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III

LE DEUXIÈME VOYAGE

 

A mon retour en Espagne, vers la mi-janvier 1937, j’ai trouvé une situation profondément changée de nombreux égards. Et notamment en ce qui concerne les facilités accordées aux journalistes: la liberté d’aller et venir à travers le pays était devenue un privilège réservé à ceux qui pouvaient donner des gages d’allégeance vis-à-vis d’un parti. J’en ai pour ma part fait plus d’une fois l’expérience, pour des raisons qui apparaîtront à la lecture des pages suivantes. C’est pourquoi j’ai choisi d’abandonner la méthode des notes prises au jour le jour.

D’un autre côté, j’ai pu me faire une idée plus nette des problèmes politiques généraux, en partie grâce aux nouveaux contacts établis, en partie du fait de ma meilleure connaissance de la situation et enfin parce que cette guerre civile qui s’éternise permet dès à présent de formuler des généralisations fondées sur un matériau plus étoffé. J’ai donc décidé, au bout de quelques jours, de faire porter mes efforts d’analyse non plus sur la diversité des situations régionales mais plutôt sur les grands problèmes politiques que pose la situation actuelle. J’ai consigné dans les pages qui suivent les résultats de cette étude, sans pour autant sacrifier les réflexions qui me sont venues spontanément à l’esprit au fil des événements.

Le texte a été rédigé au cours du voyage lui-méme. Il épouse au plus près le déroulement de mes analyses et observations. La partie concernant la Catalogne a été achevée quelques jours après mon arrivée à Valence, celle intéressant Málaga juste après mon retour de là-bas et le restant dans les jours qui ont suivi mon départ d’Espagne. L’ensemble demeure le récit d’un témoin oculaire, la retranscription d’événements saisis, à chaud sous la pression de l’actualité.

C’est pourquoi je pense qu’il serait vain de modifier ce compte rendu en fonction des dernières semaines écoulées. Les mois de janvier et février — période sur laquelle portent mes observations — ne sont qu’un épisode dans le long déroulement de cette guerre civile espagnole, épisode qui n’a pas en soi plus de poids que ceux qui ont précédé ou ceux qui pourront suivre. Mais il s’est trouvé qu’il coïncidait avec la période désastreuse qui a culminé, politiquement parlant, avec une crise gouvernementale apparemment inextricable, avec la disparition de la scène du général Kléber et le rappel de M. Rosenberg, et du point de vue militaire, avec la catastrophe de Málaga et la défaite de Jarama. Mes observations portent sur cette période bien précise, et non sur la guerre civile espagnole considérée d’un point de vue général, guerre qui est de toute évidence entrée dans une nouvelle phase avec la bataille de Guadalajara. On trouvera des notations sur cette dernière phase réunies dans un appendice qui essayera de donner un point de vue aussi documenté que le permet la faible masse d’informations accessibles à un observateur étranger.

Mais si, depuis la mi-mars, les événements ont pris un tour plus favorable pour le camp républicain, tant sur le plan militaire qu’en ce qui concerne la scène politique, ce serait une erreur que de négliger les enseignements fournis par deux mois catastrophiques. Chaque étape du cours des événements laisse son empreinte sur les étapes suivants. La victoire initiale des travailleurs dans les rues de Madrid et de Barcelone a amorcé un processus de révolution sociale qui a continué à agir en profondeur, même s’il a tourné court. La nationalisation de l’industrie en Catalogne n’est qu’un exemple parmi d’autres de ces effets à long terme. Les revers de septembre et octobre ont obligé les antifascistes espagnols à faire appel à l’aide soviétique, et donc à donner à la Russie un pouvoir de pression qu’elle n’avait pas jusque-là. Cette phase de revers est terminée, mais elle continue à peser sur le cours de la guerre civile, tant du point de vue politique que du point de vue militaire. La phase de la réaction politique, des tendances «totalitaires» et des nouveaux revers militaires enregistrés aux mois de janvier et février ne manquera pas non plus d’imprimer sa marque sur le futur. Le courant semble se renverser sur le plan militaire, en tout cas pour le moment, mais le phénomène que constitue l’émergence des tendances totalitaires demeure et demeurera. A présent, la victoire ou la défaite des forces gouvernementales dépend davantage des capacités de la machine militaire et administrative que de l’élan spontané d’un peuple en armes. C’est, je le répète, sur ce terrain que se joue le sort de l’Espagne. Dans l’Histoire rien ne se perd: toute action, toute politique trouve sa récompense dans le cours ultérieur des événements — récompense devant naturellement s’entendre au sens politique et non au sens moral. C’est pourquoi il est du devoir de l’historien de cerner au mieux la forme concrète des choses dans des situations concrètes. C’est pourquoi j’ai préféré livrer ma description telle quelle plutôt que de me livrer à des vaticinia ex evento.

 

RETOUR A BARCELONE

 

Mon second séjour en Espagne a au moins un point commun avec le premier: les rumeurs. Mes amis et connaissances commencent par me renouveler les descriptions horrifiques du passage de la frontière auxquelles j’avais déjà eu droit la première fois. Les autorités françaises s’ingénient par tous les moyens à dissuader les voyageurs; en face, le comité espagnol soumet chaque étranger à une fouille aussi sévère qu’humiliante. En fait, rien de tel ne se produit. Le passage est encore plus facile que la première fois. Du côté français, on se borne à faire signer à chaque voyageur un formulaire attestant qu’il passe la frontière à ses risques et périls et renonce d’avance à toute action contre la compagnie de chemin de fer en cas d’accident. Le tunnel qui fait la liaison entre Cerbère et Port-Bou a été plusieurs fois pris pour cible par l’artillerie du croiseur rebelle Canarias — sans grand résultat. Je bénéficie toutefois d’un passage sans histoire grâce à la présence d’un bâtiment de guerre gouvernemental croisant près de la frontière, qui interdit toute incursion maritime.

Le train est rempli de volontaires pour la brigade internationale, venus pour la plupart d’outre-Atlantique: Canadiens, Américains, Cubains, Mexicains, Philippins; au total une assemblée haute en couleurs. Ils sont tous convenablement équipés en bottes et vestes et, si l’on en juge par leur aspect physique, aucun d’eux ne s’est enrôlé pour échapper à sa condition de chômeur. Il semble que ce soit plutôt l’attrait de l’aventure, le goût du combat qui ait été déterminant. Il y a parmi eux de splendides soldats en puissance. Ils forment une bande de joyeux drilles plutôt bruyante et aux divers arrêts les buffets de gare font, grâce à eux, des affaires en or. Ils descendent tous à Perpignan où fonctionne un centre du Parti communiste qui soumet les voluntaires à un dernier cribagle avant l’entrée en Espagne. Deux jours plus tard, ces hommes arriveront à Barcelone, sous les acclamations de la foule. Les autorités françaises n’auront rien fait pour gêner leur passage.

Voilà pour le versant français des Pyrénées. Du côté espagnol règne une ambiance tout aussi bon enfant, compte tenu de la situation. Pas de fouille, une simple vérification destinée à s’assurer qu’on n’introduit pas de devises étrangères. Le comité politique est toujours en place et je dois à nouveau montrer mes documents. Mais, pour des raisons de commodité, il a désormais installé ses représentants dans la gare même. J’ai l’impression qu’à la différence du mois d’août, les anarchistes sont maintenant en majorité dans ce comité. Ils se montrent courtois et amicaux à mon égard.

Comme en août, le train, comportant des compartiments de première et de troisième classe et une voiture-restaurant, part et arrive à l’heure. Mais cette fois, le paysage a changé, on a vraiment l’impression de se trouver dans un pays en guerre. Tout au long du littoral, on aperçoit des détachements armés et des tranchées ont été creusées pour parer à une offensive maritime. Autant, que je puisse en juger, ces tranchées rempliraient leur rôle en cas d’assaut des forces rebelles mais seraient tout à fait inefficaces face à une marine moderne. Changement total en ce qui concerne l’allure générale des troupes: il y a maintenant une différence bien marquée entre officiers et hommes du rang, les premiers se signalant par leurs galons et leurs uniformes plus soignés. Les forces de police d’avant la révolution, asaltos et guardia civil (devenue guardia nacional republicana) se font tout particulièrement remarquer. Les gardes d’assaut portent à nouveau leur fringante tenue bleu marine et la casquette à visière, tandis que les gardes civils ont troqué leurs tricornes d’opérette contre de sobres calots verts. Ils ne font pas plus les uns que les autres le moindre effort de prolétarisation vestimentaire. La tenue des simples soldats n’est pas encore totalement uniformisée mais le style bariolé, «à la Robin des Bois», qui avait naguère la faveur des miliciens est totalement passé de mode. Très peu de sigles de parti en évidence sui le calot: la plupart des hommes n’arborent aucune marque d’appartenance politique. Un soldat anarchiste qui voyage dans mon compartiment n’emploie même plus le terme de «milice» mais parle de «l’armée». La voiturerestaurant est envahie par les officiers et les aviateurs; je ne crois pas y avoir vu un seul homme du rang. On y trouve à boire, mais pratiquement rien à manger.

L’arrivée à Barcelone me provoque à nouveau un choc, mais de sens radicalement inverse à celui que j’avais éprouvé au mois d’août. Au foisonnement de signes révélant le surgissement d’une dictature ouvrière s’est substitué un effort consciencieux pour oblitérer ces mêmes signes. Plus de barricades dans les rues, plus d’autos barbouillées de sigles révolutionnaires sillonnant la ville, des hommes en foulard rouge aux portières. Plus d’ouvriers en vêtements civils portant le fusil à l’épaule. Très peu en fait d’hommes armés, si l’on excepte les asaltos et les guardias se pavanant dans leurs beaux uniformes. Plus de grands rassemblements de foule et de véhicules devant les sièges de parti. Le rouge des drapeaux et des inscriptions murales qui, en août, sautait à tout moment à la vue, s’est terni. Pas d’élément ostensiblement «bourgeois» dans la rue; il est certain que les véritables riches, s’il en reste, préfèrent ne pas trop s’afficher en public. Mais les Ramblas ont un aspect nettement moins ouvrier qu’il y a quelques mois. En août, sortir en chapeau était un acte risqué; à présent, personne ne semble prêter attention à ce détail et les élégantes n’ont pas de scrupule à revêtir leurs plus affriolants atours. Quelques restaurants et dancings à la mode ont rouvert leurs portes et trouvent des amateurs. En un mot, l’élément «petit-bourgeois» — négociants, commerçants, membres des professions libérales, etc. — a non seulement fait sa réapparition, mais c’est lui qui imprime son ton à l’atmosphère de la ville. L’hôtel Continental où, en août, je me trouvais un des rares journalistes perdu au milieu d’une foule de miliciens, a repris son visage d’avant la révolution. La milice a disparu, les chambres sont à présent occupées par des hôtes payants plutôt bien vêtus et les affaires semblent fort bien marcher pour la direction.

L’esprit révolutionnaire n’est pas la seule victime de ce changement: la guerre elle-même s’est éloignée. A Valence, où j’aurai l’occasion de passer quelques jours plus tard, un haut fonctionnaire du gouvernement me dira, avec une certaine amertume dans la voix: «Mais les Catalans ne sont pas en guerre.»

Cet homme avait parfaitement raison. A Barcelone, le recrutement se tarit. On note des convois de volontaires étrangers qui transitent en direction du sud, mais durant la semaine qu’a duré mon séjour dans la ville, je n’ai pas vu un seul départ de troupes à destination du front d’Aragon. Et l’on ne se  montre même pas curieux d’avoir des nouvelles fraîches, de ce front qui stagne depuis plusieurs semaines. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que l’on aperçoive très peu de blessés et de convalescents dans les rues.

En revanche, l’inquiétude monte face à l’éventualité d’une attaque par air, et encore plus par mer, et de très sérieux préparatifs ont été effectués. Il paraît que le récent bombardement de Valence a agi en l’occurrence comme un aiguillon efficace. En tout cas, le résultat est impressionnant: comme à l’accoutumée, les Catalans ne font pas les choses à moitié dès lors qu’ils se sont fixé un but. Des abris ont surgi un peu partout, les vitrines des magasins sont protégées contre le souffle des explosions par des bandes de papier collé. Avec le sens artistique qui caractérise les peuples méditerranéens, les Barcelonais ont transformé la nécessité en source d’agrément supplémentaire: les papiers sont si joliment disposés que les devantures en deviennent encore plus alléchantes. Un après-midi, au Tibidabo, j’ai entendu un feu nourri d’artillerie, mais il ne s’agissait que d’un exercice d’entraînement des batteries antiaériennes. Deux jours plus tard, à deux heures du matin, le même roulement de salves me réveille, mais cette fois c’est pour de bon: un croiseur rebelle bombarde le port (sans grand succès, mais cela on ne le saura qu’au matin). Quelques minutes après les premières déflagrations, le bruit strident des sirènes réparties à travers toute la ville arrache la population à son sommeil. Puis la lumière s’éteint pendant trente secondes, comme pour un signal, et au bout de trois minutes l’électricité est vraiment coupée. Dans l’intervalle, tous ceux qui le souhaitaient ont eu le temps de se réfugier dans un abri. Le mien se trouvait au niveau d’un deuxième sous-sol; il y avait de la lumière et des sièges pour attendre patiemment la suite des événements. Quelques minutes seulement après le début de l’alerte, un garde de nuit est venu s’assurer que tout était en ordre. Entouré d’une organisation aussi efficace, je me suis senti parfaitement protégé.

