«Si
je fais prisonnier le bourreau qui m'a torturé en octobre, je le conduirai à
la mine oú j'ai travaillé toute ma vie et je lui dirai: travaille un an dans
ce trou, C'est ainsi que je serai vengé.»
Une économie enchaînée.
- L'Espagne, pays riche en ressources naturelles, est une nation pauvre. S'il
est vrai que les Espagnols ont découvert le nouveau monde géographique, les
Hollandais et les Anglais l'ont fait économiquement, pendant que les grands
d'Espagne empêchaient tout développement économique des grandes villes.
Les statistiques démontrent que
le pays n'a su tirer profit ni de sa situation avantageuse pendant la guerre
mondiale, ni des grands travaux de la dictature: chaque fois, la production est
retombée à l'ancien niveau sans que l'essor temporaire d'une branche particulière
ait produit une augmentation des besoins industriels du pays. Les besoins de l'étranger
déterminent l'économie espagnole.
Dans l'ensemble, la valeur de la
production minière est de l'ordre de un milliard de pesetas-or, la production
industrielle de 7 milliards environ, dont 2 milliards dans l'industrie textile;
la production agraire se monte à 9 milliards. C'est dire que plus de la moitié
de la production nationale est effectuée par l'agriculture. Les mêmes
proportions régissent les effectifs du travail: 4 à 5 millions d'hommes sont
occupés dans l'industrie et dans les mines, 5 à 6 millions, dont 3 millions de
paysans et 2 millions d'ouvriers, dans l'agriculture.
Pour subvenir aux besoins du
pays, et pour développer la production, beaucoup d'écrivains et de
politiciens, d'économistes et d'ingénieurs ont été unanimes à affirmer que seul
un changement complet du rôle de l’Etat et du régime social pourrait donner
à l’Espagne une économie digne d'elle. Cela est aussi vrai au urd'hui qu'au
temps de Jovellanos.
Les classes sociales. -
Dans son discours inaugural, le général Franco dénoncait l'ancienne Espagne,
celle des ouvriers criminellement exploités, les foyers sans feu, les enfants
sans école, des Espagnols sans patrie. Aunos , ministre de la dictature,
disait: « La majorité des ouvriers agricoles ne peut pas prendre part à la
politique aussi longtemps qu'elle vit dans la misère; cette misère est la base
du caciquisme ». Madariaga parle d'un prolétariat de la propriété foncière,
qui ne différe en rien du prolétariat agricole asservi au marché des
salaires. Altamira, le grand historien de l'économie espagnole, fait remarquer
que dans beaucoup de petites vallées le faible rendement du sol a obligé les
paysans à conserver, jusqu'à nos jours, un communisme rural profondément
enraciné dans la psychologie du peuple et qui a fait ses preuves. Costa trouve
que la source de presque tous les maux dont souffre l’Espagne remonte à
l'iniquité de la répartition de la fortune, et notamment de la propriété
foncière. Florez Estrada, le grand économiste réformateur du début du XIX siècle,
a enseigné que du fait que des individus déterminés se sont emparés de la
terre, la majorité du genre humain se voit dans l'impossibilité de travailler.
Dans les provinces où existe le cadastre, on a compté 84 % de petits propriétaires
qui gagnent moins d'une peseta par jour. Gomez déplore la pauvreté du peuple
dans les Castilles, Gonzalo de Reparaz celle en Andalousie: de Carthagène à
Almeria nous assistons à une des plus épouvantables tragédies européennes.
Des centaines de milliers d'êtres meurent d'une lente agonie.
D'autres ont déclaré que des
habitations ne sauraient être construites que si les salaires étaient augmentés;
à la campagne et même dans les petites villes, on trouve des baraques, des
cavernes et des caves troglodytiques en guise de logements. En un mot: la
presque totalité de la population rurale est obligée de vivre dans des
conditions indignes d'un être humain.
