«
Tu as tué vingt des nôtres ?-j’ensuis content - Nous te tenons et nous
allons te tuer. - Cela est naturel, j’en aurais fait autant dans le cas
contraire. - Pourquoi as-tu fait cela; tu es riche et tu aurais pu être
content. - Vous défendez votre foi; moi la mienne. - Tu crois en Dieu ? –
Oui.- Tu te bats pour ta foi ? - Oui, vous en faites autant. - Va-t’en, tu es
libre ; tu n'es pas de ceux que nous tuons ; car tu es un homme et tu es comme
nous- Seulement, viens ce soir me dire pourquoi tu crois en Dieu, »
(Interrogatoire
d'un prisonnier phalangiste par les anarchistes.)
Les
intérêts matériels passent à l'arrière-plan; la guerre est déclarée idéologique;
les adversaires, obligés de justifier leur action, s'arment d'idées qui, par
ricochet, les poussent à adopter de nouvelles attitudes.
Des
trois idéologies - socialisme révolutionnaire, nationalisme catholique et légalité
démocratique - la dernière était la plus faible. Le gouvernement désireux de
s'en prévaloir arrivait à peine à conserver les apparences d'une légalité
qui cessait d'exister chaque jour davantage, cette idée pauvre n'était ni
capable de lui apporter le secours des grandes puissances, ni assez enthousiaste
pour appeler les masses démocratiques européennes à l'action. De tout temps,
le gouvernement fut dans la défensive sur le plan idéologique.
Le
drapeau révolutionnaire des ouvriers leur donnait une force autrement
imposante; mais l'élan de la révolution se perdit, lorsque la guerre commenca
à revêtir des formes de combat nonrévolutionnaires et qu'une rupture se
produisit entre l'idée et la réalité de la guerre nationale.
Les
libertaires, par contre, repoussaient au début l'idée de guerre ; leur «
action directe » qui était l'âme de la résistance contre l'insurrection, n'était
qu'une autre occasion d'affirmer leur facon de vie combattive; ils ne luttaient
pas pour un « système », mais ils étaient forts de leur foi en la justice et
la Liberté ; leur humanisme révolutionnaire représentait la révolte de
l'homme aigri, humilié et outragé qui se sacrifie pour conquérir la communauté
humaine ; le Don Quichotte collectif lutte pour affirmer sa dignité, sa foi,
son amour.
Il
est hors de doute que les nationalistes avaient de leur côté une idéologie
des plus fortes. Ils s'étaient posés en défenseurs de l'Ordre de l’Etat, de
la Religion, de la Nation.
Commencons
par la question religieuse qui a soulevé des dissenssions multiples dans le
monde catholique.
L'Espagne
catholique. - Autrefois, l'Eglise était le plus grand pouvoir politique et le
propriétaire foncier le plus important. En 1838, la noblesse laïque parvint à
déposséder les ordres de la propriété domaniale. L'indemnité, payée par
l'Etat, fut utilisée pour acheter des propriétés industrielles. En 1931,
l'Eglise demeurait toujours le plus grand actionnaire des chemins de fer,
tramways, des services publics, le plus grand propriétaire de maisons de
rapport, le plus grand banquier. Angel Herrera, éditeur du journal jésuite,
fut appelé le « Rothschild catholique » le procureur de la Société de jésus
siégeait dans les conseils de 36 sociétés industrielles. En calculant le
total du capital jésuite investi dans l'économie espagnole, on a cité le
chiffre de 6 milliards de pesetas, C'est ainsi que s'explique la disparition
miraculeuse des trésors fabuleux qu'on attribuait à l'Eglise; lorsque l'ordre
des jésuites fut dissous, sa propriété se trouvait dans les mains de tierces
personnes. En outre, l'Eglise possédait le monopole de l'enseignement. Elle a
applaudi au meurtre de Ferrer qui le lui contestait, Quant à l'instruction
politique, elle la craignait. Voter libéral, dit le catéchisme, c'est un péché
mortel.