Mais à Barcelone, le point noir ce n’est pas les bombes, c’est le ravitaillement. Et la question du ravitaillement est intimement liée aux rivalités, politiques  existantes. Pour bien comprendre ceci, un bref tour d’horizon de la situation  politique est nécessaire.

Depuis le mois d’août, la Catalogne a vécu à cet égard un processus de simplification et d’unification sans équivalent. Les anciennes organisations politiques existent toujours mais elles ont perdu pratiquement toute influence. A gauche, le P.O.U.M., le parti des trotskystes et para-trotskystes, est en déclin manifeste. Sur la droite, les petits groupes républicains catalans ont perdu le peu de crédit qu’ils pouvaient avoir, si tant est qu’ils en aient jamais eu. L’Esquerra — incarnation traditionnelle du nationalisme catalan et seule force non ouvrière qui compte dans la Catalogne d’aujourd’hui — est, sur le papier, toujours en tête. Le président Companys et son premier ministre Tarradellas en font tous deux partie. Mais le processus de déclin, déjà, sensible en août, se poursuit inéluctablement. On entend dans les milieux proches de l’Esquerra de plus en plus de récriminations contre le poids abusif pris de jour en jour par la C.N.T. Mais l’Esquerra se trompe. Le temps n’est plus où les républicains bourgeois perdaient du terrain au profit des anarchistes. A présent, c’est plutôt le P.S.U.C., le Parti unifié socialo-communiste, qui grignote les positions de l’Esquerra. Il ne reste en fait que deux véritables protagonistes sur la scène politique catalane: les anarchistes et le P.S.U.C. Et c’est visiblement le P.S.U.C. qui a actuellement le vent en poupe.

Il faut garder présent à l’esprit qu’avant la proclamation de la République, en 1931, il n’y avait pas à Barcelone de mouvement ouvrier en dehors de la C.N.T., même si celle-ci abritait des options politiques très variées. M. Comorera, seul socialiste ayant une réputation établie à Barcelone, n’était pas un dirigeant mais un simple particulier pratiquement dépourvu d’influence politique. Les communistes de Moscou comptaient pour quantité négligeable, mais un certain nombre d’éléments marxistes travaillaient déjà à mettre sur pied le parti qui devait prendre le nom de P.O.U.M. Depuis 1931, l’U.G.T., la centrale syndicale socialiste, n’a pas ménagé ses efforts pour s’implanter à Barcelone, aidée en cela par le gouvernement de Madrid où les socialistes étaient alors en position favorable. Ces efforts n’ont pas été totalement vains et l’injustifiable politique de non-participation lors de l’insurrection de 1934 a causé un tort considérable aux anarchistes. Mais ceux-ci ont rectifié le tir lors des journées de juillet et su attirer à eux la quasi-totalité des travailleurs manuels. En ce qui concerne les employés, cheminots et autres groupes similaires, la balance des forces était sensiblement équilibrée entre l’U.G.T. et la C.N.T. Mais pour la Catalogne considérée dans son ensemble, la prépondérance anarchiste était  écrasante.

Depuis juillet, cette répartition des forces a commencé à se modifier, lentement d’abord puis de plus en plus vite, sous l’action de deux facteurs convergents. Le premier de ces facteurs a été le régime de terreur mis en place par les anarchistes. Les expropriations et exécutions massives ont mortellement effrayé les petits propriétaires qui représentent à Barcelone un élément très important. Jusqu’ici, cette couche sociale trouvait son expression dans l’Esquerra, mais depuis juillet, l’Esquerra a fait la preuve de son impuissance face aux anarchistes. Le petite bourgeoisie catalane est plus farouchement «catalaniste» que n’importe quel autre groupe social: cela seul suffirait à la détourner résolument des fascistes, incarnation du centralisme castillan. Mais depuis juillet, cette petite bourgeoisie cherche à se concilier des alliés qui constitueraient vis-à-vis des anarchistes un rempart plus efficace que l’Esquerra.

L’attitude des paysans — deuxième élément déterminant du tissu social catalan — est plus difficile à cerner. Dès les premiers jours de la guerre civile, les anarchistes: ont porté un terrible coup aux notabilités rurales et le processus d’extermination s’est poursuivi impitoyablement jusqu’en novembre. Le paysan ne trouvait rien à redire quand l’anarchiste exécutait le châtelain. Mais la terreur ne frappait pas la seule bourgeoisie: il arrivait aussi qu’elle touche des éléments authentiquement, paysans; le bénéfice retiré de cette politique d’extermination dés couches supérieures se révéla en fin de compte moins évident qu’il n’y paraissait à première vue. Socialistes et communistes désapprouvaient par principe l’expropriation systématique des fermages et des grandes propriétés. Les anarchistes ne voulaient pas entendre parler d’une législation qui réglerait le problème dans son ensemble au nom de leur opposition à toute réglementation centraliste. De sorte que le paysan s’est trouvé sans statut légal lui garantissant la possession des biens nouvellement acquis, tandis que le fardeau des réquisitions pour la milice et les villes devenait de plus en plus pesant. On en arrive ainsi à ce fait que la paysannerie semble se détourner massivement des anarchistes et que les villages prennent de plus en plus leurs distances vis-à-vis du mouvement politique tel qu’on l’observe dans les villes. Ces mouvements moléculaires ont affaibli la position des anarchistes.

Puis il y a eu la crise de novembre, au moment où les insurgés, après avoir pris Tolède, approchaient rapidement de Madrid et que tout semblait perdu. L’aide russe est alors apparue comme la bouée qu’on jette: au noyé. Mais, au-delà du domaine militaire, cette aide a eu pour effet  de faire résolument pencher la balance politique du côté des communistes. Encore faut-il mettre les choses au point quant à l’ampleur de cette aide. Elle s’est traduite par l’envoi d’un certain nombre de spécialistes, instructeurs, aviateurs, officiers d’artillerie, etc. — tenus rigoureusement à l’écart des formations militaires gouvernementales, bien que leur existence ne soit pas un secret: Il y a eu aussi d’importants envois de matériel, répétés durant toute la période critique. Aide d’autant plus appréciable que, malgré les efforts déployés, l’industrie de guerre espagnole tarde désespérément à se développer. Par-delà les insuffisances notoires des Espagnols en matière d’industrie, cette lenteur est imputable à la rivalité qui oppose communistes et anarchistes à Barcelone. Il va de soi que le matériel russe ainsi livré est dûment payé. Mais plus que les officiers russes ou les bombes russes, l’élément décisif me paraît être l’appoint des «brigades internationales», ces volontaires étrangers recrutés par les communistes dans le monde entier et qui ont joué un rôle décisif dans la défense de Madrid. On trouve dans ces brigades internationales des hommes de toutes nationalités, russe exceptée. Le contingent russe se limite aux quelques spécialistes précités. Mais aussi limitée soit-elle, cette aide est apparue comme un véritable ballon d’oxygène en un moment suprêmement critique.

Les armes ont bien sûr été fournies en priorité au gouvernement de Valence. Ce qui est resté en Catalogne est allé au P.S.U.C., à l’exclusion de toute autre formation, ce qui a eu pour conséquence de bouleverser les mécanismes politiques traditionnels du pays. En août, le P.S.U.C. s’inquiétait de la supériorité en armement des anarchistes et redoutait un coup de main de leur part après la chute de Saragosse, que tout le monde considérait alors naïvement comme imminente. D’un seul coup, la situation s’est renversée en faveur des psuquistes qui, en même temps, se trouvaient à même de développer considérablement leur action de propagande. C’est alors qui tous les processus moléculaires en cours depuis juillet ont trouvé leur point de convergence, et tous ceux qui se résignaient mal à subir la prépondérance anarchiste se sont regroupés derrière la bannière du P.S.U.C.

On trouve ici, une fois de plus, la confirmation d’une vieille règle: une révolution qui n’est pas menée à son terme complet est une révolution qu’il aurait mieux valu ne pas entreprendre. Les anarchistes ont effrayé de larges couches de la population sans parvenir à rassembler le pouvoir entre leurs mains et à briser toute résistance. La conséquence inéluctable en est la réaction qui se développe de manière si frappante à Barcelone aujourd’hui. Les anarchistes continuent à contrôler les petites industries, notamment dans le textile, parce qu’ils ont toujours le soutien de la majorité des travailleurs manuels. Mais pour ce qui est de l’industrie de guerre, bien qu’ayant là encore l’assentiment de la majorité des travailleurs, ils doivent s’en remettre à des conseillers techniques qui sont quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent des communistes — catalans ou étrangers. Et dans la population considérée globalement, leur audience ne cesse de décroître.

Pendant ce temps, le P.S.U.C. se renforce continuellement, recrutant pour une faible partie dans les rangs des travailleurs manuels et pour une part beaucoup plus large chez les employés de bureau et les petits possédants. En même temps, son visage se modifie. Au moment de l’unification socialo-communiste, quelques jours après les combats de juillet, les communistes ne représentaient qu’un groupe très réduit. Puis avec l’importance croissante de l’aide matérielle russe, l’influence idéologique russe, les conseils du Komintern et l’arrivée massive de communistes étrangers (non russes pour la plupart), le P.S.U.C. est devenu un parti pratiquement inféodé, au Komintern.

Et aujourd’hui, le P.S.U.C. attaque, attaque sans répit. Les anarchistes sont entrés au gouvernement catalan quelques semaines avant la crise militaire de novembre, devançant ainsi leurs camarades de Madrid. Pour autant que je puisse me rendre compte, il s’agissait là d’un acte dicté par une prise de conscience de la nécessaire coopération de toutes les forces antifascistes dans une situation d’urgence. Le gouvernement catalan, qui jusqu’ici ne comprenait que des membres de l’Esquerra et de petits groupes minoritaires d’orientation voisine, s’est trouvé tout d’un coup complètement transformé. Le P.S.U.C. y a également fait son entrée et le poumiste Nin a obtenu le portefeuille de la Justice. Cela signifiait à première vue une mutation considérable dans l’orientation traditionnellement antiparlementaire des anarchistes, mais aussi un notable infléchissement vers la gauche de la politique catalane. Mais après la crise de novembre, cette signification a changé du tout au tout.

En même temps que leur aide matérielle et idéologique, les Russes ont apporté, par l’entremise de P.S.U.C., une orientation politique nouvelle. Ils ont tout d’abord obtenu la dissolution du Comité central des milices qui, dominé par les anarchistes, était en fait un pouvoir parallèle plus puissant que le gouvernement officiel de la Généralité. Dès lors que les forces du mouvement ouvrier étaient représentées au gouvernement, ce pouvoir parallèle devait disparaître dans l’intérêt de l’unité d’action — telle fut l’argumentation du P.S.U.C. Il est presque incroyable de voir avec quelle facilité les psuquistes sont arrivés à leurs fins. Le Comité central des milices avait marqué la pointe extrême du combat pour l’instauration d’un système de soviets en Espagne. Les anarchistes entendaient bien étendre graduellement ses pouvoirs jusqu’à museler totalement la Généralité. A présent, c’est le Comité des milices qui est muselé et les anarchistes ont échangé la position de force indépendante qu’ils occupaient contre quelques portefeuilles ministériels. Miravitlles, président du Comité et lien officieux entre l’Esquerra et les anarchistes, s’est retrouvé au ministère de la Propagande. Le Comité de Investigaciones, sous-section du Comité des milices qui avait mené une lutte impitoyable contre les ennemis de  la révolution, a été dissous et remplacé par un Comité de Vigilancia dépendant de l’administration officielle. Ainsi s’achevait la phase «à soviets» de la révolution catalane.

Après les anarchistes, ce fut le tour du P.O.U.M. Il est difficile de dire ce qui lui a le plus valu la haine des psuquistes de son attitude antistalinienne en ce qui concerne les affaires russes ou de ses positions d’extrême-gauche regardant les questions espagnoles. Curieusement, le P.S.U.C. n’eut cette fois pas la partie aussi facile. En fait, le P.O.U.M. ne plaisait à personne parce qu’il adoptait des airs de supériorité et réclamait, avec ses maigres forces, la direction des vieilles organisations de masse anarchistes et socialistes. Durant toute la période de leur suprématie, les anarchistes ne s’étaient pas montrés très tendres pour le P.O.U.M., mais cette fois ils comprirent qu’ils étaient eux aussi visés par l’attaque dont étaient victimes les poumistes. Le P.S.U.C. réclama l’éviction des poumistes du gouvernement catalan sous prétexte de «menées contre-révolutionnaires» (se référant ainsi à la prétendue collusion entre Trotsky et la Gestapo). Les anarchistes résistèrent et il en résulta une crise ministérielle de quatre jours.