En 1931-1932, le gouvernement républicain
porta les salaires des journaliers à 6 et même 9 pesetas, mais les grands
propriétaires laissèrent en jachère une grande partie de leurs champs, et le
chômage réduisit la résistance des autres ouvriers; en 1933, le gouvernement
Lerroux fixa les salaires de nouveau à 3 pesetas. Tant que cet état de choses
subsiste, il n'y aura aucun espoir de voir se développer l'industrie nationale.
Quant aux ouvriers industriels, leurs salaires se montent à environ 8 pesetas
par jour. La grande masse de la population active - 11 millions sur une
population totale de 27 millions - forme donc un bloc à consommation réduite
et à conditions de vie presque uniformes. Leur nourriture consiste en pain
trempé dans l'huile, ou en haricots, ou en pois chiches avec une sorte de
saucisson, le chorizo. La viande est rare sur les tables de la majorité du
peuple. Le beurre est inaccessible à la population citadine. D'après une
statistique municipale, une famille ouvrière de Barcelone dépense 250 à 320
pesetas par mois pour 4 personnes; 65 % de cette somme sont attribués à
l'alimentation, et il reste pour les dépenses générales un pourcentage inférieur
à celui consacré à ces mêmes dépenses par, les ouvriers de n'importe quelle
capitale européenne. La consommation de viande par tête est de 20 kg en
Espagne contre 62 kg en France. Les vivres essentielles ont la plus grande élasticité
de consommation. A la suite de l'augmentation des salaires, en juillet 1937, la
consommation d'eau est montée de 140 millions de litres par jour, à 150, et
celle de l'huile de 16 000 quintaux par mois à 24 000 quintaux à Barcelone.
Alors que des millions
vivaient dans le besoin et dans la misère, la moitié de l’Espagne
appartenait à quelques dix mille grands propriétaires. A ces derniers
s'ajoutait l'oligarchie politico-financière, les mercantis, les banquiers,
quelques grands industriels, avec leur suite de caciques, militaires et autres
parasites qui vivaient dans l'oisiveté de la rente foncière et des monopoles.
Aucun travail commun ne rapproche
cette classe, peu nombreuse d'ailleurs, du peuple. Aucune classe moyenne
n'amortit le contraste des quelques affameurs et de la majorité des affamés.
« Moyenne ? s'écrie Unamuno. Moyenne entre quoi ? L’Espagne n'a
jamais connu une bourgeoisie. »
A Barcelone, à Valence, à
Bilbao et à Santander, le petit commercant et le petit épargnant, semblable à
son frère francais, joue un rôle modérateur. En effet, c'était cette classe
qui en 1936-1937 afflua vers le parti communiste et qui transforma la guerre révolutionnaire
en guerre nationale.
Les intellectuels, enfin, sont
partagés entre les deux camps. Le clergé, fort de 100 000 personnes, est le
support de la réaction. Beaucoup d'avocats et de médecins font partie des
classes dirigeantes. Mais les clercs proprement dits, les professeurs, les maîtres
d'école, les artistes, etc., 200 000 personnes comptées parmi les «
professions libérales ou services professionnels », et une partie de la
jeunesse ont lutté contre le cléricalisme et en conséquence ont épousé la
cause du peuple - leurs organisations politiques sont la Esquerra Catalane ou le
parti Azana.
Nous pouvons donc dresser un
tableau général très clair de la situation des classes en Espagne :
8 millions de pauvres
1 million de petits artisans.
2-3 millions d'ouvriers
agricoles.
2-3 millions d'ouvriers
industriels et mineurs.
2 millions de petits propriétaires
ou métayers ruraux.
2 millions de « classes
moyennes »
1 million de paysans aisés.
1 million de petits-bourgeois.
1 million de parasites
0,7 à 1 million de
fonctionnaires, prêtres, militaires, intellectuels, grands bourgeois et grands
propriétaires fonciers.
A l'opposé d'autres pays, la répartition
de la population ne peut pas être représentée par une pyramide; elle forme
trois blocs, dont l'un est infiniment plus grand que les autres. Il n'y a
presque aucune « pente » ou transition entre les grandes fortunes et la misère.