Dans
un pays où aucune institution démocratique ne porte la voix des portes à l'ouïe
des puissants, le peuple revêt ses aspirations de superstitions religieuses ;
les mineurs de Rio Tinto n'ont-ils pas érigé un autel au « saint » fondateur
du socialisme, Pablo Iglesias ? Mais, aussitôt sa haine libérée de l'étreinte
spirituelle ecclésiastique par un événement spectaculaire, révélateur de sa
détresse, elle se tourne contre les détenteurs terrestres de la grâce: aux
heures de crise et de déception, en 1823, en 1868, en 1873, en 1909, le peuple
a toujours incendié des couvents et des églises; comme si cette fumée pouvait
porter vers le ciel un appel contre l'injustice humaine.
Les
républicains ont pu expliquer quelques incendies par des dépôts d'armes que
les fascistes avaient installés dans les églises ; beaucoup d'églises furent
brûlées spontanément; en vain, des révolutionnaires authentiques ont-ils
essayé de dissuader le peuple de cette distraction infantile. Mundo Obrero,
l'organe communiste, mit les ouvriers en garde contre les « agents provocateurs
fascistes » qui voudraient les amener à dissocier le Front populaire par des
incendies d'églises. Le ministre anarchiste juan Peiro dit franchement : «
Croyez-vous que le capitalisme réside dans ces bâtiments ? je vous assure
qu'il y a bien d'autres choses à détruire que des églises. »
Dans
l'esprit d'un peuple illettré et catholique, la religion est une sorte de
magie; si cette magie ne rend pas, il convient, non seulement d'en essayer une
autre, mais encore d'exterminer toute trace de la magie abandonnée qui garde
une puissance vengeresse. On brûle les signes mystiques de l'Eglise pour leur
enlever le pouvoir de contrecarrer l'effet miraculeux des nouveaux signes
mystiques - CNT, FAI, UHP, UGT - dont l'éclat brille sur des autos blindées,
De même les miliciens se croyaient mieux protégés contre l'aviation par la
peinture rouge et noire que par la peinture grise qui les aurait cachés à la
vue.
Le
clergé se trouvait donc devant l'alternative: ou se moderniser ou se séparer
du pouvoir séculaire. Les prêtres basques et galiciens firent l'un, le laïcisme
républicain se chargea de l’autre. La République supprima le budget du
culte, soumit à un statut les congrégations, énonca les principes de
l'enseignement, du mariage et de l'enterrement laïques. Se proposant de
liquider l'analphabétisme elle prévoyait la construction de 27 000 écoles,
portait le nombre des élèves de l'enseignement secondaire, de 20 000 (sous
Primo de Rivera) à 70 000 en 1932, augmentait le budget scolaire, de 50 000
(sous la monarchie) à 45 millions de pesètes. Le clergé, responsable de l'énorme
pourcentage d'illettrés (50 %) n'y voyait qu'une restriction de ses prérogatives.
Une
guérilla s'engagea entre l'Etat et l'Eglise. A l'interdit des grandes
processions pascales, l'Eglise répondit par des démonstrations de partis antirépublicains.
Angel Herera, éditeur du journal jésuite El Debate, dirigeait la CEDA. En
1934-1935, la législation auticléricale fut mise hors vigueur.
Mais
du sein même de l'Eglise surgirent des forces modernistes ; dès le début
du siècle, le clergé basque avait mis sur pied des associations ouvrières et
paysannes, des caisses mutualistes, des oeuvres sociales. En 1935, le ministre
catholique défendit courageusement, contre la majorité catholique, un projet
d'affermage, en évoquant le droit canonique, si bien qu'un député, comte
catholique, indigné, s'écria.
«
Si vous prétendez nous arracher nos terres avec vos Encycliques en main, nous
finirons par nous faire schismatiques. »
La
confusion dans le camp catholique fut augmentée, d'une part, par l'apparition
du fascisme, dont le chef Jimenez Caballero écrit dans son ouvrage Nouvelle
Catholicité: « La révolution russe a été le dernier effort, fût-il hétédoxe,
d'asseoir la vie sur de nouvelles bases chrétiennes, pour établir une nouvelle
catholicité. » D'autre part, par l'évolution de Gil Robles, qui s'engageait
dans une querelle talmudique avec Calvo Sotelo ; ce dernier, anticipant
l'insurrection, enseignait que l'armée était l'épine dorsale de la nation,
alors que le chef de la CEDA n'en voulait faire que le bras armé. Tandis que le
leader phalangiste Falconde repoussait les Basques, Gil Robles aspirait à
l'union des catholiques dans une république conservatrice, Les généraux
avaient plus d'une maille à partir avec lui. La rivalité entre Zamora et Gil
Robles dans la politique ecclésiastique empêchera l'union des Droites. Il
semble que le premier avait plus la confiance du Vatican.