Mais les Russes bloquèrent d’importantes quantités d’armes qu’ils avaient promis de livrer et les anarchistes durent s’incliner.

Dès lors, le P.S.U.C. avait le champ libre. Il lança une campagne pour la dissolution des comités de toute nature et pour la restauration de la Généralité dans la plénitude de ses prérogatives administratives. Ils provoquèrent en même temps, aux environs du Nouvel An, un remaniement ministériel qui porta au poste de ministre du Ravitaillement l’homme le plus à droite de la scène politique catalane, Juan Comorera. L’attitude des anarchistes en la circonstance fut hésitante et ambiguë, comme il est de règle chez les partis révolutionnaires déclinants. Ils n’ont plus de ligne d’action définie. Après avoir abandonné leur ancienne panacée antiautoritariste et antiélectoraliste ils ne voient pas aujourd’hui comment concilier leur rôle d’avant-garde révolutionnaire avec la participation à une organisation centralisée et disciplinée étendant ses pouvoirs au domaine tant militaire que civil. Le P.O.U.M. est à l’évidence en pleine désagrégation et certains de ses membres envisagent déjà de baisser pavillon. Chez les anarchistes, ce n’est pas le sauve-qui-peut mais un lent processus de déclin qui est en cours. Ils sont totalement entre les mains du P.S.U.C. qui espère visiblement soit les absorber dès qu’ils auront franchi un certain stade, soit leur porter le coup de grâce le jour où ils seront encore plus affaiblis.

L’entrée de Comorera au ministère du Ravitaillement a provoqué un conflit ouvert entre, communistes et anarchistes catalans. Les anarchistes détestent cordialement Comorera qui incarne une orientation politique correspondant. sensiblement à l’extrêmedroite de la social-démocratie allemande. Pour lui, le combat contre les anarchistes, a toujours été un des axes fondamentaux de la politique socialiste. en Espagne. Dès le début, il s’est opposé à la politique de nationalisations suivie par les anarchistes. Mais il a trouvé des alliés inattendus chez les communistes qui, dès le début de septembre, avaient lancé le slogan: «Protégez la propriété des petits-industriels». Mais il était impossible d’appliquer une telle politique en Catalogne. Les expropriations d’usines avaient pris une ampleur sans commune mesure avec ce qui se passait dans le reste de l’Espagne et avaient généralement commencé par l’exécution du propriétaire et de ses héritiers, quand ils n’avaient pas su partir à temps pour trouver refuge dans le camp de Franco. Moyennant quoi il était impossible de dénationaliser les usines nationalisées et placées sous le contrôle de la C.N.T. Mais Comorera a trouvé le moyen de porter un coup sévère à la politique de nationalisation dans le  domaine qui était désormais le sien. Il était plus facile d’abolir l’intervention  de l’État dans la sphère du commerce que dans celle de l’industrie. Comorera a donc supprimé cette intervention pour, ce qui concerne le ravitaillement, dé Barcelone.

Jusqu’ici, l’approvisionnement se faisait par l’intermédiaire de «comités du pain» fonctionnant dans les villages comme sous-sections des comités locaux, lesquels étaient pour la plupart sous le contrôle de la C.N.T. Ces comités du pain travaillaient avec la C.N.T. pour acheminer la farine vers les villes. Naturellement, les psuquistes clament que les anarchistes entravaient plus qu’ils ne facilitaient la bonne marche des opérations. Les villages de leur côté n’étaient sans doute pas très chauds pour envoyer du pain à Barcelone sans recevoir de contrepartie appropriée. Là comme dans beaucoup d’autres, domaines, la situation ne pouvait se prolonger éternellement. Mais Comorera, s’appuyant  sur les principes d’un libéralisme abstrait qu’aucune administration n’a jamais appliqués pendant la guerre; n’a pas choisi de remplacer ces comités du pain au fonctionnement aléatoire par un mode de distribution rétablir purement et simplement le commerce privé pour le pain. En janvier, il n’y avait pas le moindre système de rationnement en vigueur à Barcelone. Les ouvriers devaient se débrouiller pour se procurer du pain avec des salaires qui n’avaient pratiquement pas changé depuis mai, alors que les prix avaient augmenté. En pratique, cela voulait dire que les femmes commençaient à faire la queue devant les boulangeries à partir de quatre heures du matin. Naturellement, le mécontentement était vif dans les quartiers ouvriers, d’autant que le pain s’est fait encore plus rare depuis l’entrée en fonctions de Comorera. Il est peu probable que le nouveau minitre soit responsable de cette pénurie, une moisson n’étant pas inépuisable. Mais les anarchistes ont saisi la balle au bond: en tentant de briser la politique économique des anarchistes. Comorera n’a fait que déclencher une crise majeure. Des deux côtés, on ne s’épargne pas. Les affiches de l’organisation des jeunesses anarchistes (qui n’auraient jamais pu être tirées sans l’assentiment des instances supérieures de la C.N.T.) réclament la démission de Comorera, qualifié d’«imbécile de mauvaise foi». Le P.S.U.C. a répliqué par d’autres affiches, parfois anonymes, où l’on peut lire: «Moins de paroles; moins de comités; davantage de pain; tout le pouvoir à la Généralité.»

Le problème du ravitaillement mérite ainsi d’être considéré sous un triple aspect. C’est tout d’abord un sujet de polémiques entre anarchistes fidèles à leur idéal d’organisation collective de la distribution des denrées, et républicains et communistes, décidés à maintenir le commerce privé. C’est ensuite une arme dans la lutte qui oppose les anarchistes d’un côté aux républicains et aux psuquistes de l’autre; une arme que le P.S.U.C. utilise pour tenter de discréditer les comités et que les anarchistes retournent contre le ministre du Ravitaillement (psuquiste) qu’ils accusent d’être responsable de la pénurie. Mais au bout du compte, pardelà les arguties politiciennes, il reste qu’on nourrit une population avec des aliments et non avec des débats. Et vue sous cet angle, la situation est désastreuse. Il n’y a encore rien de comparable avec les souffrances endurées par les populations des puissances d’Europe centrale à la fin de la Grande Guerre. Mais la pénurie est bien réelle. Elle mine le moral, l’ardeur, la fierté de cette classe qui, en juillet, paraissait s’être assuré un pouvoir illimité, et qui voit aujourd’hui les boutiquiers et petits comerçants  bien mieux lotis qu’elle à cet égard. Cela ne va pas sans entraîner des incidents. Un dimanche après midi, j’ai été le témoin d’une scène particulièrement pénible. Dans la rue que j’avais empruntée, des queues de trois à quatre cents personnes s’allongeaient devant les deux boulangeries du quartier. Il y avait pour canaliser cette foule neuf gardes d’assaut, sept à pied et deux montés, revêtus des uniformes d’avant la révolution, munis de fusils chargés à balles réelles. Comme c’était un dimanche, ces files d’attente étaient formées d’hommes et de femmes en proportion à peu près égale. Les deux boutiques étaient fermées et les gens patientaient. A un moment, un des boulangers est venu apposer une affichette à sa porte pour signaler qu’il n’y aurait pas de distribution de pain ce jour-là. Murmures, exclamations, une certaine émotion se fait jour dans la foule, mais rien qui puisse laisser augurer une réaction violente. Malheureusement, les gardes d’assaut ont conservé certains réflexes de l’époque prérévolutionnaire, réflexes qui ressurgissent aujourd’hui. Les deux gardes à cheval poussèrent leurs montures vers la foule et les firent aller et venir de manière à ce que les hommes et les femmes qui attendaient se sentent menacés par les ruades des animaux. On ne peut pas dire qu’il s’agisse là d’une conduite vraiment barbare, mais le procédé n’en était pas moins déplaisant, d’autant qu’il n’y avait pas la moindre amorce de désordres. Après tout, il aurait suffi — et c’est ce que tout policeman londonien aurait fait en pareil cas — de demander tranquillement aux gens de rentrer chez eux. Mais les asaltos ont préféré pour ce faire recourir aux sabots de leurs chevaux. La raison de ce comportement est évidente: la police issue de l’ancien régime espagnol n’a aucune tradition démocratique. Les gardes civils savaient tuer et passer des menottes, un point c’est tout. Les asaltos ont certes été créés sous la république, mais il n’en reste pas moins qu’ils ont servi durant la majeure partie de leur carrière un gouvernement antidémocratique et leur mentalité diffère très peu de celle de la guardia. Et ces forces de police issues de l’autocratie se trouvent confrontées à des travailleurs révolutionnaires formés par la C.N.T., des hommes et des femmes qui patientent devant les boutiques, le ventre vide. J’ai parlé de cet incident à des amis qui m’ont dit que j’étais loin d’avoir vu le pire, Il y a eu deux commencements d’émeutes pour le pain et la police a dispersé la foule, composée principalement de femmes, a coups de crosse de fusil.

Il y a entre les partis d’autres sujets de polémiques, moins immédiatement angoissants pour les masses mais non moins graves. Notamment la question de l’armée. La Catalogne a aujourd’hui deux armée. Tout d’abord l’Ejército Popular fondée sur le recrutement, composée d’unités sans-parti commandées par d’anciens officiers de la police et de l’armée. Pratiquement contrôlée par le P.S.U.C., elle garde la littoral. Ce sont ces hommes que j’ai aperçus lors de mon arrivée, entre Port-Bou et Barcelone. L’autre armée est celle de Huesca-Saragosse; elle correspond toujours, avec très peu de changements, au modèle de la milicie des premiers jours. Elle est contrôlée par les anarchistes, a conservé ses commandants politiques assistés de militaires de carrière intervenant comme conseillers techniques. L’antagonisme entre ces deux armée est à n’en pas douter un facteur déterminant dans l’immobilisme du front d’Aragon. En principe, les anarchistes admettent la nécessité de réorganiser la milice. Mais dans la pratique, chaque point particulier est sujet à litiges. Le P.S.U.C. voudrait voir disparaîtres tous les traits propres à une armée révolutionnaire. C’est-à-dire que non seulement les officiers doivent être nommés par la hiérarchie, mais il ne doit plus y avoir de conseils de soldats, plus de réunions de soldats; le salut réglementaires doit être remis en vigueur, les anciens grades et signes distinctifs doivent être rétablis. En un mot, de P.S.U.C. veut une armée régulière commandée par des hommes qui ne pour-raient être que des officiers de l’ancien régime ou des spécialistes étrangers — c’est-à-dire des hommes à la dévotion de P.S.U.C. Les anarchiste se trouvent  placés devant un cruel dilemme. La réorganisation souhaitée va entièrement à l’encontre de leurs principes. Le système des milices tel qu’il existait au premier jour constitue leur principal sujet de fierté. Mais il est indéniable que ce type d’organisation est inadapté sur le plan militaire. Mais accepter la réorganisation envisagée, c’est perdre tout pouvoir sur l’instrument représenté par les milices. On se trouve dans une impasse, on hésite et on tergiverse, avec ce résultat probable que la Catalogne va se trouver sévèrement handicapée dans les mois à venir pour ce qui est de sa participation à la guerre. D’un autre côté, s’ils renoncent complètement à la force armée, les anarchistes peuvent être assurés que le P.S.U.C. ne leur fera pas de cadeau. Dans toute révolution, ce sont en définitive les armes qui décident. On peut difficilement faire grief aux anarchistes d’être conscients de cette règle immuable. Sans armée qui leur soit propre ils seront tôt ou tard écrasés. Il n’y a donc pas pour eux d’autre alternative que se condamner à l’inefficacité sur le terrain, ou faire un grand pas en arrière par rapport aux options révolutionnaires fondamentales qui sont leur raison d’être. Tel est le dilemme, le mur orbe auquel se heurte constamment et douloureusement la révolution espagnole depuis novembre 1936.

En résumé, on peut dire que l’amplitude du mouvement de balancier a été plus grande en Catalogne que dans toute autre région de l’Espagne. La Catalogne s’est toujours trouvée au centre des mouvements révolutionnaires et, dès le 19 juillet, elle s’est avancée beaucoup plus loin que le reste du pays sur la voie de la révolution sociale. Mais avant que les autres provinces puissent lui emboîter le pas, la guerre s’est imposée comme un problème primant toute autre préoccupation. Les revers militaires ont entraîné la prépondérance communiste dans le reste du pays et la Catalogne, avec les tendances d’avant-garde qu’elle incarnait; s’est trouvée isolée. Les groupes modérés, commençant à peine à se remettre de leur peur, sont d’autant plus pressés de prendre leur revanche que la C.N.T. demeure sur place la menace la plus redoutable et que les forces qu’on tente de lui opposer sont pour la plupart étrangères à la Catalogne, voire à l’Espagne. L’évolution de la situation sur le front d’Aragon est un facteur de toute première importance: un sérieux revers enregistré là-bas pourrait toutefois provoquer une soudaine réconciliation entre les clans rivaux.

