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AVANT―PROPOS

 

Á L'ÉDITION DE 1938

 

Louis Bertrand raconte qu’il y a un quart de siècle, il s’émerveillait au spectacle des masses populaires agenouillées dans la boue au passage de l’image de Notre-Dame del Pilar, à Saragosse; il en fit la remarque à un religieux qui lui répondit: Ne vous y fiez pas! Si l’autorité centrale faiblissait tant soit peu, il en résulterait une véritable Jacquerie.

De même Unamuno, le célèbre philosophe espagnol, se demandait un jour: ce peuple pourrait bien se passer de la notion de Dieu; mais qu’arrivera-t-il s’il venait un jour à cesser de croire au purgatoire?

Nous voilà les témoins oculaires des efforts surhumains que fait ce peuple pour mettre fin à un état d’esprit dont l’ombre épaisse plane sur les jugements précités. Mais avant qu’il ne réalise ses aspirations séculaires, ce pays d’Espagne, où le Ciel voisine avec l’Enfer, passera par une terrible purgatoire, œuvre d’une coalition néfaste où ses ennemis étrangers s’allient à ses ennemis nationaux.

Histoire vécue par nous tous, prise sur le vif ― rien de plus attrayant que de fixer les problèmes de l’actualité sociale avant que l’historiographie des vainqueurs et des vaincus ne puisse défigurer leur véritable position!

L’intérêt scientifique, cependant, ne saurait se substituer à l’intention première de l’auteur, celle de servir la cause qui lui est chère; précisément, il croit rendre service aux combattants en leur montrant les forces historiques et les lois qui les régissent, fatalement effacées aux yeux de ceux qui se trouvent dans la mêlée.

Le pamphlétaire attaque l’adversaire de front; le sociologue le rend vulnérable en analysant sa faiblesse. Au lieu de cacher le point faible de son parti, ce dernier y pose son regard...

Le pamphlétaire crée des idéologies, le sociologue en évalue les répercussions dans la réalité du combat. Le premier en fait une arme puissante en prouvant, par exemple, la «justice» de sa cause; le second lui demande s’il a établi l’harmonie entre l’idéologie qu’il professe, le but réel qu’il poursuit et les moyens de lutte qu’il utilise pour le réaliser.

La méthode qui a présidé à ces recherches est positive; elle consiste à considérer les acteurs du drame politique comme représentant les forces réelles, c’est-à-dire comme noyaux d’organisation. Les groupes sociaux et économiques n’entrent dans l’histoire que dans la mesure où ils s’organisent et qu’ils se munissent d’une idéologie qui exprime, reflète, couvre, cache ou défigure leurs aspirations historiques. Ils se constituent dans la lutte microscopique de la vie quotidienne et sont mis à l’épreuve dans la guerre macroscopique.

En effet, dans une société dont le péché originel était le vol, la violence fait éclater la vérité sur les relations des hommes; à la lumière du feu et au son du canon, le voile se déchire derrière lequel apparaissent les véritables forces historiques. Ici, la guerre est le juge suprême qui partage les hommes, les idées et les organismes sociaux et qui impose ses lois à ceux mêmes qui veulent s’y soustraire. Elle oblige chacun à fixer son parti et à prendre ses responsabilités. Le tir n’agit pas seulement sur l’ennemi; il bouscule aussi les rangs des hésitants et réagit, par ricochet, sur les rangs amis. La guerre fait la liaison entre événements disparates, la guerre civile se prolonge sur le plan international et vice-versa. C’est ainsi que les événements de la guerre espagnole ont exposé au grand jour des faits qui auparavant étaient voilés par des discours. La violence dépouille les idées.