Cette
désagrégation de l'Eglise monolithique fut interrompue par l'insurrection qui,
partant de l'idéologie de la Guerre sainte, mit les catholiques en demeure de
soutenir le mouvement nationaliste. La grande majorité de l'épiscopat espagnol
s'est rangée du côté insurgé sous la forte pression de la propagande
anticommuniste ; dès que se fut dressé le spectre de la guerre des classes, le
clergé prit le parti des forces matérielles qui, pendant des siècles, avaient
été ses alliées. La « guerre idéologique » vint submerger les subtilités
de l'évolution politique ainsi que celles des consciences catholiques.
Dans
l'autre camp, les catholiques loyalistes consentirent à accepter l'alliance des
laïques, voire des révolutionnaires. L'Eglise, libérée de ses formes extérieures,
s'est renouvelée dans les coeurs des vrais croyants qui célébraient la messe
à la maison. Sous l'aspect de la spiritualité religieuse, la victoire de la République
sera un bien.
Ces
contradictions entre le fait que l'insurrection fut déclenchée pour servir des
intérets matériels, et cet autre fait, ignoré par la propagande républicaine,
qu'elle était devenue, fût-ce à tort, une guerre idéologique, apparaïtront
plus distinctes encore dès que nous aurons tiré au clair le complexe d'idéologies
qui entoure les notions de Nation et d'Etat. La démocratie, pas plus que
l'Eglise, n'était une réalité vivante dans la vieille Espagne.
Un
peuple sans nation. - La nation espagnole vit en divorce avec son Etat ; là est
tout le drame idéologique de son histoire. Aucune chanson ne glorifie les
exploits d'un roi. Le Cid Campeador a conquis le coeur du peuple, non par les
services qu'il a rendus à l'Etat, mais précisément par son action spontanée.
Quand
la nation combattit l'ennemi envahisseur de ses champs, les représentants de
l'Etat étaient à l'étranger. Les conquêtes coloniales furent considérées
comme l'affaire privée de la Cour et la voix de la nation ne s'élevait qu'aux
occasions des défaites infligées à l'armée. jamais représentant du génie
national n'a pu accéder au pouvoir.
Même
aux temps de l'absolutisme, chaque région avait sa loi à elle. L'Etat
n'embrassait pas le peuple dans un réseau d'institutions qui font la vie
nationale. Le centralisme de la Cour se superposa à la vie des régions, qui
conservaient leurs habitudes et leurs langues.
L'Etat
n'était pas une construction solide reposant sur la solidarité nationale des
organismes d'auto-administration; c'était comme si la société espagnole
vivait dans diverses caves séparées, superficiellement couvertes par une vaste
halle, l'Etat, dont les colonnes s'élevaient arbitrairement, sans étre bâties
sur les fondements organiques de la société.
«
L’Espagne, ou pour mieux dire, les Espagnes, étaient la terre de la liberté,
des Chartes, des Communautés et des Confréries, Mais l'action du césarisme étranger
lui imposait une superstructure fausse, abominable- »
(Companys.)
Les
Galiciens, les Basques, les Navarrais, les Catalans, les Valenciens, les
Asturiens, les Andalous, les Castillans, cet ensemble de peuples prisonniers
d'un Etat gendarme, unifiés par la force, non de leur propre volonté, n'ont
jamais accepté la soumission à la race orgueilleuse et despotique des Grands
Castillans. Les classes dirigeantes de ces pays ne sont jamais parvenues à se
confondre avec la classe dirigeante castillane, qui se réservait toutes les
places dans l'administration, l'armée et le gouvernement. Les Castillans,
jaloux de l'essor économique des pays basques et de la région catalane,
interdirent à la ville de Barcelone le commerce oriental, au XVII siècle, et
les statistiques royales du XX siècle turent le fait que cette ville était
devenue plus nombreuse que la capitale.