Le premier souci de toute révolution était donc de faire augmenter les revenus
des 8 millions de pauvres et de déposséder les grands propriétaires. La réforme
reconnue nécessaire depuis des siècles, devenait urgente depuis 1907.
Plans industriels et sociaux.
- Une révolution qui aspire au développement des forces créatrices du pays et
du bien-être de sa population a cette double tâche: d'entreprendre, d'une
part, des oeuvres de longue haleine, telles l'électrification, le reboisement,
l'irrigation, l'amélioration de l'outillage national, etc., distribuer, de
l'autre côté, un pouvoir d'achat suffisant pour assurer le succès de ces
mesures. Primo de Rivera avait dû abandonner ses plans, soit faute d'argent,
soit faute de possibilités de consommation. Les plans préconisés par Prieto
ne sortirent pas du cercle vicieux de l'économie espagnole. La politique
d'augmentation des salaires, chère à Caballero, se heurta à la Fésistance
des classes dirigeantes et ne pourvoyait pas aux contreparties nécessaires (réduction
des tarifs, amélioration du rendement, etc.).
La révolution économique devait
donc être intégrale; elle devait détruire les bases du caciquisme, les
monopoles et le régime de la propriété, et elle devait mettre au point une
politique d'industrialisation. En effet, en 1936, partout les anarchistes
sortirent leurs plans régionaux et communaux. Les économistes les plus avancés
envisagèrent même la nécessité d'un contrôle du crédit.
Pour démarrer un essor révolutionnaire
de l'économie, cependant, il faillait commencer par libérer de ses entraves
cette branche de l'économie espagnole qui, toujours, est son industrie de base;
l'agriculture. La révolution industrielle, la révolution ouvrière et la révolution
agraire sont liées économiquement, comme elles le sont politiquement.
Le probleme agraire
«La Tierra para el que la
trabaja.»
Conditions historiques et géographiques.
- Etat parasite, bourgeois accapareurs, misère du peuple et monopole de la
terre font un. Le monopole et le cacique tomberont avec la destitution du
hobereau. D'un autre côté, les paysans et les ouvriers devenus maîtres de
leur terre seront le soutien essentiel d'une société libre. De plus, le régime
de la propriété foncière influence les cultures et, partant, jusqu'aux
conditions climatiques et géographiques.
Les hobereaux qui avaient conquis
la terre à la suite de la Riconquista chrétienne, laissèrent tomber en ruines
le système d'irrigation des Maures, déboisèrent les montagnes, chassèrent
les paysans et abandonnèrent les anciennes cultures. Les héros de la
Riconquista devenus des serfs ne sachant plus défendre leur bois communal, la
terre se détériora, elle aussi. Les jardins florissants des Arabes
disparurent, le désert envahit le pays, le rocher dénué de végétation n'était
plus capable de retenir l'eau. La forêt qui favorise les pluies se rétrécit,
les nuages survolent le pays sans arroser les champs. Le régime de la propriété
a détruit les richesses naturelles du sol espagnol. Un dixième de la
superficie seulement est demeuré le paradis que les poètes d'autrefois ont célébré.
Maintenant, la moitié du pays
est couverte de steppes, où le rendernent agricole est faible; 10% de la
superficie sont stériles. Les pluies sont rares dans 32 provinces sur 48; la
terre sèche s'étendant sur 17 millions d'hectares ne rend que 9,3 quintaux de
froment par hectare, ce qui est la moitié du rendement sur terre irriguée. 7
millions d'hectares ne sont pas cultivées régulièrement, et le manque de bétail
de ferme empêche le renouvellement de la terre végétale, Dans quelques régions,
la terre est si pauvre que les paysans doivent effectivement apporter de loin
l'humus de la rivière. On estime que 40% de la superficie sont insuffisamment
cultivés. Seules les provinces limitrophes de l'Atlantique et du Portugal sont
suffisamment arrosées pour permettre l'êlevage.