 

VALENCE:

LE GOUVERNEMENT CENTRAL

 

Le trajet Barcelone-Valence ne ressemble guère à celui que j’avais effectué en août dernier. Alors, on se serait cru en temps de paix. Aujourd’hui, je pense aux convois de la Grande Guerre. En chemin, le train s’est peuplé, tant en première qu’en troisième classe, de soldats qu’on achemine en toute hâte vers le front d’Andalousie où la situation est critique. Nous arrivons à Valence à deux heures du matin, avec trois heures de retard sur l’horaire. La ville est plongée dans l’obscurité, les hôtels bourrés à craquer, je passe tant bien que mal le restant de la nuit dans un fauteuil. Le lendemain, je finis par trouver, non sans difficulté, une chambre d’hôtel. Mais si le problème du logement prend à Valence un tour aigu, il n’en va pas de même pour la nourriture. On signale simplement quelques difficultés d’approvisionnement pour la viande et les pommes de terre. Dans les hôtels, on sert des «repas de guerre» ne comportant «que» quatre plats. C’est peut-être peu pour les Espagnols, qui sont plutôt gâtés en matière culinaire. Pour moi, cela excède encore ma capacité stomacale.

Barcelone était inquiète, agitée — rien de tel à Valence. C’est la même douceur de vivre qui se perpétue, le même climat de gaieté nonchalante. Il semble que le bombardement naval du port effectué à la mi-janvier ait causé une certaine émotion sur le moment, mais aujourd’hui on n’y pense plus. Le couvre-feu dans les rues à partir de dix heures du soir est la seule mesure qui ait apporté un changement notable dans les habitudes de vie. En outre, Valence a des raisons d’être joyeuse. L’arrivée du gouvernement et de toutes les personnes entraînées à sa suite a fait monter en flèche l’activité des hôtels et des magasins, tandis que la construction d’abris fait tourner l’industrie du bâtiment. Le recrutement semble un peu plus actif qu’à Barcelone. On voit de nombreux défilés militaires et autres manifestations du même genre. Cela s’accorde bien avec le tempérament valencien.

Dans l’ensemble, la situation depuis juillet à beaucoup moins évolué qu’à Barcelone. Comme dans la capitale catalane les exécutions sont devenues heureusement beaucoup moins nombreuses. Le temps n’est plus où Valence était gouvernée par un Comité Ejecutivo Popular pratiquement indépendant du gouvernement central. Ce comité a été officiellement dissous, mais il n’en poursuit pas moins ses activités et apporte sa collaboration au gouvernement sans que cela soulève plus de difficultés qu’ailleurs. A Valence aussi, la crise de novembre a marqué un tournant décisif. Elle a provoqué la venue du gouvernement et un affrontement armé entre communistes et anarchistes, qui a tourné au détriment de ces derniers. Mais l’opinion locale s’oriente plutôt vers la gauche, non seulement par référence au Barcelone d’aujourd’hui mais même par rapport à ce qu’était Valence en août dernier. La ville avait alors une sorte de «système de soviets», mais derrière le masque révolutionnaire l’ambiance générale demeurait petite-bourgeoise. Aujourd’hui, avec la présence dans ses murs des principaux dirigeants socialistes et communistes, la ville a pris une coloration plus authentiquement socialiste. Les expropriations ont continué. La plupart des hôtels, restaurants et cinémas sont passés sous le contrôle des travailleurs ou sont directement gérés par eux. Le commerce des oranges est contrôlé par les deux syndicats. On voit toujours des travailleurs armés, en vêtements civils, qui effectuent des patrouilles de nuit ou de jour.

Si l’on passe des conditions locales à la situation nationale, le tableau est quelque peu différent. A cet égard, Valence offre un poste d’observation privilégié depuis que le gouvernement s’y est établi. Et le résultat de cet examen est de confirmer l’importance croissante prise par le Parti communiste.

La formation du gouvernement Caballero après le constat d’échec des républicains, qu’il s’agisse d’organiser la défense contre Franco ou de gagner l’aide de l’étranger, a marqué le point culminant de la poussée à gauche. Mais avec Tolède et Saint-Sébastien, Caballero ne s’est guère montré plus heureux que les républicains avec l’Estrémadure. Sous les coups assénés par Franco, la faiblesse intrinsèque des socialistes de l’aile gauche a fini par éclater aux yeux mêmes des militants du parti. Parmi les anciens dirigeants socialistes, bien peu ont vraiment évolué vers la gauche. Il y avait Araquistain, mais il est en poste comme ambassadeur à Paris. Caballero n’est plus un jeune homme, Alvarez Del Vayo est donc resté la seule personnalité saillante de la gauche. Mais un homme ne constitue pas une tendance. L’emprise de l’U.G.T. et du parti socialiste sur les masses est faible par rapport à l’enracinement de la C.N.T. Et la seule région où l’U.G.T. ait une réelle influence, c’est-à-dire les Asturies, épouse les thèses de l’aile droite du parti, du moins si l’on se réfère au principal dirigeant local, González Peña. Caballero ne doit pas la position qu’il occupe à sa force propre mais bien à la faillite des républicains et au peu d’empressement (à moins qu’il ne faille parler d’incapacité) mis par la C.N.T. à assumer des responsabilités politiques.

Novembre vint, et avec lui les Maures de Franco aux portes de Madrid. Caballero se vit contraint de remettre la réalité du pouvoir entre les mains du premier candidat sérieux. Le Parti communiste, épaulé par la Russie, fut ce candidat. Moyennant quoi les communistes sont devenus le principal pouvoir dans le camp des antifranquistes. Ils doivent cette situation privilégiée à l’aide militaire qu’ils ont apportée et que j’ai déjà décrite, ainsi qu’aux réalisations organisationnelles qu’ils ont su mettre à leur actif. Mais que deviennent ces réalisations sur le plan du pouvoir politique? Je dirai que cela ne s’est pas traduit par une influence accrue parmi les travailleurs. Il est vrai que le Parti communiste a considérablement élargi son audience, en termes de recrutement. Au début de la guerre civile, il comptait tout au plus trois mille membres. A la fin du mois de janvier, il revendiquait deux cent vingt mille adhérents. En fait, tous les partis de gauche ont vu leurs effectifs se gonfler mais la poussée réalisée par le Parti communiste est sans commune mesure avec les progrès enregistrés ailleurs. Les chiffres espagnols ne sont pas un modèle de rigueur statistique, mais tout tend à indiquer que le nombre des adhésions au Parti communiste signalé est un assez bon indicateur de la tendance générale. Il est par ailleurs indubitable que le 5º régiment (communiste) a connu un succès de recrutement, tant en quantité qu’en qualité, nettement supérieur à celui de toute autre unité militaire. Mais ce n’est là qu’un aspect de la question. L’audience, réelle d’un parti au sein de la classe ouvrière se mesure moins au chiffre des adhésions qu’à l’influence qu’il est à même d’exercer sur des secteurs bien déterminés du mouvement. Vue sous cet angle, la situation est moins favorable au Parti communiste que les chiffres ne semblent l’indiquer. Depuis le mois de juillet, les communistes n’ont pas enlevé aux anarchistes ou aux socialistes une seule branche syndicale ouvrière, une seule usine importante, une seule région industrielle. Ils ont su capter certaines sections syndicales d’employés du secteur privé et public, ainsi que de nombreux villages et régions rurales. Ils proclament que s’il y avait des élections libres à l’U.G.T. (élections que la guerre civile empêche actuellement d’organiser), ils se trouveraient majoritaires dans bon nombre de branches syndicales actuellement contrôlées par l’U.G.T. Il n’en reste pas moins qu’à défaut de sanction par la voie du scrutin, l’influence communiste se fait sentir partout où la force du Parti est prépondérante. Dans les usines par exemple, on peut aboutir à un changement de direction politique par d’autres voies que celle du vote syndical, notamment en ralliant à sa cause les travailleurs jouissant du plus grand prestige auprès de leurs camarades. Mais le cas semble être assez peu fréquent. L’explication de ce phénomène — le contraste entre les chiffres d’adhésion et l’influence réelle sur les milieux ouvriers — semble devoir être trouvée dans la mutation subie par le Parti communiste quant à son image sociale. Cela apparaît de manière particulièrement nette dans le cas du P.S.U.C. catalan, qui est pratiquement une section des communistes espagnols. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs de l’industrie affiliés au P.S.U.C., qui n’en revendique pas moins quarante-six mille adhérents, recrutés pour la plupart chez les employés du secteur public et privé, les commerçants, boutiquiers, négociants, officiers, membres des forces de police, intellectuels des villes ou des campagnes, sans oublier un certain nombre de paysans. Le pourcentage d’ouvriers inscrits au Parti communiste doit être un peu plus élevé dans l’ensemble de l’Espagne qu’en Catalogne mais il n’est en tout cas pas très important. Par ailleurs, il est des régions d’Espagne, et notamment le Huerta de Valencia, ou les communistes sont mieux représentés au sein des masses paysannes qu’en Catalogne. Le Parti communiste est aujourd’hui, dans une large mesure, le parti du personnel administratif civil et militaire, puis, immédiatement après, celui de la petite bourgeoisie et d’une certaine paysannerie aisée; les employés occupent la troisième place dans sa clientèle actuelle et les ouvriers de l’industrie arrivent bons derniers. Pratiquement inexistant en tant qu’organisation au début, le Parti communiste a entraîné dans son orbite au cours de la guerre civile les éléments présentant des vues et des intérêts conformes à sa ligne politique générale. Il y a là une évolution lourde de sens, non seulement pour la situation politique présente et future de l’Espagne mais aussi pour la politique internationale en général. Mais à l’heure actuelle, l’organisation du Parti ne représente pas la part déterminante de l’influence communiste. On assiste plutôt à un noyautage par les communistes d’organisations jusqu’alors indépendantes. Le P.S.U.C. de Catalogne en donne un exemple typique, et on en retrouve une illustration dans le cas de la Jeunesse socialiste unifiée qui, en septembre, se situait très nettement dans la sphère d’influence de Caballero, et qui est devenue pratiquement une organisation communiste. Naturellement, le processus trouve ses limites quand il se heurte à une tradition anarchiste solidement établie.

Il y a deux ans, l’Internationale communiste était hors d’état de concevoir une progression politique ne se traduisant pas par l’élimination des organisations rivales. Aujourd’hui, on voit très peu de lutte ouverte mais au contraire une stratégie d’infiltration proprement fabienne qui se révèle infiniment plus payante pour le Komintern. Les communistes ont définitivement fait litière de la conception originelle impliquant une lutte à mort avec les autres organisations représentatives de la classe ouvrière.

L’originalité de la situation espagnole, c’est que ce processus d’infiltration ne s’effectue pas par voie d’influence personnelle. Les deux personnalités marquantes que les communistes pouvaient revendiquer en Espagne — Nin et Maurín — ont depuis longtemps déserté le Komintern pour fonder le P.O.U.M. (Maurín a, semble-t-il, été capturé et exécuté par les insurgés*). Les dirigeants actuels du Parti communiste espagnol — Díaz, Mije, Jesús Hernández, Uribe  et autres — sont des noms à peine connus des masses et l’on ne peut pas dire que l’influence qu’ils exercent soit due à leur prestige personnel. Et la Pasionaria, malgré son indéniable ascendant sur les foules, n’est pas à proprement parler un chef politique. La notoriété à l’échelon des dirigeants se situerait plutôt du côté de l’ambassadeur russe Rosenberg et du consul de Russie à Barcelone Antonov-Ovseenko — qui conduisit l’insurrection bolchevique à Pétrograd, en novembre 1917. Mais ce sont des étrangers auprès de qui on peut prendre conseil mais qu’on n’exhibe pas à la dévotion des masses.

* Voir note p. 26.

En définitive, l’influence communiste ne s’incarne pas dans la prépondérance d’une organisation toute-puissante ou l’action de personnalités de premier plan: elle s’exprime plutôt dans une ligne politique bien faite pour satisfaire les républicains et l’aile droite socialiste, avec en outre cet appoint inappréciable que représentent les brigades internationales, la présence du général Kléber à Madrid et l’aide russe en général. Républicains et socialistes de l’aile droite ne  constituent pas des forces politiques significatives. En fin de compte, l’influence croissante des communistes atteste la mutation actuellement subie par le mouvement — du plan politique au plan militaire, et du plan social au plan organisationnel.

Comment s’exprime cette domination communiste? Dans une stratégie visant à contenir le mouvement dans les strictes limites du combat contre Franco. En témoigne le mot d’ordre de «défense de la république démocratique». Mais si «république démocratique» signifie liberté d’organisation, liberté de la presse, liberté d’action pour les différentes forces politiques, on s’aperçoit bien vite que rien de tel n’existe et ne saurait exister dans l’Espagne d’aujourd’hui. La révolution espagnole, dans son âpreté, n’a pu se donner un luxe que se sont finalement refusé des révolutions ayant vu le jour sous de plus favorables auspices — le luxe de libre mouvement politique. Dès lors, la «république démocratique» n’est plus un état de choses à défendre mais le simple espoir du retour à la situation antérieure, une fois la défaite de Franco acquise. En fait, il est impossible de faire des pronostics sur ce qui prévaudra alors. Le slogan de «république démocratique» appliqué à l’Espagne marque un sérieux recul par rapport aux idées de Lénine et de son organisation. Grosso modo, c’est une manière pour les communistes de se ménager plus de nouveaux amis que d’ennemis. Les courants révolutionnaires hostiles à ce virage, c’est-à-dire les anarchistes et les trotskystes, sont en perte de vitesse. En échange, les communistes y gagnent de se rapprocher des socialistes, de la droite socialiste en tout cas, sur qui ils ont pratiquement aligné leurs positions. Ce n’est un secret pour personne que des pourparlers sont actuellement en cours pour aboutir à une fusion organique entre socialistes et communistes espagnols. Il y a d’ores et déjà à Valence un organe de presse commun, Verdad — appellation qui démarque purement et simplement la Pravda (Vérité) russe. Et cette main tendue aux socialistes voile à peine l’ambition plus grande qui aboutirait à nouer des liens plus étroits avec les pays démocratiques.