Les
régions, en revanche, défendaient leurs anciennes prérogatives démocratiques,
les « fueros », s'enrichissaient de leur mieux, et enfin affamaient le peuple
castillan par des tarifs douaniers excessifs qu'elles se faisaient accorder sous
la menace de soulèvements populaires. Tout cela ne ressemble point à l'édifice
organique d'une nation moderne.
Mais
la vie réelle du peuple n'intéresse même pas les régions ; l'horizon
politique de l'Espagnol moyen est constitué par la commune, l'ayuntamiento. Le
« pueblo » conserve toujours la structure de la « civitas » romaine, Les
gentilhommes vicinaux - classe de Cervantes, de Don Quichotte, de Velasquez, de
Blasco Ibanez et d'autres porte-parole de la nation - ont réussi à défendre
l'indépendance du village contre la Cour et le centralisme capitaliste. C'est
ainsi que le peuple garda intact son organisme naturel.
La
guerre civile nous révèlera la vraie structure de cette société, au moment où
nous verrons s'écrouler l'édifice de l'Etat et surgir les tendances naturelles
de la nation. Fût-ce aux temps de révolution, fût-ce aux périodes où
virtuellement l'Etat faisait défaut pour une raison quelconque, chaque fois la
Commune libre faisait son apparition. Les Communeros furent vaincus dans la
bataille de Villalar, en 1525, et plusieurs fois soumis au cours du XIX siècle,
mais bien qu'ils n'aient su former l'Etat révolutionnaire assis sur une armée
nationale, ils ne le furent jamais complètement; dans la révolution actuelle,
de nouveau, la commune libre fut l'organisation qui s'ébaucha dès que l'Etat
se fut écroulé.
Le
Tiers Etat n'a pas su élever sa lutte contre l'Etat à l'échelon d'une lutte
de la nation imbue d'aspirations générales. La cause de la liberté a dû épouser
la pensée régionaliste, tandis que le centralisme tombait en fief à la réaction.
On ne s'étonnera donc pas de voir renversée toute la terminologie occidentale.
Les traditions de la Nation sont combattues par le pouvoir central qui n'a aucun
lien direct avec la vie du peuple; les forces démocratiques, en revanche, prétendent
constituer le peuple en nation fédérale.
Bien
plus, aucune toi nationale n'a été reconnue par les régions et par les
classes sociales comme règle normalisant les relations des citoyens entre eux,
chaque groupe se réservant la faculté de recourir aux armes pour arbitrer les
différends politiques. L'Etat lui-même ne faisait pas exception à cette règle,
prouvant de cette façon qu'il n'était, lui aussi, qu'une des nombreuses forces
particulières agissant sur le territoire de la Péninsule. L'anarchie était l'état
normal de la nation, écrit Madariaga.
Un
Etat parasitaire. - Dans un Etat où un ordre royal suffisait à créer ou
à détruire une industrie, l'accaparateur politico-financier est le type du
bourgeois, comme l'absentéisme y est le type du seigneur féodal.
«
Les travaux publics sont passés à ceux qui paient le mieux ou à des amis et
favoris des dirigeants, l'oligarchie se maintient par la corruption électorale,
par la pauvreté et l'inculture des classes moyennes, par la dépendance où se
trouve presque toute activité économique en face de l'oligarchie politique,
instrument docile de l'oligarchie financière, avec laquelle elle se confond -
sciemment ou non, toutes deux vivent de leurs fonctions d'intermédiaire ou de
courtier des puissances étrangères - le retard de notre économie est dû Pour
la plus grande partie à la monopolisation des fonctions essentielles de la vie
nationale. »
(Revista
de Economia, 1935.)
Les
destinées du pays sont à la merci des intérêts particuliers trafiqués par
l'intermédiaire des hommes au pouvoir ; de temps en temps, un coup d'Etat vient
remplacer un groupement d'accaparateurs par un autre. Ainsi les commercants
barcelonais ont aidé le coup d'Etat de Primo de Rivera.
L'instrument
du pouvoir est une classe d'intermédiaires politiques les plus détestables du
monde. Ce sont les caciques qui, sous prétexte d'administrer les
circonscriptions électorales, les pillent. Investis d'une grande puissance économique,
ils distribuent leurs faveurs et leurs disgrâces selon les besoins politiques
de leurs chefs. Ils sèment la corruption partout; ils obligent les ouvriers à
fréquenter les boutiques de leurs amis; comme gérants des grands domaines
seigneuriaux, ils disposent arbitrairement des fonds destinés à la paie.
