contre l'analphabétisme. Elle était fière de ses soldats. Plus tard, le Times même ne pourra s'empêcher d'admirer «l'armée créée de toutes pièces... comme l’Espagne n'en a jamais connu» (9 janvier 1938).

En effet, l'armée se faisait de plus en plus populaire. Devant une guerre qui était devenue une guerre nationale contre l'invasion étrangère, toute la nation acclamait l'armée sortie de la levée en masse, son héroïsme, sa discipline, son dévouement. L'armée créait une nouvelle moralité pour toute l'Espagne. Un demi-million d'hommes apprirent à suivre les indications de leurs chefs, acceptèrent de se soumettre au plan élaboré par les autorités compétentes et de renoncer à la guérilla. L'organisation des services de ravitaillement était parfaite; l'ordre régnait dans la troupe.

Gagner la guerre! C'était la consigne que l'Espagne antifasciste s'était donnée. Créer une armée régulière sous un commandement unique et à l'aide de nouveaux cadres, réaliser la discipline au front et à l'arrière, militariser le travail, travailler à plein rendement. La révolution était devenue, de lyrique et pathétique, sobre et vertueuse. En l'armée convergeaient ces vertus, l'armée était devenue le modèle de la nation.

De Malaga à Guadalajara. — L'organisation de l'armée populaire en partant des milices était acquise à Madrid; en Andalousie, l'armée était toujours confiée aux anciens «techniciens». Toute la différence qui existait entre ces deux formes d'organisation apparaissait dans les deux batailles de Guadalajara et de Malaga.  

Miliciennes dans les rues de Madrid, 1936. (Ullstein-A.)

 

A Malaga, les communistes avaient dominé la ville en août et septembre, puis, suivant leur nouvelle orientation étatiste, ils restituèrent tout le pouvoir au gouverneur civil, ce dernier, un brave soldat, peut-être, mais hostile aux milices et inapte à comprendre la population, avait négligé tout ce qu'il fallait faire pour défendre la ville avec les moyens que la population ouvrière lui aurait offerts — boudant parce que Valence ne lui envoyait pas de renforts. La ville était exposée à des bombardements par air et par mer et l'attaque finale, commencée au début de février 1937 après la longue stagnation hivernale, ne rencontra presque aucune résistance. Aucun ordre de couvrir la retraite ne fut donné aux rares troupes et aucun appel ne fut lancé pour inviter la population à offrir une résistance désespérée. La retraite fut une pagaïe inouïe, précisément parce qu'on ne livrait pas combat, et le désastre aurait été complet si les rebelles avaient coupé la route à Almeria; ils ne l'ont pas fait par crainte de provoquer la résistance désespérée de la population, seule force qu'ils redoutent. Ce n'était pas seulement une défaite importante des gouvernementaux, c'était la faillite de la politique de Caballero et des routiniers qu'il «contrôlait» au ministère de la Guerre.

A Madrid, l'armée populaire nouvellement formée veillait aux fronts de l'Ouest et du Nord. C'est du Nord que les Italiens pensaient partir pour couper Madrid de Valence, ce qui aurait rendu fatale la chute de la capitale. Le 13 mars, par un temps infernal, ils attaquèrent victorieusement; mais trop confiants en l'incapacité des milices, ils s'avançaient imprudemment pour exploiter leur victoire, et alors, il s'avérait que les gouvernementaux avaient appris à exploiter une situation favorable et à combattre. Les troupes italiennes furent détruites par une contre-attaque vigoureuse, élaborée par les nouveaux commandants issus des rangs de l'armée populaire, le communiste Lister et l'anarchiste Cipriano Mera. C'était une victoire sur Franco, sur le fascisme international, sur l'envahisseur étranger, et en même temps une victoire sur la vieille routine espagnole.

L'armée populaire avait gagné une victoire idéologique sur Mussolini: les haut-parleurs gouvernementaux avaient détruit le moral de la troupe italienne et le général Miaja haranguait les prisonniers en les appelant «camarades».

En même temps, Franco fut obligé d'abandonner l'offensive sur le Jarama, au sud de Madrid. A la recherche de petits succès, il se dirigea contre le pays basque.