Un comportement politique ne doit pas être jugé en fonction de l’idéologie qui le sous-tend mais bien plutôt au vu de ses actes. Vers quoi tendent les communistes dans l’Espagne d’aujourd’hui? Par-delà l’union avec les socialistes, les communistes recherchent — et ils y parviennent assez bien — une coopération aussi étroite que possible avec les républicains. Cette coopération ne doit pas être rendue trop publique tant que tient l’Uníon Republicana de Martínez Barrio, mais elle n’en est pas moins réelle et le nom de Martínez Barrio a même été mentionné en tant que personnalité que les communistes verraient d’un assez bon œil occuper les fonctions de premier ministre.

Si ces communistes  traitent en sous-main avec l’Uníon Republicana, il n’en va pas de même pour ce qui est de l’Izquierda Republicana, le parti d’Azaña, actuel Président de la République. Il n’y a pas bien longtemps, Azaña a prononcé une allocution dans laquelle il prenait expressément parti contre toute velléité révolutionnaire et assignait comme unique fin au combat en cours la défense de la démocratie parlementaire dans le cadre du système social existant. Ce discours, qui était presque une déclaration de guerre aux anarchistes et une répudiation formelle des déclarations révolutionnaires faites lors de l’entrée en fonction du gouvernement Caballero, a suscité l’approbation inconditionnelle de la presse communiste. Il est d’ailleurs notoire qu’Azaña s’était concerté avec les communistes avant de prononcer son allocution. Comme à l’habitude, les anarchistes se sont montrés fluctuants. Fragua Social, leur organe de presse de Valence, a attaqué Azaña et s’est pour cela fait rappeler à l’ordre dans les colonnes de Solidaridad Obrera, la publication anarchiste de Barcelone qui représente la voix des instances dirigeantes de la C.N.T.-F.A.I. Il n’y a, aujourd’hui comme au début de la guerre civile, aucune différence  sensible entre I’Izquierda Republicana (le parti des républicains non socialistes) et les communistes. Et cette convergence de vues ne se limite pas à la phase actuelle de la guerre civile mais, pour des raisons que j’expliquerai bientôt, semble être le reflet d’une entente en bonne et due forme englobant même le choix du régime social à venir. Aujourd’hui, l’unification des communistes avec l’lzquierda Republicana soulèverait encore moins d’obstacles qu’une union avec les socialistes. Des deux côtés, les ronds de jambe vont bon train. Comme me l’a déclaré un jeune journaliste républicain, actuellement commissaire politique d’une colonne sur le front de Málaga: «Les communistes se sont montrés les meilleurs pour ce qui est du travail d’organisation; de plus, ils constituent, et de loin, la partie la plus conservatrice du mouvement. Je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher d’être communiste, et il est très probable que je prendrai un jour ma carte du Parti.» Ce conservatisme appliqué des communistes fait la délectation des gens de tous horizons, des anarchistes aux observateurs étrangers les plus farouchement hostiles au socialisme.

En résumé, si l’on considère la désagrégation du P.O.U.M. et de l’aile gauche des socialistes d’une part, l’étroite collaboration qui s’est établie d’autre part entre communistes et socialistes de droite et communistes et républicains des deux groupes, on se trouve en présence d’une tendance marquée à l’unification politique complète du mouvement, les anarchistes faisant figure d’empêcheurs de tourner en rond. Mais, aussi affaiblis soient-ils, ces derniers représentent encore une force considérable, et on le voit bien dès que vient à l’ordre du jour la question cruciale de l’actualité, à savoir le remaniement complet du gouvernement.

Les communistes veulent le départ de Caballero. Ils jugent néfaste, et dans les moments critiques presque intolérable, que le groupe qui assure en fait la conduite des affaires ne soit pas officiellement et publiquement investi des pouvoirs afférents. Si, comme cela est certain, on envisage un brutal virage à droite qui éloignerait la perspective de la révolution sociale, ce virage ne peut être effectué tant que Caballero exerce l’autorité suprême. Divers noms ont été avancés pour le remplacer, parmi lesquels ceux de Martínez Barrio, de Prieto et du ministre des Finances, le socialiste Negrín. Depuis la dernière semaine de janvier, au moins, les gens bien informés parlent de crise ministérielle. Mais jusqu’ici, il n’est rien sorti de ces rumeurs. Et cela principalement en raison de la résistance opposée par les anarchistes. Un cabinet où Prieto serait premier ministre ou même placé à un poste clé, tel que celui de ministre de la Guerre, rendrait leur participation impossible ou ferait de cette participation un désaveu implicite de leur credo révolutionnaire.

On n’a pourtant pas ménagé les efforts pour réduire l,opposition anarchiste. A cet égard, comme en bien d’autres domaines, novembre a marqué un tournant décisif. Le départ du gouvernement pour Valence provoqua une brève période de flottement généralisé dans de nombreuses régions du pays et les anarchistes, seule force révolutionnaire restant en place, se trouvèrent être les détenteurs de fait du pouvoir. A Madrid, alors que tous les autres membres du gouvernement étaient partis, deux ministres anarchistes étaient restés. Ils ne firent cependant rien pour s’emparer des leviers de commande et au bout de quelques jours une Junta de Defensa fut formée, à prépondérance communiste. Il y avait deux routes ouvertes entre Madrid et Valence, une passant par Tarancón, l’autre par Cuenca. En ce moment de sauve-qui-peut général, les anarchistes parvinrent à contrôler ces deux points névralgiques. A Tarancón, ils entreprirent d’intercepter tous les hommes qui fuyaient Madrid et parmi eux les membres du gouvernement. Ceux-ci ne durent qu’à la vigoureuse personnalité de Del Vayo de pouvoir continuer leur route. L’incident demeure néanmoins significatif: les anarchistes ont montré qu’il fallait toujours compter avec eux, mais il a suffi d’un homme énergique capable de parler fort et net pour qu’ils capitulent. Les principaux dirigeants de l’U.G.T. choisirent la route de Cuenca. Ils se trouvèrent confrontés à de sérieuses difficultés durant quelques heures — leur vie se trouva même menacée — mais ils purent en définitive poursuivre leur chemin sana qu’aucune condition leur soit posée. Les insurrections anarchistes, manquant de conviction et de but précisément défini, incitaient à une répression violente. A Valence, les anarchistes organisèrent une grande manifestation à l’occasion d’un enterrement, manifestation qui parut virer au coup de main. Mais faute de résolution suffisante, le cortège fut attiré dans une souricière, des incidents éclatèrent et les anarchistes se trouvèrent pris au piège dans une petite place, sous le feu des mitrailleuses communistes qui tiraient de trois côtés à la fois. Ils y eut de nombreux morts et l’élan de l’offensive anarchiste à Valence se trouva brisé net. Quant à Tarancón — je tiens le renseignement d’une source qui s’est révélée sûre en d’autres occasions — la ville a été bombardée par des avions qui ne paraissaient pas appartenir au camp de Franco. A Cuenca, il semble qu’on ait fait traîner les choses en longueur. Là, les communistes ont confié le travail de police à la Jeunesse socialiste unifiée qui n’a fait qu’une bouchée des «incontrôlables» anarchistes. Apparemment, les communistes ont expérimenté à Cuenca une nouvelle tactique, celle qui consiste à établir une habile distinction entre «bons» et «mauvais» anarchistes. Dans l’intervalle, la Junta de Defensa avait été créée à Madrid, les premières brigades internationales et les premières escadrilles d’aviation russes avaient fait leur apparition et enregistré les premiers succès à porter à l’actif du camp gouvernemental. Les anarchistes eux-mêmes ont dû reconnaître que la discipline et l’organisation avaient leurs bons côtés. Dans ces conditions, la distinction entre les anarchistes «officiels» et les «incontrôlables» s’est encore accentuée.

Qui sont en fait ces «incontrôlables»? Le sens varie suivant l’intention politique qui préside à l’emploi de ce terme. Il arrive qu’on désigne simplement sous ce terme les éléments criminels qui — ils sont de moins en moins nombreux —effectuent des «expropriations» et des «exécutions» de leur propre chef, sans aucune espèce d’autorisation, en excipant simplement de leurs convictions anarchistes. Mais il arrive aussi que soient qualifiés d’«incontrôlables» tous ceux qui refusent dans leur pratique le contrôle d’un pouvoir centralisé. A ce compte-là, des dizaines de comités de village dont les opinions sur la question agraire diffèrent de celles professées par le ministre de l’Agriculture (le communiste Uribe) peuvent être assimilés aux «incontrôlables» et mis sur le même plan que les criminels de droit commun. A l’issue de la crise de novembre, la direction anarchiste a décidé d’apporter son concours à la lutte contre les «incontrôlables». Et il semble que ce soit à Cuenca que cette nouvelle orientation se soit pour la première fois matérialisée. En tout cas, Cuenca, jadis place forte anarchiste, est devenue une ville U.G.T. modèle. Le même scénario a dû se reproduire dans des dizaines et des dizaines d’endroits au cours des dernières semaines: une offensive anarchiste menée sans grande conviction induisant une vigoureuse contre-attaque des communistes, de l’U.G.T. et du gouvernement, appuyés par les nouvelles forces morales et matérielles que représentent les brigades internationales, l’aide et l’encadrement russes, les aviateurs russes. Avec pour résultat invariable le renforcement en force matérielle des communistes, le ralliement à ces mêmes communistes de tout l’élément non prolétarien et le coup d’arrêt donné à la poussée anarchiste. Les anarchistes ont encore pour eux les éléments déjà acquis à leur cause avant le 19 juillet, et c’est à peu près tout.

Mais ces succès initiaux remportés sur la violence anarchiste n’étaient que le prélude à un combat plus important se déroulant sur le terrain de graves questions sociales. A cet égard, rien n’est plus significatif que la dispute qui fait rage autour du C.L.U.E.A.*. Le C.L.U.E.A. est un organisme officiel chargé de la commercialisation des récoltes d’oranges — source vitale pour l’Espagne de devises étrangères. Placé sous l’égide conjointe de la C.N.T. et de l’U.G.T., il supervise toutes les branches du secteur considéré, de l’emballage aux exportateurs en passant par les travailleurs des transports. Mais, de manière assez caractéristique, les producteurs, c’est-à-dire les paysans, n’y sont pas représentés. Il faut dire que ces producteurs représentent un des éléments les plus favorisés de la paysannerie espagnole et qu’ils formaient avant la guerre civile l’épine dorsale de la Derecha Valenciana, un groupement conservateur, catholique et régionaliste. Un des plus sérieux observateurs en la matière me dit qu’ils penchent pour la plupart en faveur des communistes. Techniquement parlant, le C.L.U.E.A. fait plutôt du bon travail. Les oranges trouvent preneur et sont acheminées partiellement par voie maritime, en quantités évidemment plus réduites qu’en temps normal. Mais le C.L.U.E.A. parvient a honorer ses contrats et à payer comptant ses achats à l’étranger. Il n’y a que très peu de réclamations sur la quantité des oranges livrées. Mais la principale source de tracas est la lutte furieuse qui oppose le C.L.U.E.A. en tant que représentant des syndicats d’une part et les paysans et les communistes d’autre part. Le ministère de l’Agriculture, dirigé par le communiste Uribe, attaque violemment le C.L.U.E.A., tandis que de son côté l’organe anarchiste Fragua Social ne ménage pas ses critiques au ministre. L’objet de la polémique est évidemment le prix payé aux producteurs en échange de leurs oranges. En théorie, ce prix est fixé en fonction du marché mondial. Mais le paysan n’en a que faire, lui qui avant la guerre civile ne vendait pas ses oranges à un organisme public mais à des grossistes locaux. Ces derniers ont été, évincés et seuls les plus solides d’entre eux continuent à exercer leur activité en prospectant les marchés étrangers pour le compte du C.L.U.E.A. En contrepartie, le ministère de l’Agriculture paie d’avance au C.L.U.E.A. cinquante pour cent de la récolte au cours du marché international, les cinquante pour cent restants étant payables, après déduction des frais, une fois la vente effectivement réalisée. Mais actuellement, ce deuxième versement n’a rien de tangible, la récolte ne faisant que commencer. Et la première moitié n’est pas versée directement aux paysans, mais au C.L.U.E.A., qui doit répartir les fonds perçus entre les paysans, ses employés, les transporteurs et les marins. Les communistes soutiennent qu’avec ce système, les paysans ne touchent qu’une infime fraction des fonds avancés par le ministère de l’Agriculture. Il n’y a aucune raison de mettre en doute le bien-fondé de cette affirmation. De l’autre côté, les syndicats représentés au C.L.U.E.A. et les anarchistes accusent les communistes de vouloir abolir le contrôle syndical pour remettre le commerce des oranges entre les mains des intérêts privés — lesquels font effectivement la loi dans la majeure partie de l’Espagne pour ce qui est de la commercialisation des produits agricoles. Là encore, on ne saurait nier la part de vérité contenue dans la position prise par le C.L.U.E.A. — surtout si l’on ajoute que, toujours dans la même optique, les négociants privés vendant les oranges sur les marchés étrangers seraient réglés par traites payables sur les places étrangères, qu’il n’y aurait aucun moyen de contrôler les transactions et qu’ils seraient plus enclins à laisser leurs devises à l’étranger qu’à les rapatrier en Espagne républicaine — quand ils ne s’en serviraient pas pour alimenter la trésorerie des insurgés. Et le problème des devises est un problème crucial. Les paysans ont peut-être quelque raison de se plaindre du C.L.U.E.A., mais il n’en reste pas moins que cet organisme, qui exerce virtuellement un monopole d’État concernant la principale source de revenus à l’exportation pour l’Espagne, fonctionne aussi efficacement qu’on peut raisonnablement l’espérer dans la situation présente.