Surtout, c'est eux qui « font » les élections et nomment les fonctionnaires.
Politiquement,
ils se constituent en équipes qui se disputent le pouvoir : les partis. Bien
que parées d'idéologies différentes, ces « machines » se ressemblent au
point que les conservateurs ont fait la politique anticléricale des libéraux
et ces derniers ont réalisé le protectionnisme conservateur.
En
1885, les chefs des deux partis conclurent un pacte formel grâce auquel chacun
devrait gouverner à tour de rôle. Ce pacte, qui fut respecté pendant presque
trente ans, assurait aux équipes des prébendes limitées dans le temps et dépendant
de la bienveillance des chefs. C'est ainsi que ces derniers gagnaient la maîtrise
absolue de leurs partis. Le gouvernement devenait un super cacique.
Ce
système rendait factice toute collaboration du peuple au gouvernement. S'il est
vrai que l'Etat se définit par la facon de constituer le gouvernement, l'Etat
espagnol n'était autre chose qu'une sorte de monopole politico-financier.
Bien
que tout le monde estimât ruineuse la domination des caciques, la République
n'a épuré ni les partis ni l'administration. Les caciques ont « fait » les
élections réactionnaires de 1933, comme ils avaient « fait » les élections
républicaines de 1931. Ils ont survécu à la monarchie parce que le caciquisme
n'en était pas la conséquence, mais le fondement. Faute d'une évolution
sociale qui leur enlève les pouvoirs politiques et économiques, l'Espagne
n'arrivera jamais à se constituer en nation moderne.
C'est
dire que les partis politiques de tout aloi n'ont que peu d'attaches avec le
paysan, le laboureur, l'ouvrier, qui, tous, n'ont jamais vu l'Etat sous une
autre forme que sous celle du cacique exploiteur ou du gendarme qui protégeait
sa domination. Aussi le sentiment de l'Espagnol moyen à l'égard de l'Etat ne
varie que de l'indifférence absolue à l'hostilité. On ne s'étonnera pas de
voir, le 19 juillet 1936, les paysans tuer des représentants de l'Etat, comme
s'ils avaient à accomplir une vendetta. Si l'Etat était la propriété privée
des caciques, l'anarchisme était la philosophie politique tout indiquée pour
ceux qui en subissaient les conséquences.
A
diverses reprises, des philosophes ou politiciens imbus de théories francaises
ou américaines, ont essayé d'octroyer une constitution moderne à ce peuple.
Ces constitutions, point puisées dans les traditions populaires, restaient
suspendues dans la superstructure, sans se confondre avec les courants démocratiques
de la base. Le dernier de ses réformateurs était Primo de Rivera. Le
modernisme de ce dernier consistait à « européaniser » le pays
techniquement, sans briser les bases sociales de l'ancien régime.
En
quatre guerres révolutionnaires, le peuple espagnol n'est pas parvenu à se
donner un Etat moderne et qui rattache les masses à la Nation. En raison de
l'absence de tout centre démocratique, le libéralisme a toujours été un
simple exercice littéraire.
La
Constitution de 1931 reflétait si peu le véritable état du pays qu'il a fallu
la mettre en suspens, d'abord par la Loi sur la défense de la République,
ensuite par l'état d'alarme et l'état de siège. Elle avait résolu si peu de
problèmes que la seule question de la révision des baux catalans a pu amener
une crise constitutionnelle. La police se battait chaque jour avec les ouvriers
et les paysans, le sabotage des lois était considéré comme moyen légal
d'autodéfense.
Chaque
groupe social se constituait en caste et entretenait des pistoleros, en
l'occurrence superficiellement déguisés en police régionale.
Tandis
que dans les autres pays même les partis d'idéologies révolutionnaires ne
sortent pas du cadre de la légalité et s'interdisent de recourir à la
violence en temps normal, l'Etat espagnol n'a jamais été respecté comme cadre
de la loi; voire, il ne dédaignait pas de se servir pour ses buts de procédés
illégaux. Il a été établi par des témoins de haute autorité et des
documents irréfutables que le gouvernement de Madrid a fourni des fonds et donné
toutes facilités politiques aux organisations terroristes, prétendues de
gauche, qui ont assassiné les chefs du mouvement catalan. L'agent provocateur
et le pistolero sont des reguesites *
de
la politique gouvernementale.