Le 1er avril, les ambassadeurs espagnols remirent aux gouvernements français et anglais un certain nombre de documents: photographies des prisonniers italiens et de leurs effets, procès-verbaux des interrogatoires de ces prisonniers. «On déduit, de l'examen de ces documents, dit la note qui l'accompagne, ce qui suit: l'existence en territoire espagnol d'unités complètes italiennes, dont les effectifs, le matériel, les moyens de communication et le commandement sont italiens.»

La vertu républicaine. — La révolution est prodigieuse et généreuse, enthousiaste et insoucieuse. La guerré est sobre, calculée. L'élan spontané de la création cède à l'action réfléchie. La nouvelle morale militaire est la morale de la responsabilité. L'organisation, la technique l'emportent sur l'homme. Il n'y a pas deux manières de faire la guerre, ni deux manières de construire un Etat. La révolution, c'est le peuple, la guerre c'est la nation. L'anarchie c'est l'espoir du futur, la défense républicaine c'est le souci du présent.

«Quand les armes parlent, tout le monde se tait» dit Azana, «se proposer des buts secondaires qui ne soient battre: battre l'ennemi, c'est collaborer avec l'ennemi»... «A l'arrière, l'esprit d’obéissance et de discipline est non moins nécessaire, esprit qui n'est pas irresponsabilité chez ceux qui commandent, mais reconnaissance de la capacité de gouvernement des autorités compétentes. Et, pendant que ces autorités gouvernent, qu'elles fonctionnent, que ce sont elles qui sont responsables de la direction du pays, c'est à elles qu'il faut apporter le respect et l'aide sans lesquels il n'y a pas de gouvernement possible. Il faut se défier que l'enthousiasme national populaire ne se perde en initiatives personnelles ou particulières bien intentionnées mais qui par leur indiscipline et par leur dispersion sont destinées à échouer. Il faut se défier de la spontanéité espagnole, de celle dont j'ai fait l'éloge le plus chaleureux que l'on puisse adresser à une qualité nationale; il faut se méfier de ce que cette indépendance même personnelle de chaque Espagnol ne devienne préjudiciable à notre cause

L'Espagne ouvrière s'impose des sacrifices d'idéologie et de bienêtre. Le premier mai ne sera pas un jour de repos mais un jour de travail supplémentaire. Les conquêtes de juillet sont sacrifiées à la nécessité de créer une industrie de guerre indépendante. Plus d'augmentations de salaires, plus de semaine de 40 heures dans l'industrie de guerre. Les communistes exhortent les ouvriers à sacrifier tout à la guerre, les anarchistes invitent les masses à accepter les conditions de la guerre, matériellement et surtout moralement. L'indépendance et la spontanéité ne sont plus de mise; elles sont qualifiées d'indiscipline et même de service involontaire à la réaction. Le grand slogan de l'unité joue à plein rendement, «Tous derrière le gouvernement», «tous pour la démocratie», «tous unis pour la victoire». Le grand mythe de la victoire se substitue à la volonté révolutionnaire. «De l'ordre, de la discipline» ; la collaboration se transforme en subordination.

La démoralisation qui découlait des premières défaites, la pagaille à laquelle se livraient les miliciens déroutés à Tolède et Talavera, la honte qu'ils éprouvaient d'être battus, l'infériorité qu'ils sentaient vis-à-vis de ceux qui savaient organiser et commander, tout cela, leur donna l'idée qu'il fallait se subordonner au commandement. Les masses révolutionnaires n'avaient pas su organiser la guerre, les organisations révolutionnaires avaient raté l'occasion de prendre en main toute l'organisation du pays. Pour sortir de la pagaille, il fallait un commandement unique. En octobre, les masses étaient prêtes à consentir à toute organisation qui leur garantissait l'efficacité, l'ordre, la discipline, enfin, la fin des défaites. Elles étaient préparées à s'incliner devant le commandement, à acclamer la vertu. Les révolutionnaires, eux aussi, prêchaient la vertu, mais ils ne savaient pas imposer leur commandement. On ne voulait plus de discours, ni d'images de la vie future, ni de mystique en dehors de celle de la victoire.