* Comité Levantino Unificado de Exportación de Agrios (N.d.T.)

Qui a tort, qui a raison dans ce débat? J’aurais tendance à penser que, comme c’est souvent le cas, chacune des parties en présence a raison pour ce qui est des critiques formulées vis-à-vis de l’adversaire. Personne n’a vraiment tort, c’est la situation qui est proprement intenable. La racine du mal réside dans l’antagonisme profond qui oppose les syndicats a la paysannerie aisée du verger de Valence. Seule une organisation conjointe de ces deux éléments pourrait faire disparaître les points de friction et établir des procédures propres à satisfaire tous les interlocuteurs. Une organisation regroupant les seuls paysans, vouée à tomber sous la coupe de l’élément le plus aisé, n’aurait évidemment pas les faveurs du régime actuel. Une organisation exclusivement syndicaliste et à prédominance anarchiste, tel que l’actuel C.L.U.E.A., ne saurait pas davantage prendre en compte les revendications les plus naturelles des paysans. Si la paysannerie du verger était aussi pauvre et affamée que celle de la Manche ou de l’Andalousie, le problème ne se poserait pas. Mais, malheureusement pour le gouvernement républicain, les oliveraies d’Andalousie sont pour la plupart aux mains des insurgés. Le gouvernement de Valence doit compter pour sa ressource agricole principale sur un élément social mal disposé a son égard. On retrouve là, à une échelle réduite, le problème qui a si fort pesé sur la révolution russe, celui du «koulak», du paysan aisé, conservateur et mécontent de la tournure prise par les événements. On ne peut pas dire que le gouvernement fasse preuve d’un doigté particulier dans sa manière de traiter le problème. Il semble qu’en fin de compte les paysans se résignent à récolter les oranges avec l’impression qu’ils vont obtenir une avance de cinquante pour cent sur la valeur marchande, promesse qui n’est pas tenue; et là où les promesses sont inopérantes, on fait intervenir la «douce violence». Des incidents sérieux se sont déjà produits. La commune de Cullera s’est soulevée, a proclamé son indépendance(!), les habitants ont allumé les phares côtiers et ont théâtralement pointé quelques canons sur Valence, distante de plus de vingt-cinq kilomètres. Geste puéril qui, outre une prompte répression gouvernementale, a valu aux habitants de se faire bombarder par les avions rebelles attirés par ce déploiement de lumières. Mais la réaction est symptomatique. L’élément fondamental de la situation est qu’aujourd’hui, en Espagne, les communistes ne sont pas avec les travailleurs contre le «koulak», mais avec le «koulak» contre les syndicats. Certains vont même jusqu’à dire qu’ils tentent de reprendre en main les vieilles organisations catholiques pour opérer plus commodément.

Je ne sais si cela est vrai. Reste que les communistes séduisent les riches paysans en s’opposant au mouvement anticlérical. Ils ont exprimé leur désapprobation à cet égard lors de la récente conférence de la Jeunesse socialiste unifiée. Je ne pense pas qu’il se trouve beaucoup de gens pour approuver les incendies d’églises qui ont marqué le mois de juillet; c’était un acte de vandalisme et une erreur politique. Là où le catholicisme était moribond, c’était inutile. Là où il était encore vigoureux, cela ne pouvait que renforcer l’opposition à la cause républicaine. Mais la situation présente a ceci de remarquable que la question religieuse remue assez peu les esprits. Rien de comparable avec ce qui s’est passé à cet égard lors de la révolution française. Pas de messes célébrées en secret, pas de prêtres allant, au péril de leur vie, dispenser aux fidèles les bienfaits de la religion. Les convictions — ou en tout cas les habitudes catholiques ont de profondes racines dans la mentalité des couches défavorisées de la population, et les révolutionnaires ne font pas exception à cette règle. Si elles ne se répercutent nullement sur la crise actuelle du catholicisme espagnol, c’est principalement à cause de l’attitude du clergé. Il ne s’agit pas seulement, ni même en premier lieu, du comportement de ce clergé avant la guerre civile. Il est patent que de nombreux membres de la hiérarchie ecclésiastique n’ont pas eu la conduite qui aurait normalement dû être la leur. Ils ont péché par manque de savoir, manque de souci de leurs fidèles, ils se sont montrés cupides et dissolus. Mais tout cela aurait pu facilement être oublié si l’Église espagnole avait racheté un passé peu reluisant en se montrant capable de gagner l’auréole du martyre. Elle n’a pas su le faire, donnant ainsi la mesure de son état de délabrement. De nombreux prêtres ont été surpris par les événements de juillet et tués parce qu’ils n’ont pas su fuir à temps. Mais on a vu très peu de prêtres retourner dans leur paroisse pour continuer, bravant les persécutions, à distribuer les sacrements aux fidèles. Le catholicisme français a victorieusement résisté à l’épreuve de la Révolution, en dépit de ses errements passés, parce qu’il a su, le moment venu, fournir à la foi chrétienne son lot de martyrs indiscutables, Rien de tel ne se produit dans l’Espagne d’aujourd’hui. Et les fidèles, négligés par leurs pasteurs, se désintéressent de la question. Alors que les révolutionnaires, par centaines, par milliers, font le sacrifice de leur vie pour faire triompher leurs convictions, l’Église catholique serait bien en peine de citer une douzaine de cas d’héroïque abnégation au sein de son clergé. La question religieuse n’est donc pas actuellement un problème majeur pour le gouvernement. (On ne tue plus de prêtres, on ne brûle plus d’églises. A l’inverse, on voit les prêtres catholiques du Pays basque consentir tous les sacrifices pour aider leurs ouailles dans la lutte contre Franco.)

D’autres problèmes surgissent à propos de ce casse-tête que représente la question agraire. C’est une question à laquelle la plupart des journalistes et observateurs étrangers s’intéressent assez peu; j’ai quant à moi l’impression qu’il s’agit du point crucial de la révolution. Dans la pratique, il semble que bien peu de choses aient changé depuis août en ce qui concerne le régime de la propriété foncière. Mais un conflit politique majeur est né des nouvelles conditions créées dans les campagnes au cours des premiers mois du mouvement. Il est aujourd’hui beaucoup plus difficile de se faire une idée de la situation. Les journalistes neutres se voient tout simplement refuser les laissez-passer qui leur permettraient d’aller enquêter sur place. Mais en puisant dans les comptes rendus journalistiques, les récits des voyageurs et ma propre expérience acquise lors de mon voyage à Málaga, j’ai pu rassembler un certain nombre d’informations. Nulle part les loyers n’ont été payés aux gros propriétaires fonciers. L’effet de cette mesure devrait être énorme puisque l’usage établi voulait que cinquante pour cent du produit de la récolte soit affecté au paiement d’un loyer en nature. Dans la pratique, les réquisitions directes et indirectes en réduisent sensiblement l’intérêt pour les paysans, comme on l’a vu à propos du C.L.U.E.A. Les grands domaines expropriés restent aux mains des comités, ou plutôt, vu le déclin de ces comités (dont j’aurai l’occasion de reparler), aux mains des municipalités, qui les font exploiter par les anciens travailleurs agricoles aux mêmes conditions qu’avant. Mais il arrive — c’est notamment le cas pour certaines terres à blé de la Manche ou exploitations de canne à sucre de Málaga — que les domaines aient été collectivisés par les travailleurs agricoles et soient exploités par ces derniers, sous leur propre direction. Dans l’ensemble, la propriété paysanne n’a pas été touchée, exception faite des terres appartenant à des amis des rebelles. Les récoltes des paysans continuent la plupart du temps à être vendues aux négociants locaux, qui réalisent de substantiels bénéfices. Mais dans un nombre de cas non absolument négligeable, les terres des paysans ont été «collectivisées» par les anarchistes. Parfois, le résultat semble assez satisfaisant, comme en témoignent les deux ou trois orangeraies collectivisées dans la province de Murcie. Mais bien souvent les choses ne se présentent pas sous un jour aussi heureux. (J’ai évoque dans mon premier journal de voyage le cas d’une collectivisation ratée a Castro del Río; depuis, le village a été occupé par les rebelles.) Les communistes ont déclenché une grande campagne contre ce type de collectivisation qui selon eux, est imposé par les anarchistes contre la volonté des paysans. Et dans tous les partis, quand on veut bien se pencher sur la question agraire, ce sont les «collectivités» paysannes qui monopolisent l’attention.

Les communistes ont indubitablement de très solides arguments à l’appui de leurs thèses. Sans l’utilisation du matériel agricole moderne, tracteurs notamment, requis par une exploitation intensive, la collectivisation ne peut que rebuter les paysans, se condamne à demeurer inefficace et risque d’accroître la confusion dans des villages qui connaissent déjà une situation assez pénible. Il est difficile de décider, pour chaque cas particulier, jusqu’à quel point ces collectivisations sont volontaires ou résultent de la contrainte. L’important est de voir quelles sont les chances de succès de ces nouvelles unités économiques, c’est-à-dire leurs chances d’emporter l’adhésion des paysans dans un avenir raisonnablement proche. Le scepticisme des communistes à cet égard me paraît très justifié. Pour rendre rentables de grands domaines collectivisés, il faut des capitaux et des gens capables de gérer et d’orienter la production. Ni l’un ni l’autre ne sont disponibles dans les circonstances de la guerre civile. En fait, les collectivisations agricoles prématurées ne sont qu’une séquelle du vieux credo anarchiste selon lequel il serait possible de créer une nouvelle société avec le seul secours de l’enthousiasme et de la force morale, sans se soucier des conditions pratiques immédiates. Le ministère de l’Agriculture tente de faire prévaloir une autre démarche: avec les devises dont il dispose, il achète du matériel agricole, et principalement des engrais, qu’il rétrocède aux propriétaires individuels — dans les premiers temps à des prix nettement intérieurs au prix coûtant, aujourd’hui à un prix coûtant, c’est-à-dire bien au-dessous des tarifs du marché normal. Mais ces prix sont encore bien trop élevés pour la bourse du paysan espagnol moyen (lequel, dans l’état de dénuement qui est le sien, serait plus favorable à la collectivisation que la mince couche de riches paysans). Là encore, en ce qui concerne la collectivisation et le matériel agricole, les communistes jouent la carte des paysans aisés contre les pauvres et contre les anarchistes. Et les efforts de ces derniers font pitié à voir.

Mais le plus grave dans toute cette affaire, c’est l’attention qu’elle monopolise indûment. La collectivisation est l’enfant chéri des anarchistes, c’est pour eux l’os rêvé à disputer à l’adversaire. Mais ce n’est pas pour autant l’aspect primordial du problème agraire. Tout à leurs querelles politiciennes, communistes et anarchistes oublient que le paysan est complètement dans le noir quant à l’attitude officielle à propos des terres expropriées, qu’il s’agisse de celles des grands propriétaires ou de celles des petits paysans qui ont fui ou ont été exécutés comme ennemis du régime. Cet oubli du problème central touche parfois au grotesque. Dans la province de Jaén (que j’ai abordée dans le compte rendu de mon premier voyage), quatre-vingt-dix pour cent au moins de la terre se présente sous forme de vastes domaines gérés par de puissantes personnalités. Au congrès de la Jeunesse socialiste unifiée, un jeune paysan de là-bas s’est levé et a assez longuement évoqué le problème de la collectivisation des misérables parcelles que les paysans de sa région préfèrent cultiver en toute propriété plutôt que de les voir soumises à une gestion collective. Mais il oubliait de mentionner les immenses domaines qui sont restés aux mains de municipalités comme celles d’Andújar et Bailén et qui, collectivisées ou parcellarisées, permettraient aux paysans de s’accrocher à autre chose qu’aux misérables lopins d’où ils tirent des récoltes de famine. La révolution espagnole s’était proposé de distribuer au paysan la terre des «grands», sous forme collective ou individuelle. Et voilà qu’on en est maintenant à ergoter sur le fait de savoir si le peu qui appartenait déjà au paysan doit être exploité collectivement ou individuellement.! Cette cécité devant le problème central se retrouve dans toutes les formations politiques — communistes, socialistes ou anarchistes, pour ne rien dire des poumistes qui préfèrent évoluer dans le monde éthéré de l’abstraction marxiste.