* Probablement du mot anglais « requisite » : condition requise.
On
sait que toute constitution est tacitement amendée d'un article qui établit
l'indépendance de l'armée. Aussi l'organe du pouvoir suprême qui en fin de
compte décide de l'issue de chaque conflit constitutionnel devait-il conserver
son caractère de caste particulière. La classe dirigeante, plus réaliste que
les classes démocratiques, ne reconnaît l'Etat que dans la mesure où ce
pouvoir est intact. En cas de conflit, elle se range instinctivement du côté
de l'autorité et du centralisme, car, pour elle, l'armée c'est l’Etat. Un
gouvernement républicain, pour solide que fût sa base constitutionnelle,
devenait rebelle du fait qu'il était en conflit avec l'armée. Si le caciquisme
est la constitution secrète, l'armée est son garant; quand le cacique suprême
se trouvait destitué conformément à la Constitution, l'armée devait se
substituer à celle-ci; si la loi ne pouvait être tournée, l'armée devait créer
le Droit. Selon la tradition espagnole, l'armée est le correctif qui, par ses
pronunciementos proverbiaux, sauve l'Etat de l'emprise des pouvoirs étrangers
à son esprit. Après sa défaite
de 1898, plus encore après les désastres de 1907 et 1921, l'armée, autrefois
orgueil national, parfois même instrument de mouvements populaires, toujours laïque
et proche des classes moyennes, et des centres intellectuels, était tombée
dans un état de malhonnêtete, d'oisiveté et d'orgueil de caste. Les officines
ne commandaient plus une institution respectée de la nation. Ils étaient détestés
par une population profondément antimilitariste et pacifiste.
Ceci
dit, nous allons étudier la question de savoir si les forces démocratiques n'étaient
pas capables de produire des centres de cristallisation nationale susceptibles
de cimenter une union des citoyens et de rendre superflu le caciquisme, les
castes et l’armée.
Démocratie.
- La révolution démocratique et populaire qui a commencé en 1931 devait démolir
la superstructure pour permettre aux forces vives de l'Espagne de se développer
librement: aux uns de se servir de leur langue maternelle, aux autres de fixer
des conditions de travail dignes d'un être humain ; aux uns, d'accéder à la
propriété de la terre qu'ils travaillent, aux autres de s'associer librement.
« Pour devenir une nation, l’Espagne doit se libérer d'abord de son Etat »,
écrit Marx. Il ne suffisait donc point d'énoncer une constitution libérale,
il fallait détruire les forces répressives ainsi que les castes et les
monopoles qu'elles protègent. Bien que les buts des différentes régions et
classes n'aient pas été homogènes, elles avaient tout d'abord le même
adversaire: l'Etat.
Toutes
convergentes qu'elles fussent dans leur but négatif, ces différentes forces ne
préconisaient pas la même tactique, et elles n'avaient à leur disposition ni
de notion homogène d'un régime démocratique et social, ni d'organismes
d'auto-administration capables d'organiser une démocratie qui fonctionnât, On
constate un décalage considérable entre les actions révolutionnaires des uns
et des autres. En 1874, les Cantons libres se disputent la primauté et les fédéralistes
tirent sur leurs alliés internationalistes; en 1908-1909, les catalanistes
n'entrent en lice qu'à l'instant où les ouvriers sont battus. En 1930, la révolution
n'a pas lieu parce que les repúblicains préfèrent le pronunciamento. La République
acquise, les républicains préfèrent le pronunciamiento. La République
acquise, quisme et les prérogatives, et ils rejettent ainsi dans l'opposition
des couches sociales considérables. L'idéologie démocratique ne s'avère pas
assez forte pour permettre la refonte en nation du peuple et de l'Etat. En 1934,
pour la première fois, le centralisme stupide du gouvernement Lerroux-Gil
Robles unit les ouvriers asturiens, les bourgeois catalans, les paysans et même
les Basques, auxquels le gouvernement dispute le premier droit démocratique,
celui de gérer leurs finances locales. Mais les uns mènent une lutte dure, les
autres se replient à peine entrés en lutte, d'autre encore se contentent d'une
opérette et les derniers se dérobent.