Le peuple apporta donc son deuxième sacrifice. Après celui de la vie, qu'il avait donné et qu'il donnait toujours depuis juillet, il sacrifia l'idéal, l'humanisme anarchiste qui avait été la vie de ce peuple opprimé. Il les sacrifia à l'Etat, parce qu'il ne voyait aucune autre organisation artificielle ou naturelle capable d'organiser la victoire. Les masses refluèrent vers l'Etat, sans enthousiasme, hésitantes, dans un certain esprit de désillusion et de honte. Elles affluèrent vers le seul parti qui avait la mystique de l'Etat.

Une nouvelle moralité se crée, celle de l'organisation forte par l'Etat. Les communistes sont les maîtres de cette organisation et de ces sentiments; les partis bourgeois les épaulent, mais ils n'osent pas parler haut de ce qu'ils espèrent, sachant qu'ils inspirent toujours une certaine méfiance.

L'ordre, la nation, la sobriété, l'armée, la discipline, l'Etat, la sécurité, la compétence, le commandement, la loi, l'autorité: telle est la nouvelle moralité qui se dessine dans les rangs et à l'arrière. Pour la première fois dans son histoire, le peuple espagnol s'encadre volontairement dans un Etat. Le peuple et l'Etat tendent à se confondre dans la Nation. L'indifférence coutumière de l'Espagnol envers son Etat s'efface; on commence à considérer la République comme un Etat populaire.

Le cinquième régiment. — Le cinquième régiment, formé à Madrid par des communistes, engendrant des régiments à son image grâce à la transformation de ses unités en noyaux d'autres formations militaires, c'était l'image vraie d'un pouvoir au milieu du désordre et de la pagaille qui régnaient partout autour de Madrid. Ce n'était pas sa foi politique, c'était sa discipline qui s'imposait. Malraux l'exprime très bien: d'abord, on était discipliné parce qu'on était communiste; maintenant ils sont communistes parce qu'ils sont disciplinés. Tout ce qui avait intérêt au maintien de l'ordre, tout ce qui était harcelé par l'angoisse de la défaite presque sûre, tout ce qui n'avait pas confiance en la force de la révolution, regardait vers le cinquième régiment: il devait sauver la capitale, soit par sa propre vertu, soit par l'intermédiaire des brigades internationales. L'arrivée de Durruti passa presque inaperçue, la levée en masse n'apparaissait que comme l'œuvre du cinquième régiment. Il jouissait d'une estime générale, même avant qu'il ne fût entré en lice... Rien ne pouvait se faire sans son assentiment, alors que personne ne lui avait conféré un pouvoir quelconque. En réalité, le cinquième régiment, avec le Conseil de défense de Madrid, c'est-à-dire les communistes en accord avec les généraux Miaja et Kléber, exerçait le pouvoir à Madrid.

C'est un des traits caractéristiques de la révolution: quand le pouvoir de l'Etat est émietté ou n'existe plus, l'organisation la plus forte peut se substituer à l'Etat. De même qu'à Barcelone les Comités s'imposaient — et par les comités locaux les anarchistes — et que dans les bourgs de provinces les municipalités se confondaient avec le pouvoir des milices, à Madrid c'était l'organisation militaire la plus disciplinée qui se mit à la place de l'ancien Etat. Mais tandis qu'à Barcelone les anarchistes condescendaient à partager le pouvoir avec l'ancien Etat et furent obligés par la suite de le lâcher, les communistes savaient le garder, parce qu'ils ne le partageaient pas avec d'autres institutions. S'ils l'avaient voulu, ils auraient pu imposer à la capitale n'importe quel régime politique.

La première médiation et la rupture du Front unique. — En décembre, la politique anglaise préconisait la médiation; on parlait d'une action d'envergure pour arrêter les hostilités. Le moment était propice, parce que la guerre en était à un point mort; Franco avait épuisé ses forces et devait demander des renforts à l'étranger, et le gouvernement se trouvait toujours suspendu entre la guerre et la révolution. Les masses révolutionnaires, sachant qu'elles feraient les frais d'un pays «sans vainqueurs» et confiantes en ce que la continuation de la guerre renforcerait la nécessité de prendre des mesures toujours plus révolutionnaires — calcul qui s'est avéré erroné par la suite —, étaient hostiles à toute idée de conciliation. Il fallait donc évincer de la direction de la guerre les porteparole révolutionnaires et les anarchistes étant encore trop forts, on attaqua d'abord le POUM.