Le problème le plus urgent est
donc l'irrigation. Les 4 grands systèmes fluviaux du pays apportent assez d'eau
pour irriguer 3 à 4 millions d'hectares, mais la moitié de cette oeuvre reste
encore à faire. Les hobereaux se sont toujours opposés aux projets
d'irrigation, de crainte d'être obligés d'affermer ou de céder une partie de
la terre rendue fertile. Primo de Rivera, voulant rendre service à
l'agriculture et aux chômeurs en même temps, sans toutefois heurter les
capitalistes, a lancé de grands travaux; mais l'adduction d'eau est administrée
par des sociétés à monopoles ou par des hobereaux, qui vendent l'eau à des
prix inaccessibles aux paysans. La terre reste stérile et n'enrichit que le spéculateur
si l'usage de l'eau n'est pas loué avec le sol; le paysan doit acheter des
billets d'eau sur le marché. A Valence seulement les paysans ont réussi à
maintenir leurs anciennes institutions des services d'eau, et chaque vendredi,
les juges des eaux, paysans eux-mêmes, siègent sur le parvis de la cathédrale
pour distribuer l'eau aux paysans de la région et pour entendre les plaintes
des intéressés.
La répartition de la terre.
- En 1932-1933, l'Institut de réforme agraire a fait une enquête dans les huit
provinces de Badajoz, Cacères, Cordoue, Séville, Ciudal Real, Huelva, Jaen,
Tolède. Sur 2 434 268 exploitations agricoles, 1460 760 avaient une étendue de
moins d'un hectare ; 785 810 fermes n'avaient que 1 à 5 hectares, 98 794 fermes
accusaient 6 à 10 hectares, et 61 971 fermes atteignaient 50 hectares;
en terre sèche, 50 hectares est peu, surtout en régime à trois
assolements qui s'impose en l'absence de moyens modernes des techniques
agricoles. Mais en ne comptant que les fermes de moins de 50 hectares, on relève
les 9/10 de toutes les fermes de ces régions. 19 400 fermes seulement s'étendent
sur 50 à 100 hectares. Ce douzième du total peut être considéré comme possédant
assez de terre pour nourrir l'exploitant. Le reste, 7 508 exploitations, sont de
grands domaines, parmi lesquels on en comptait 55 qui s'étendent sur 5 000
hectares chacune. La superficie occupée par ces domaines de plus de 250
hectares qui, considérés comme excessivement grands, sont sujets à
l'expropriation selon la loi, couvre 6 500 000 hectares, tandis que la
superficie totale des 2 426 000 fermes de plus de 250 hectares n'égale que 4
256 000 hectares. La superficie légale est donc inférieure à la superficie
des exploitations dont l'importance n'est pas conforme à la loi ! Dans les
pays du Nord, en Galice et dans les Asturies, le régime du minimofundio de
moins d'un hectare prévaut. 84% des petits propriétaires se trouvent obligés
de suppléer le rendement de leur ferme par le salaire qu'ils gagnent en
travaillant sur la propriété des hobereaux. « L’Espagne a trop d'hommes
sans terre et trop de terre sans hommes », dit Cristobal de Castro. En effet,
l'émigration est particulièrement grande dans ces pays alors que dans les régions
du Sud on disposerait d'assez d'espace pour recevoir des milliers et même des
centaines de milliers de colons - si les propriétaires y consentaient.
Pourquoi ne le feraient-ils pas ?
Ils pourraient se faire payer un bail intéressant et ils verraient s'enrichir
leurs terres qui maintenant restent en friche. C'est là toute la tragédie; les
propriétaires sont assez riches pour ne pas compter un champ inculte. Mais ils
pensent que des fermiers indépendants et riches les priveraient d'une
main-d'oeuvre à bon marché et, surtout, ils préfèrent rester une caste de
seigneurs féodaux et n'abandonner aucun pouce de leurs possessions.