Les
caciques continuaient à dominer l'Etat, l’Etat continuait à être une
superstructure imposée au peuple, les partis continuaient à avoir le moins
d'attaches possible avec le pays, et les Espagnols continuaient à « vivre en
marge de la Constitution ». Ni les républicains ni les révolutionnaires
n'avaient de conception nationale de la révolution.
Mais
de divers côtés on travaillait à démolir des barrages divisant l'Espagne en
petits compartiments; le peuple allait secouer la vieille superstructure pour
pouvoir sortir des caves. Des intellectuels catholiques, tels Semprun et
Gallardo, s'élevaient contre l'injustice dans la distribution du sol et contre
les accapareurs politico-financiers; ils demandaient la nationalisation des
services publics. Au pays basque, c'était le clergé lui-même qui travaillait
à réconcilier les régionalistes, les paysans et les ouvriers. En Catalogne,
l'alliance de la Gauche catalane avec les syndicats ouvriers et paysans se
raffermissait après la défaite d'octobre. D'autre part, les socialistes
avaient toujours préconisé l'intégration des ouvriers dans l'Etat dans la
voie d'une législation sociale avancée. Enfin, nous avons déjà vu que les
masses concevaient le Front populaire comme la démocratie intégrale telle
qu'elle fut définie par Azana qui prêtait la mystique de son nom à tout ce
mouvement:
«
En vertu des expériences acquises, il faut une rectification des lignes
fondamentales du régime, non pour accaparer le pouvoir, mais pour créer une démocratie
directe, immédiate et effective, où, dans la mesure du possible, le pouvoir
national se confondra avec le pouvoir représentatif de l'unité de l’Etat. »
Gil
Robles, lui aussi, avait compris qu'on ne pouvait plus gouverner l'Espagne sans
s'assurer l'appui des masses populaires. Il songeait à organiser les classes
moyennes pour en faire le piédestal d'un régime hiérarchique. Si cette expérience
a échoué, c'est que les classes moyennes des deux Castille et du Léon sont
rapides à s'enthousiasmer pour un Etat qui leur est offert autoritairement,
mais qu'elles ne constituent guère de cadres politiques, soit qu'elles penchent
plutôt vers le caciquisme, soit que la rupture brusque de l'échelle sociale -
telle que nous la représenterons au prochain chapitre - ne permet pas à la
petite bourgeoisie de former ces noyaux d'organisation démocratique qui
imposent aux classes extrêmes le respect de la loi et amortissent les
contradictions sociales. La classe moyenne espagnole, oisive et parasitaire,
n'est pas comparable à ces classes moyennes laborieuses qui, dans les pays
occidentaux, sont le principal soutien de l'Etat.
L'expérience
Gil Robles ayant échoué, les autorités nationalistes n'ont pas essayé de la
renouveler; elles ont préféré construire leur Etat avec le concours presque
exclusif de personnages de l'ancien régime: Primo de Rivera fils, des ducs, des
généraux, et surtout, au fichier, Martinez Anido, l'organisateur des
pistoleros de Barcelone. Ce qui en sortira ne sera même pas un Etat fasciste,
faute de l'appui de classes moyennes.
Le
soulèvement des généraux a arrêté net l'évolution des classes laborieuses
vers un Etat démocratique et le rapprochement entre les catholiques modérés
et la République; il a forgé l'unité de forces qui, jamais auparavant,
n'avaient agi ensemble, et dont la convergence n'était pas encore assurée. Il
est plus que douteux que le Front populaire aurait bien réussi à former la
Nation espagnole; par suite du soulèvement, la révolution a eu la chance de se
charger de cette tâche; mais en fin de compte (grâce à des événements qui
feront l'objet du second volume), ce sont les avions allemands et italiens qui
ont donné le sentiment d'être une nation à la population du territoire
gouvernemental.
Liberté.