En Espagne, les organisations sociales s’étaient développées à peu près en vase clos: d’un côté les centres de cristallisation autoritaires, l’Armée, l’Etat bureaucratique, l’Eglise, de l’autre les centres de cristallisation libertaires, les municipalités, les régions, les syndicats. Aucun principe d’intégration n’avait réuni les forces éparses dans le cadre d’une organisation nationale. La République de 1931, elle non plus, n’avait créé ni une nation espagnole ni d’organismes hiérarchiques susceptibles de transformer les tendances centrifuges en éléments d’un édifice social. L’idéologie républicaine et démocratique, partant, était faible, tandis que les mystiques libertaire et autoritaire s’affrontaient face à face sans être portées à transiger. La guerre ouverte ne pouvait que préciser la position de chaque groupe social en l’obligeant à choisir ses alliances. En effet, des groupements qui s’étaient crus amis se trouvaient tout d’un coup séparés par les tranchées, alors que d’autres qui s’étaient pris pour des ennemis, se trouvaient marcher ensemble. Le bulletin de vote se trouvait remplacé par d’autres moyens d’expression. Les fusils et les jambes. Les grands mouvements et organisations se virent réduits à l’expression la plus primitive et la plus pure de leur vie, où l’amour du frère d’armes et la haine de l’ennemi remplacent toute autre idée, tout but final et mystique. Le but n’est rien, le mouvement est tout;  la violence fait les lois du mouvement.

Un mouvement peut ajourner la réalisation de son rêve séculaire, mais on ne peut pas lui ôter son élan créateur, sans détruire l’idéal dans le cœur des militants. Tant qu’il garde les moyens de s’imposer dans la vie et les armes qui sont spécifiquement à lui, un mouvement survivra à toute déviation de sa doctrine, à toute tentative de composer avec d’autres tendances, à toute répression. Mais dès qu’il viendra à se servir de méthodes de lutte étrangères, voire hostiles à l’essence même de son esprit, tout, pour lui, sera perdu.

Ni théories ni organisations révolutionnaires ne se conservent dans un réfrigérateur pour en être sorties fraîches et intactes à l’heure voulue, Elles s’avilissent les unes et les autres au contact des centres de cristallisation de la société périmée à moins qu’elles ne parviennent à en détruire les assises et à substituer une nouvelle structure d’organisation sociale en saisissant l’un de ces rares moments historiques où le déséquilibre des «conditions objectives» permet la désintégration brusque des éléments constitutifs de l’ancienne organisation sociale.

Refondre les «circonstances objectives» ― voilà la forme d’action révolutionnaire. Chaque révolution se trouve en face de ce double problème des «ciseaux». Elle se fait par le peuple libertaire et eschatologique d’une part, par des organisations politiques à buts déterminés de l’autre. Il lui faut détruire l’ancienne organisation sociale et politique; mais il lui appartient, en plus, d’installer un nouvel ordre. Elle doit suivre son cours jusqu’à ce que soient réalisées les nouvelles relations sociales; mais en même temps, elle est dans l’obligation de construire une machine politique qui maintient et élargit le nouvel ordre.

Ces deux développements ne seraient-ils pas équivalents (la machine politique nécessaire pour la défense de la révolution serait-elle contraire à l’esprit même de la révolution et d’importants groupes révolutionnaires, ou cette machine serait-elle apportée par des organismes non révolutionnaires, ou simplement un retard se serait-il produit entre l’évolution politique et l’évolution sôciale), que la révolution n’atteindrait pas son but historique, quitte à dégénérer, s’élever, dévier ― selon l’observateur ― vers un autre but historique.

Rien ne saurait mieux caractériser la révolution espagnole que l’évolution de ses milices qui, surgies pour mener la lutte libératrice contre le militarisme, se faisaient arracher par morceaux, jour après jour, de leur liberté, et devenaient elles-mêmes des formations militarisées: une armée populaire, telle que l’Espagne n’en a jamais eue, non moins loin de l’organisation milicienne que de celle de l’ancienne armée réactionnaire. De même, la révolution, ouvrière et paysanne à son début, est devenue nationale par la suite.

L’auteur remercie tous ceux qui lui ont prêté leurs concours précieux en lui fournissant des renseignements; sans leur contribution collective et individuelle, il ne serait jamais venu au bout d’une tâche aussi difficile que celle de donner une vue d’ensemble d’un événement contemporain.

Ce livre est dédié à la mémoire des combattants qui, en offrant à la Liberté le sacrifice suprême, ont écrit la partie la plus édifiante de l’histoire. «Enclos dans le grand cœur de la classe ouvrière», ils nous demandent de faire en sorte que tant de sang ne soit pas versé en vain.

Henri Paechter


 

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