Cette attaque fut préparée par une campagne hideuse à l'étranger. Il fallut une protestation énergique de la part des Jeunesses libertaires pour rappeler aux Russes que les Espagnols tenaient les milices du POUM dans la même estime que celles des autres organisations. La conséquence de cet avertissement fut le refus des Russes de décharger leurs bateaux dans le port de Barcelone.

En décembre, le sort de Madrid étant toujours l'objet de l'inquiétude et le front d'Aragon manquant d'armes, le consul russe exigea, en paiement des armes promises, l'élimination du POUM du gouvernement de la Généralité. Les anarchistes, sachant qu'ils seraient isolés après le départ du POUM, essayèrent de résister pendant quelques semaines, ensuite, devant le danger immédiat de perdre la guerre, ils lâchèrent pied. C'est ainsi que le front de combat fut rompu par l'intervention étrangère dans la guerre espagnole et que la révolution commença à se séparer de la guerre. Bien que le POUM, tel quel, ne représentât pas une force numérique considérable, le principe de la guerre tripartite était posé. Voudrait-on établir des périodes dans cette guerre fort complexe, qu'on marquerait en décembre le point où la guerre a gagné définitivement l'ascendant sur la révolution et où cette dernière entre dans sa phase descendante.

Note sur l'apport étranger. — Sur la valeur des effectifs allemands et de leur armement, le rédacteur diplomatique du Manchester Guardian a publié une étude, le 30 mars 1937. M. Storck, journaliste hollandais, évalue à 120 000 la participation italienne et à 20 000 celle de l'Allemagne; il compte, en outre, 2 000 Français; Héricourt parle également de volontaires français, sans en donner le nombre. Pertinax évalue à 80 000 les Italiens; Duval parle de «la légion italienne, véritable petite armée avec ses grandes unités et ses services propres, et les escadrilles d'aviation et les batteries antiaériennes allemandes»... Les Italiens étaient «pour la plus grande partie des soldats licenciés après la campagne d'Ethiopie». Le général Baratier admet que les Allemands «proviennent de l'armée régulière». En octobre 1937, le gouvernement italien avoua 40 000 «volontaires». Mussolini a juré publiquement de venger sa défaite de Guadalajara. «Y a-t-il un lieu où l'on ait combattu sans le victorieux concours de l'aviation italienne ?» Les gouvernementaux prétendent que l'aviation italo-allemande était quatre ou cinq fois plus nombreuse que l'aviation loyale. Lloyd George estime que le total des étrangers dans le camp rebelle se monte à 100 000. En revanche : «L'apport du Komintern est de qualité plus que de quantité» (général Duval). Les «milliers de prisonniers russes» que les insurgés prétendaient avoir faits n'existaient pas. Les Russes ne peuvent avoir perdu que quelques aviateurs et conducteurs de tanks, mais ni officiers ni soldats de ligne. L'action russe se jouait dans un autre domaine, celui de l'état-major et des services techniques. Ils apportaient en Espagne tout leur «appareil» policier avec les méthodes qui lui sont particulières. Ovseienko, consul russe à Barcelone, prit une part active dans la politique espagnole. Car, non contente de se faire payer en or, l'URSS ne livrait qu'au compte-gouttes et au fur et à mesure des concessions politiques qu'elle obtenait.

Krivitski avoue un chiffre de 2 000 pour le nombre de Russes en «service» sur le territoire espagnol. Derrière le général Kléber faux Canadien — officiait le général Berzine dont l'existence n'était connue que de quelques personnes. Le «surveillant» politique qui devait être préposé au gouvernement se nommait Alexandre Orlov, un tchékiste habile et redoutable qui commença par installer les prisons secrètes de la Guépéou en terre espagnole, organisa l'intrigue contre Caballero, prépara le «putsch anarchiste» de mai 1937, poursuivit sévèrement les communistes dissidents et finit par tout gâter. Dès mars d'ailleurs, les livraisons russes se faisaient de plus en plus rares et, en octobre, l'URSS avait perdu tout intérêt pour le gouvernement républicain.


 

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