Pis encore, le paysan n’a à l’heure actuelle aucune assurance quant au fruit de son propre labeur, sur sa propre terre. Les réquisitions sont une conséquence inévitable de la guerre, qu’elles se fassent ouvertement ou sous le masque de l’inflation monétaire. Le paysan ne sait pas très bien ce qu’il doit fournir, et sait encore moins comment il sera rétribué par la suite. On le laisse mijoter, ou plutôt bouillir dans son jus. Les riches paysans du verger de Valence et autres régions comparables ont à tout le moins le loisir de ne pas trop redouter l’éventualité d’une victoire des insurgés. Mais il en va autrement dans la majeure partie de l’Espagne. Que les rebelles avancent, et des milliers et des milliers de paysans doivent abandonner leur logis. Et ce n’est pas seulement pour se mettre à l’abri des bombes et des obus: ils pourraient se réfugier dans la montagne et revenir chez eux au bout de quelques jours. S’ils choisissent l’exode, c’est parce qu’ils ont une peur mortelle des rebelles. Ils ont entendu les récits des paysans chassés de leurs villages par l’avance des troupes de Franco: il n’était question que d’exécutions et d’impitoyable répression. Dans la grande majorité, la paysannerie espagnole est pauvre et habituée à regarder le propriétaire foncier, la police, l’armée et même le prêtre comme autant d’ennemis naturels dont il s’agit maintenant de se protéger en cherchant refuge derrière les lignes républicaines. Mais en même temps, cette paysannerie a fourni très peu de volontaires aux troupes gouvernementales et, en contraste frappant avec ce que l’on observait dans les premiers mois, la défense spontanée des villages est devenue l’exception plutôt que la règle. Les paysans ont tous les motifs de fuir, mais aucune raison précise de se battre. Les rebelles peuvent leur prendre beaucoup, mais la république ne leur a rien accordé de tangible. Leur attitude est en accord avec cette situation.

Mais s’il n’y a pratiquement pas de volontaires pour l’armée dans les villages, il n’y a pas non plus de résistance à la conscription. Globalement parlant, tous les hommes entre vingt et trente ans devraient porter les armes. Mais en raison des insuffisances de l’état civil, tous ceux qui le veulent peuvent facilement échapper à la conscription. Et pourtant, la majorité des jeunes gens concernés se présentent spontanément dans les bureaux de mairie et regardent comme une indignité le fait d’être écartés du service en raison d’un défaut physique. Mais il y a une marge entre le moment où l’on est reconnu bon pour le service et celui où on arrive au front. Si l’un de ces jeunes gens se découvre une invincible allergie à la discipline militaire — ce qui est fréquent — il ne lui est pas difficile de regagner son village natal et de là d’échapper à tout contrôle sérieux. Cela dit, il faut cependant garder présent à l’esprit qu’il n’y aurait de toute façon pas assez de fusils pour armer tous les hommes susceptibles d’être mis en ligne par le gouvernement. Il est donc sans grand intérêt de forcer les éléments récalcitrants à se battre. Le service militaire obligatoire est le principal cheval de bataille du Parti communiste (avec l’exigence réitérée d’un commandement unique), mais sa mise en œuvre dépend, par-delà l’aval des instances officielles, d’une solution satisfaisante apportée au problème de l’armement. Les jeunes hommes qui partent à la guerre sont répartis au sein de «brigades mixtes» — une institution qui rappelle le fameux amalgame de la révolution française. Ces brigades associent d’anciens volontaires des milices aux nouveaux conscrits. Naturellement, l’organisation milicienne en tant que telle a disparu. Les chefs militaires sont nommés, la  discipline refait son apparition. Mais ces brigades mixtes n’existent pas partout en Espagne. Dans certaines régions, à Málaga par exemple, on continue à appliquer l’ancien système basé exclusivement sur le volontariat, sans que cela puisse s’expliquer autrement que par la lenteur avec laquelle s’effectue la réorganisation. Il y a encore des colonnes anarchistes unifiées sous l’appellation de milicias confederales, mais étant donné leur vocation farouchement militante, elles répugnent à accepter des recrues à l’orientation politique incertaine.

Car après tout, la formation d’une armée républicaine unifiée est chose plus facile à réclamer qu’à réaliser. Bien que se faisant les champions de la réorganisation en cours, les communistes n’en ont pas moins leur domaine réservé, le «5e régiment» qui, à l’heure actuelle, est tout ce qu’on veut sauf un «régiment». Fort de soixante à soixante-dix mille hommes, il constitue, de loin, la plus puissante unité militaire dont dispose la république. Parmi ses trente-deux brigades se trouvent les brigades internationales qui ont joué un rôle si important dans la défense de Madrid. Le 5e régiment ne compte pas que des communistes dans ses rangs; il y a même une brigade formée principalement d’anarchistes étrangers. Mais l’autorité exercée au sommet et l’orientation politique générale reflètent bien la prépondérance communiste. On parle de dissoudre le 5e régiment et de l’intégrer à l’armée régulière de la république, mais jusqu’à présent rien n’a été fait dans ce sens, et l’on voit mal comment cela pourrait se faire tant que les autres groupes politiques gardent leurs propres formations militaires. Il n’est peut-être pas exagéré d’affirmer que dans une situation révolutionnaire, la création d’une armée unifiée passe par l’unification totale de la direction politique. Cela, bien sûr, tout un chacun le souhaite, à condition que cela se fasse au profit de son propre parti. Une direction politique unifiée impliquerait l’existence d’un accord sur la politique à tenir dans l’immédiat. C’est précisément ce qui manque. En attendant, tout le monde s’accorde à reconnaître que les communistes ont fourni à la république ses meilleures troupes. C’est indubitablement leur mérite principal.

Mais à côté de cela, ils s’efforcent d’introduire dans la vie civile les méthodes de la discipline militaire. J’ai déjà parlé de leur désir d’arriver à un parti politique unique. Un autre aspect de cette tendance se manifeste dans leur hostilité aux comités. Cela ne prend pas des formes aussi violentes en Espagne proprement dite qu’en Catalogne, mais on n’en assiste pas moins au déploiement systématique d’une tactique visant à la dissolution des comités politiques, ces embryons d’un système de soviets à l’espagnole. Dans l’ensemble, les communistes n’ont pas encore obtenu à cet égard tout ce qu’ils souhaitent mais ils sont en bonne voie pour parvenir à leurs fins. A cet effet, leur arme de prédilection est la reforme communale. Un décret ministériel a dessiné les grandes lignes d’une réforme des ayuntamientos, des municipalités. A l’avenir, elles ne comprendront plus que des représentants des syndicats et autres organisations de masse, mais avec l’alcalde, le maire, à leur tête. L’alcalde est nommé par le gouverneur civil de la province, qui est lui-même nommé par le gouvernement. Les membres de l’ayuntamiento, quant à eux, sont désignés par  leurs organisations politiques et syndicales respectives. Du point de vue technique, il n’y a pas grande différence entre les comités et ces ayuntamientos nouveau style. Les comités étaient aussi formés de représentants des partis et des syndicats désignés par leurs organisations respectives. Apparemment, la seule différence réside en ceci que les comites ne fonctionnaient pas sous la présidence de l’alcalde. Mais en réalité, la différence est infiniment plus importante. L’alcalde, pour peu qu’il ait quelques capacités, ne tardera pas à exercer une influence prépondérante au sein de cette assemblée — et c’est un homme du gouvernement central. En outre, l’ayuntamiento est une institution officielle qui, à la différence du comité, ne doit pas se référer dans ses actions au «droit naturel et imprescriptible de la révolution» mais aux édits de la loi. Faute de quoi ses décisions sont nulles et non avenues, et l’alcalde est là pour veiller au respect de la légalité.

Dans ce contexte, il est une considération qu’on ne saurait négliger. Officiellement, le gouvernement de Valence lutte pour une «république parlementaire et démocratique». Cela dit, dans la conjoncture présente, il ne peut s’agir là que d’un programme et non d’une réalité s’appliquant à la politique nationale. Anarchistes et trotskystes ne sont pas représentés aux Cortès, les premiers parce qu’ils ont refusé de présenter des candidats, les autres parce que trop faibles pour le faire. Il n’y a donc pas d’opposition au sein des Cortès, dont l’activité se résume à tenir des réunions aussi espacées dans le temps que la législation le permet réunions qui aboutissent au vote à l’unanimité de quelques résolutions. Récemment, une loi d’urgence a délivré les Cortès de l’obligation qui leur était faite de se réunir à intervalles réguliers. Mais dans la sphère de l’administration municipale, la démocratie républicaine et parlementaire pourrait et devrait être une réalité. Le climat d’une guerre civile suppose bien sûr certaines restrictions. Mais la réforme municipale que je viens d’évoquer n’introduit pas de restrictions prises à titre de mesure d’urgence. Ce n’est pas du tout son but. Elle abolit totalement les élections qu’elle remplace pan la nomination de représentants des différents partis, et ce non pas sur la base d’une représentation proportionnelle tenant compte de l’audience de ces partis, mais sur la base de la parité. En pratique, on aboutit à ceci que le conseil municipal est formé une fois que le secrétaire, local de l’U.G.T., le secrétaire des communistes, le président du groupe républicain local et les représentants des anarchistes — s’il s’en trouve — sont parvenus à un accord.

La démocratie municipale se trouve ainsi abolie. Je ne crois pas que ce soit l’effet d’un hasard. La loi en question a été soigneusement étudiée. Et l’on ne peut voir là l’influence de certains traits propres aux municipalités espagnoles. Pour interpréter correctement le phénomène, il faut se souvenir que socialistes, communistes et républicains ne sont généralement pas divisés, malgré l’émergence fréquente de rivalités d’ordre personnel. La loi confie l’administration municipale aux appareils bureaucratiques des partis qui se voient garantir des droits égaux, sans qu’on se soucie de prendre en compte les desiderata de la population. Si des élections avaient lieu — même en écartant strictement tous les sympathisants de Franco — les problèmes vitaux de l’heure se transformeraient en tremplins électoralistes et les diverses bureaucraties de parti devraient bien prendre en compte, aussi peu que ce soit, les aspirations de l’électorat pour assurer l’élection de leurs candidats. Voilà précisément ce que tous les partis veulent éviter. Le besoin absolu d’unité dans le cadre d’une guerre civile est un argument respectable, mais qui ne saurait plaider en faveur d’une réforme n’ayant pas le caractère d’une mesure d’urgence. Cette réforme municipale marque une étape importante sur le chemin d’une dictature exercée par les bureaucraties de parti et non, comme on l’affirme, vers une démocratie républicaine et parlementaire. La seule différence avec ce qu’on observe aujourd’hui en Russie est la suivante: en Russie, la bureaucratie dirigeante appartient à un seul parti, alors qu’en Espagne elle est encore partagée entre trois ou quatre formations. Mais ces formations tendent de plus en plus à faire litière des antagonismes historiques qui les opposaient pour tendre vers l’unité politique, nonobstant les rivalités de clans. Si l’époque des comités a marqué le stade anarchiste et «soviétique» de la révolution, la nouvelle loi municipale renvoie au stade bureaucratique. On mesure l’effondrement des positions théoriques anarchistes quand on considère que ceux-ci ont accepté, après avoir quelque peu barguigné pour la forme, l’application aux municipalités du régime politique le plus violemment contraire à leurs idéaux.

A présent, on se trouve encore dans une période de transition et de désorganisation, pour cette question comme pour bien d’autres. L’ancien service civil se maintient, mais il a presque partout perdu toute son autorité en juillet, et il n’en a retrouvé depuis qu’une faible parcelle. En face, les comités politiques sont en pleine désagrégation, en partie par manque de reconnaissance officielle, en partie parce que minés de l’intérieur par les communistes, en partie enfin parce que la ferveur populaire qui les avait portés au premier plan de la scène politique a bien décru. Il s’en faut de beaucoup que les nouvelles municipalités fonctionnent partout de manière normale. Mieux, il existe dans chaque ville et village une multitude de comités chargés de tâches spécifiques variées telles que le recrutement, le ravitaillement, la police, le contrôle des véhicules, des armements, du cantonnement, etc., formés généralement sur une base pluripartite. Ces comités tiraient à l’origine leur autorité du comité politique dont ils étaient des émanations. Ils continuent aujourd’hui à fonctionner, parce qu’ils sont indispensables, mais sans aucune autorité incontestable qui les coiffe. On n’a plus affaire, comme en août, à un double régime — d’un côté la bureaucratie, de l’autre les soviets — mais à une sorte d’administration polycéphale. Les courants révolutionnaires ont été endigués, mais aucune organisation centrale n’est venue se substituer à eux. Cette pluralité de forces politiques et administratives indépendantes a pour principale conséquence de bloquer toute tentative de régénération du Gouvernement.