La lutte pour la terre. -
Les hobereaux savent qu'une fois donnée en bail, la terre n'est pas facile à récupérer.
Dans toute l'Espagne, on peut remarquer les stigmates de la lutte séculaire
pour la terre entre seigneurs et paysans. La forme du bail reflète les progrès
de l'un ou de l'autre côté. Dans le Nord, la résistance des paysans était
acharnée; ils doivent payer les foros, redevances en nature et services, mais
ils ont conservé le droit de libre disposition, de vente et d'achat et de
sous-location de la terre et toute la récolte reste leur propriété. Dans la région
du Levant, les paysans doivent céder la moitié de la récolte, mais dans une
longue et dure guerre, dont Blasco Ibanez a fait un récit émouvant dans son
grand roman, La Baracca, ils ont obtenu des baux héréditaires. En Catalogne,
les vignerons sont également des métayers, mais leur bail expire si la racine
de la vigne meurt; de là leur nom de rabasseires (rabassa morta veut dire:
racine morte). Le pire régime des baux subsiste dans l'Andalousie: le fermier
est obligé d'abandonner la ferme au bout de quatre ans, sans droit d'indemnité
pour les améliorations; au contraire, la même loi qui fixe la durée du bail,
engage le paysan à planter des arbres. Ce système est incompatible avec le
progrès technique; car ni le fermier ni le bailleur n'ont intérêt à améliorer
les conditions de l'exploitation.
La République a voulu apporter
un remède à cette situation en octroyant aux paysans le droit d'acheter les
fermes qu'ils auraient tenues depuis plus de 12 ans. L'effet de cette tentative
ne fut qu'une grève générale des bailleurs; ils donnèrent congé à 1 300
fermiers pour éviter les conséquences de la loi. Un député agrarien a pu s'écrier
cyniquement: « Voyez, M. Dominguez, ce que vous avez fait pour les paysans ! »
La Généralité de Catalogne, où l'Union des Rabasseires savait se rallier la
Esquerra régionaliste, adopta alors une autre loi autorisant le rachat et
limitant les quotités des redevances.
Le tribunal des garanties
constitutionnelles déclara cette loi catalane incompatible avec la
Constitution. Les députés de la Esquerra quittèrent alors les Cortès; le
problème agraire était devenu un problème constitutionnel, et l'on en vint
aux armes, en octobre 1934. Dès 1934, il était apparent que, dans le cadre de
la loi républicaine, jamais les justes revendications des paysans ne
trouveraient satisfaction.
La question ouvrière dans
l'agriculture. - 2 millions d'ouvriers travaillent dans les vastes domaines
agricoles, notamment dans le sud de la péninsule. Leurs salaires sont bas, 3 à
4 pesetas par jour avant la République, 6 à 9 pesetas sous le premier
gouvernement républicain, 2 à 4 pesetas sous le gouvernement Lerroux. De plus,
les hoberaux préfèrent laisser en friche leurs terres si des salaires trop élevés
menacent leur position de seigneurs patriarcaux.
Au hobereau, qui ne vit pas sur
son domaine, s'ajoutent le « labrador » son intendant, qui enrôle l'ouvrier
dans les compagnies de travail, et le cacique. Ils détournent l'argent destiné
au salaire sous prétexte soit de punition, soit de nourriture qu'ils auraient
fournie, etc. On a évoqué au Parlement des cas où le travailleur n'a rien
recu en fin de compte pour un travail saisonnier, dont le produit en espèces
devrait cependant le nourrir pendant les cent jours de la saison morte.
Il va sans dire que ces
travailleurs ne sont pas susceptibles de fournir un travail soigneux. On les a
accusés d'être paresseux, indifférents et hostiles au progrès. Mais ces mêmes
hommes, dès qu'ils ne sont plus des misérables sans terre, font preuve
d'une ardeur de travail remarquable, aussitôt qu'ils travaillent leur propre
champ. En effet, on les a vus fertiliser des terres incultes que la République
leur avait données en 1932. Ils ont fait des merveilles quand ils ont occupé
les champs. Ces mêmes ouvriers qui ont détruit les machines destinées à les
remplacer en 1934, ont réparé et manié avec une intelligence remarquable les
mêmes machines, lorsque, en 1936, ils travaillèrent les champs pour leur
propre compte.