- Dans ces conditions, le mot d'ordre de Liberté devait prendre un sens
particulier. Il signifiait la rebellion des forces créatrices du peuple et des
riches possibilités du pays contre les contraintes qui les enchaînaient. Il
voulait dire que la société espagnole n'était plus disposée à vivre en
divorce éternel avec son Etat. Si l'on voulait user d'un paradoxe, on devrait
dire que « Liberté » se traduisait en Espagne par « Nation ». Mais on cria
à l'anarchie lorsque le peuple se leva pour réunir ce que ses maîtres avaient
separe, pour édifier ce que ses exploiteurs avaient laissé périr.
La
guerre idéologique est une sorte de prolongement de cette guerre qui se livre
un peu partout dans le monde entre les systèmes démocratique et fasciste, ou
plutôt entre les forces qui se réclament de ces principes. Comme nous l'avons
vu, cette guerre ne s'observe en Espagne que dans les sphères de la
superstructure. Les principes de la Révolution française n'ont jamais pénétré
l'esprit du peuple espagnol, pas plus que ne l'a fait le catholicisme des
dirigeants. Bien loin de lutter, soit pour l'autorité ou la Nation, soit pour
la République et la loyauté, le peuple espagnol est entièrement étranger à
ces conceptions occidentales. Par contre :
«
Les masses se révoltent contre toute sorte de progrès capitaliste et d'européisme;
dans plus d'une crise historique elles se sont mises à la tête d'un mouvement
national (contre l'irruption de l’Occident). C'est là la différence profonde
entre l’Espagne et lEurope, qui fait de l’Espagne un pays non-constructif
dans le sens européen. Beaucoup d'observateurs pleins d'estime d'eux-mêmes
sont revenus horrifiés par la cruauté sans but, par le massacre destructif;
mais ils oublient que nos buts ne sont pas ceux de l’Espagne, ni nos valeurs
les siennes. »
(Borkenau,
The Spanish Cockpit.)
Il
y a cent trente ans, la rébellion de l'homme contre l'esprit capitaliste se
manifestait par une guerre dont les prêtres assumaient la direction;
aujourd'hui, cette même révolte est conduite par des hommes qui, par hasard,
se trouvent être républicains, laïques. et progressistes. Dans l'un et dans
l'autre cas, le peuple est obligé de rationaliser sa pensée à l'aide de
formules qui lui sont offertes toutes faites par une fraction de la classe
dirigeante. En réalité, son idéal tacite n'a pas varié.
On
ne saurait dire si cet idéal a fait naître les vertus de l'action directe dans
le mouvement ouvrier, ou s'il consiste à pratiquer ces vertus. Le révolutionnaire
espagnol tient toujours du Robin Hood, écrit Bakounine. Robin Hood était un
chevalier qui, écoeuré par la conduite de sa classe, se faisait brigand pour
aider les pauvres comme Don Quichotte. Le noble brigand se distingue par la
spontanéité de son action, par son esprit de combattant, par son mépris de
l'ennemi et par l'amour de la mort; la solidarité et le sens de la dignité
humaine lui sont plus chers que l'avantage qu'il pourrait tirer de son action.
Il se pique d'honneur d'être un hors-la-loi dans une société qu'il méprise.
L'anarchiste qui fait la lutte de classe tient à être idéaliste; sa violence
se dirige contre le Mal; il combat, tel Don Quichotte, le Diable en la personne
de l'adversaire; il est capable d'une cruauté extrême et d'une haine
super-personnelle et désintéressée qui ne sauraient être atténuées par la
discipline quelque rigoureuse qu'elle fût ; mais, d'autre part, il est disposé
au sacrifice suprême de sa propre vie et de celle de l'ennemi. L'humanisme
rebelle de Don Quichotte a créé le mouvement révolutionnaire en Espagne;
l'homme rebelle affirme, par la violence, la distance qui existe entre lui et
l'oppresseur. La loi commune des deux Espagnes est la violence, car dans les
deux camps, on trouve des Don Quichotte qui voient dans l'adversaire le Mal
personnifié. Ce fut la violence qui, en fin de compte, a forgé l'unité des
forces révolutionnaires.
C'est
dans cet esprit que le peuple a accepté le Front populaire et le 19 juillet. Il
songe moins aux institutions démocratiques qu'à l'esprit de la démocratie,
moins à la loyauté républicaine qu'à la lutte contre l'ennemi éternel. La défense
républicaine devenue révolution démocratique doit mettre en mouvement toutes
les forces libertaires.