Pour rendre fertile la terre
espagnole, la colonisation ouvrière s'impose, De nombreuses fois, les ouvriers
ont envahi les champs et ont commencé à les travailler contre la volonté du
maître; la grève se confondait avec la lutte pour le droit au travail. Ce sont
particulièrement les Yunteros qui ont procédé à l'occupation. Ces ouvriers
qui possèdent un boeuf, mais pas de champ, se louent avec leur boeuf pour
travailler la terre du seigneur. S'ils ne trouvent pas de travail, ils ne savent
plus nourrir la bête et risquent de perdre leur capital; le lock-out de 1933
les a jetés dans le désespoir, ils ont donc occupé les champs, et le ministre
catholique Fernandez luimême a pris leur défense contre la majorité clérico-agrarienne.
La réforme. - La République
laissait traîner la Réforme dans les commissions des Cortès. Les paysans qui
occupaient des champs, se voyaient chassés par la garde civile. On déplorait déjà
des morts, lorsqu'intervint le premier soulèvement de Sanjurjo. Les ouvriers
s'emparèrent des domaines appartenant aux insurgés et, par miracle, la machine
parlementaire s'en ressentit : le 19 septembre 1932, une loi pour la Réforme
agraire fut publiée, et un Institut pour la Réforme agraire fut créé. La
loi permit de racheter les latifundios seigneuriaux, les champs d'étendue
excessive (au-dessus de 50 hectares en terre irriguée, au-dessus de 150
hectares de vignes, au-dessus de 600 hectares de prés) ou de rendement
extraordinaire (la valeur cédulaire d'une exploitation ne doit pas être supérieure
à 20 % à la valeur dédulaire de tout le village), les terres insuffisamment
cultivées, les terres achetées dans un but de spéculation et, en général,
celles non exploitées par le propriétaire. Cette loi, dont l'auteur est
Marcelino Domingo, est d'apparence très avancée. En réalité, les
dispositions financières en sont telles que les observateurs les plus
optimistes pensaient que son application prendrait 20 à 30 années. Ossorio y
Gallardo, l'ancien président de l'Académie royale de jurisprudence, qualifia
la réforme de « timide, insuffisante et bourgeoise ».
L’Institut légalisa
l’occupation de 25 000 hectares qui étaient restés aux mains du peuple,
surtout dans la région de Tolède où l’UGT organisait la redistribution. Il
désigna 683 000 hectares de domaines segneuriaux comme expropriables et établit
un cadastre pour huit provinces, d'où il ressortissait que 266 000 hectares
pouvaient être mis à la disposition de paysans, conformément à la loi.
En réalité, 20 000 hectares
furent donnés à 8 500 ouvriers.
Les gouvernements réactionnaires
de la deuxième législature s'efforcèrent d'annihiler les résultats acquis
dans les premières années de la République, Ils étaient en état de guerre
permanente avec les paysans et les ouvriers agricoles; ils combattirent les
rabasseires en octobre 1934; mais ils n'arrivèrent pas à revenir sur
l'abolition des droits féodaux et des services à titre onéreux, ni à rendre
leurs biens aux grands d'Espagne.
D'autre part, l'Institut
n'utilisait même pas les 50 millions annuels mis à sa disposition et ne
continuait pas l'oeuvre du cadastre. 4 000 nouveaux paysans et ouvriers
agricoles seulement furent admis.
Non content d'avoir dupé les
sans-terre, on se moquait d'eux : on fixait de grandes indemnités aux
insurgés temporairement expropriés, tout en leur restituant leurs biens; on crée
des « paysans temporaires » qui, en vérité, n'obtenaient qu'un bail biennal,
tout en donnant lieu à une indemnisation; les conditions de cette
redistribution étaient telles que la plupart des paysans étaient obliges de se
réembaucher dans les domaines.
La politique de revalorisation du
blé était un scandale: les spéculateurs achetaient le froment au paysan
au-dessous du prix légal et le revendaient plus cher à l'Etat.
On comprend que les ruraux
finirent par se méfier des politiciens en 1936, après l'avènement du Front
populaire, ils saisirent l'occasion d'occuper les terres qu'ils jugeaient leur
être dues conformément à la loi, à commencer par les anciens bois et prés
communaux qui leur avaient été ôtés par la force.
L'Institut de réforme agraire
connut une renaissance; il fut obligé d'entériner l'expropriation d'une
superficie cinq fois plus grande que celle affectée à la redistribution entre
septembre 1932 et février 1936.
C'est qu'enfin, les ouvriers et
paysans avaient pris en mains l'application de la loi. Les difficultés du
transfert s'avéraient maintenant beaucoup moins onéreuses qu'on ne l'avait
pensé. L’Espagne sembla aller vers une révolution agraire telle que l'ont
connue, après la guerre mondiale, tous les pays de l’Europe orientale.
A ce moment, il y avait
exactement cent ans que les propriétaires féodaux et bourgeois, par la loi de
1838, avaient arraché ses domaines au clergé; cent ans plus tard, ils crient
à l'anarchie lorsque le peuple reprend le bien volé pour donner, enfin, la
terre à celui qui la travaille.
Terres mises à la disposition de
paysans: 1917-1924, 68 151 ha; 1924-1931, 0; 1931-1932, 115 000 ha; août 1933-février
1936, 164 265 ha; février-juillet 1936, 712 070 ha; juillet-octobre 1936, 3 000
000 ha; début 1937, 4 000 000 ha.
D'après l'Institut de réforme
agraire 2,4 millions d'hectares furent confisqués à la suite du soulèvement
de juillet 1936. 95 % des hobereaux s'étaient mis du côté insurgé.
En plus, 2 millions d'hectares
furent expropriés pour raison d'utilité publique ou par arrangement amiable;
enfin, 1252 000 hectares furent cultivés.
Statistique agricole:
D'après l'enquête faite en 1925 par Primo de Rivera et les indications supplémentaires
de Pascual Carrion et de José Silva, la propriété rurale se répartit de la
facon suivante:
Importance des exploitations plus de 200 ha 100 à 100 ha 10 à 100 ha moins de 10 ha |
Superficie globale 7 468 029 ha 2 339 927 ha 4 611 709 ha 8 014 715 ha
|
Superficie en % du total 31, 3% 10,4 % 20,4 % 35,7 % |
Cette statistique est faussée
par le fait qu'elle ne comprend pas tout le territoire espagnol, et d'une part,
par la méthode qui a servi à l'établir d'autre part: elle ne compte que les
exploitations limitées par les routes, c'est-à-dire une propriété traversée
par un chemin est comptée comme deux exploitations, et elle ne tient pas compte
du fait que 38 % des exploitations sont affermées, si bien que plusieurs
exploitations apparaissant dans la statistique peuvent appartenir à une grande
propriété.
On estime qu'en réalité 50 000
hobereaux sont propriétaires de 50 % du sol, 700 000 paysans aisés possèdent
35 % du sol, 1 million de paysans moyens possèdent 11 % du sol et 1 250 000 de
petits paysans possèdent 2 % du sol, tandis que 2 millions d'ouvriers ou 40 %
de la population rurale ne possèdent rien *.
* Castille, Leon,
Central, Levant, Sud-Est: superficie recensée, 6 922 274 ha; superficie dont
exploitations de plus de 250 ha, 15,6% ; plus de 500 ha, 8.7%.
La Mancha, Estrequadura, Betic,
Penihetic: superficie recensée, 15 512 816 ha superficie dont exploitations de
plus de 250 ha, 41,2 %; plus de 500 ha, 27,8%.