 

MALAGA

 

Pendant que je séjournais à Valence, l’offensive des insurgés sur Málaga, qui avait été lancée le jour même de mon arrivée en Espagne, a été enrayée après quelques succès initiaux. Mais comme chacun s’attendait à d’importants événements dans ce secteur, j’ai décidé de m’y rendre. Le voyage m’a pris trois jours — du matin du 29 janvier au matin du 1er février.

Je ne savais jusqu’ici pas grand-chose de la révolution dans cette partie de l’Espagne. Mais quelle différence avec ce que j’avais vu dans les campagnes en août et en septembre! Dans les villages, il y a des comités; c’est du moins ce qu’on entend dire en échangeant des propos autour de la table où on mange. Mais ces comités ne signifient plus grand-chose pour les villageois. En septembre, il suffisait d’évoquer «le comité» pour qu’on vous parle aussitôt du «comité politique» qui, en tant que dépositaire de l’autorité, primordiale, se différenciait nettement dans l’esprit de la population de tous les sous-comités qui pouvaient fonctionner sous ses auspices. Maintenant, quand on demande où se trouve le siège du comité, il arrive qu’on tombe sur des gens qui ne savent même pas ce que c’est. D’autres fois, on a droit à tout un choix de comités. «Vous cherchez le comité de l’U.G.T.? Ou celui de la C.N.T.? Ou celui des transports, pour l’essence?» Je précise: «Non, le comité politique.» Non, on ne connaît pas. Ah, si, il y a bien un comité du Front populaire, le comité de enlace, qui a pour tâche de faire le lien entre les différents partis. Mais à l’endroit où cela m’est arrivé, ce comité avait gardé certaines de ses anciennes prérogatives, et notamment les fonctions de polices. Des agents placés sous l’autorité de ce comité nous ont arrêtés dans les rues et nous ont demandé de montrer nos papiers. C’est aussi le seul endroit — Lorca — où nous ayons vu, dans tout notre voyage, des patrouilles routières organisées par les villageois eux-mêmes. «Halte ou feu!», proclamaient de grands panneaux placés aux deux entrées du village.

En août et septembre, les arrêts et fouilles systématiques des véhicules dans chaque village étaient plutôt gênants qu’autre chose et, passé les premiers jours, d’une utilité assez sujette à caution quant au combat mené contre la contre-révolution. Mais ces contrôles témoignaient de l’ardent désir des villageois de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour s’opposer aux rebelles et symbolisaient en même temps un aspect du système des soviets.

Dans les endroits les plus reculés, les paysans et travailleurs avaient préféré se dispenser des services de la guardia et des autres forces de police pour assurer eux-mêmes le contrôle des routes. A présent, c’est le contraire. La gêne que représentait ces centaines de petites formations policières opérant de manière autonome dans chaque village a disparu, mais avec elle a aussi disparu l’intérêt passionné que chacun portait au déroulement de la guerre civile. Et cette indifférence croissante des masses a entraîné la réapparition de l’ancienne police. La route est encore gardée en certains points, mais pas par des civils armés ou des miliciens: on retrouve les forces de l’ordre traditionnelles, gardes civils et asaltos. Le bref intermède qu’a constitué le système de soviets à l’espagnole est pratiquement terminé.

Il en va différemment pour les partis politiques. Ils ne craignent pas de se manifester; de nombreuses banderoles, davantage en fait que dans le nord. Des quantités d’affiches, certaines réalisées sur place, d’autres expédiées du nord (cela est surtout vrai pour la C.N.T.). Et même des affiches imprimées à Barcelone et portant des inscriptions en catalan. Dans la province d’Alicante, la C.N.T. est prépondérante. Plus au sud, entre Murcie et Málaga, les forces de la C.N.T. et de l’U.G.T. semblent s’équilibrer. Ici comme ailleurs, l’U.G.T. a dû élargir considérablement son audience. Avant, la région avait la réputation d’être une chasse gardée des anarchistes.

L’impression générale est que la guerre a pesé ici moins lourdement que dans les grandes villes du nord. Le ravitaillement est encore très bien assuré. L’essence semble facilement disponible, sinon pour les étrangers du moins pour les populations locales. En tout cas, on voit beaucoup plus d’autos en circulation que dans le nord. (Il y a quelques jours, des mesures de rationnement draconiennes ont été prises à Valence concernant l’essence, mesures qui rendaient pratiquement impossible aux journalistes de se procurer un véhicule.) A l’exception de Cartagène (où nous ne sommes pas passés) cette région du pays a très, peu souffert des bombardements aériens. Alicante a bien été bombardée pendant sept heures d’affilée au mois de novembre, mais les dégâts ont été minimes et depuis rien ne s’est passé. A Almería, près du front, la situation est tout autre, à tous égards.

Si l’on met à part la Catalogne, la région qui s’étend entre Valence et Almería était sans doute la partie la moins tourmentée de l’Espagne républicaine à l’époque où je l’ai traversée. Et les affrontements politiques etaient visiblement beaucoup moins graves qu’en Catalogne. Mais la guerre se rappelle à tout instant à votre attention. A Alicante et Murcie, comme à Almería, les plus belles places et avenues sont défigurées par des abris antibombes mis en place à la va-vite. Précaution tragiquement nécessaire dans cette Espagne méridionale où les murs des bâtisses les plus impressionnantes ne sont guère plus épais que du papier. Le contingent allemand des brigades internationales se trouvait stationné à Murcie quand j’y suis passé; dans la ville cohabitaient les «Aryens» typiques, représentants du prolétariat allemand en exil, et les Juifs polonais, portant le même uniforme et servant dans les mêmes unités. Les Juifs polonais — ils sont nombreux — qui se battent pour la cause républicaine ont été intégrés au contingent allemand parce qu’ils comprenaient tous la langue allemande et qu’il était impossible d’improviser un encadrement parlant yiddish. Cela dit, Murcie était remplie de blessés. Et chaque petite ville que nous avons traversée avait un champ d’aviation, une école d’artillerie, un terrain d’instruction ou un dépôt de véhicules militaires. Pas un endroit où la guerre n’ait laissé son empreinte.

Les choses deviennent plus sérieuses à Almería. La ville a été bombardée à plusieurs reprises et, en plein mois de janvier, les gens préféraient dormir dans les champs! (L’hiver n’est pas aussi doux qu’on serait tenté de le croire dans ces régions montagneuses du sud de l’Espagne). La nourriture est rare. La ville abrite un nombre considérable de réfugiés, venant parfois de Madrid. Un jour, ils ont complètement envahi le hall de notre hôtel. Et pas un véhicule disponible, pas même l’autocar qui assure la ligne régulière Almería-Málaga. Le gouverneur civil avait eu des troupes et des armements à diriger sur Málaga, et rien pour les acheminer. Étant un homme d’une exceptionnelle énergie (en tout cas pour un gouverneur civil espagnol), il a tout bonnement réquisitionné tous les véhicules qui se trouvaient. présents à Almería, sans exception et sans tenir compte de leur origine ou de leur destination. Pour être sûr que cette mesure serait bien appliquée, il a fait poster des gardes aux entrées de la ville avec mission de réquisitionner tout véhicule qui se présenterait, que ce soit pour entrer ou pour sortir. Je me suis donc retrouvé là, incapable de faire quoi que ce soit. Après une journée d’attente exaspérée et de démarches infructueuses pour trouver une voiture, je décidai de jouer mon va-tout, et n’eus qu’à m’en féliciter. Je savais que les journalistes n’étaient pas autorisés à emprunter les véhicules affectés au transport des troupes, mais, confiant dans la valeur des documents dont j’étais muni, je tentai ma chance et fus accepté.

C’est ainsi que vers six heures et demie de l’après-midi, alors qu’il commençait à faire sombre, je montai à bord du véhicule du commandant des renforts acheminés vers Málaga. C’était, je crois, un spécimen assez caractéristique de la nouvelle classe d’officiers en fonction. Il avait servi cinq ans comme sergent au Maroc et participé à la campagne de Primo de Rivera contre Abd-el-Krim. Puis il avait résilié son contrat, s’était tourné vers les chemins de fer et avait obtenu un emploi de technicien à la Gare du Nord de Madrid, une des places fortes de l’U.G.T. Là, il etait devenu syndicaliste et socialiste. Quand la guerre civile avait éclaté, il avait repris du service dans l’armée républicaine avec le grade de lieutenant et avait bientôt été promu capitaine. Il avait commandé les troupes qu’il conduisait actuellement vers Málaga pendant trois mois à Madrid, à la Casa del Campo. Ses hommes l’aimaient visiblement, mais sans cette déférence qu’on observe dans les armées européennes traditionnelles. Ils le traitaient absolument comme un égal.

Du point de vue militaire, la route qui relie Almería à Málaga est périlleuse. Elle longe presque tout le temps la côte et les rebelles ont la maîtrise de la mer. En plusieurs endroits, elle se trouve, pendant un bon nombre de kilomètres, prise entre une falaise plongeant abruptement vers la mer d’un coté, et des rochers impressionnants de l’autre. Un bombardement aérien ou une intervention de bâtiments de guerre se serait inévitablement soldé par un désastre pour notre convoi. Et pourtant, nous progressions avec une totale absence de précautions. Les lumières n’étaient même pas éteintes, ni simplement bleuies. Personne ne se souciait de faire respecter une distance minimum de sécurité entre les véhicules. Il aurait suffi de quelques obus pour détruire entièrement le convoi, clairement visible de la mer par cette nuit illuminée par la lune. A mi-chemin entre Almería et Malaga se trouve la petite ville de Motril. Au cours de leur première offensive contre Màlaga, les insurgés basés à Grenade sont parvenus à moins de treize kilomètres de Motril, alors qu’ils s’efforçaient de couper la route de communication. Sur ce point de notre itinéraire, le convoi se trouve bloqué pendant près d’une heure par l’engorgement du trafic. Il paraît qu’après Motril, la route principale a été ravagée par des inondations. La route a été bombardée à de nombreuses reprises entre Málaga et Almería, et chaque fois promptement remise en état. Que les dégâts en ce point particulier aient été dus aux inondations ou aux bombardements, je ne saurais me prononcer à coup sûr. Quoi qu’il en soit, le pont détruit n’a pas été rétabli depuis une semaine et nous devons faire un long détour. Nous commençons par emprunter des pistes défoncées et échouons finalement dans le lit de la rivière, pleine d’eau. C’en est trop pour notre véhicule qui s’arrête et refuse obstinément tout service. Nous devons prendre place à bord d’un des gros camions qui transportent les soldats. Un convoi de canons, dont l’utilité se faisait urgemment sentir à Malaga, n’a pu passer. Comme les insurgés tiennent la mer, les lenteurs apportées à la remise en état du pont de Motril ont laissé les combattants de Málaga sans artillerie. Ce n’est que dans les derniers jours que quelques canons ont pu être acheminés.

Dans le camion, je fais connaissance avec des soldats de la base, du type de ceux qui ont combattu pour la défense de Madrid. Ils ne ressemblent en rien aux anciens miliciens. Ils sont tous très jeunes, conscrits pour la plupart, et ont un comportement on ne peut plus militaire. «Militaire» devant s’entendre non pas au sens de l’aptitude à manœuvrer ou à parader (encore qu’ils paraissent très corrects de ce côté-là) mais par rapport à une certaine conception des choses. De toute la nuit, la politique n’est pas abordée une seule fois. La conversation roule sur l’intendance, les armements, les combats, les cantonnements. A un moment, un bruit suspect nous fait craindre une attaque aérienne de l’ennemi. Mais les hommes ont l’habitude et ils ne paraissent pas particulièrement inquiets, bien que notre situation soit loin d’être enviable en cas de bombardement sur cette portion de route. A cinq heures, nous arrivons à Nerja, à vingt-cinq kilomètres de Málaga, où fait halte notre convoi. Les hommes de mon camion et leur capitaine se dirigent vers un théâtre où ils ont des billets de logement. En quelques minutes, la salle est vidée de ses sièges et transformée en dortoir, sans désordre et sans dommages pour le mobilier. Un bon point par rapport à ce que j’avais vu du cantonnement de la milice en août. Visiblement, ce n’est plus à un rassemblement de croisés politiques mais à une armée de soldats réguliers que j’ai affaire.

Je dors deux heures puis nous reprenons le chemin de Málaga dans l’autocar qui assure le service normal sur cette portion du trajet. Les nuages s’amoncellent et il ne tarde pas à pleuvoir à verse. Au début, cela m’ennuie, mais dès que j’entre dam la ville, vers neuf heures du matin, je décerne à cette pluie un grand satisfecit reconnaissant. Pendant quelques heures au moins, elle conjurera les bombardements. Málaga m’a fait une impression épouvantable.

Il est difficile de faire précisément le partage des atrocités, Je suis entré dans la ville par les faubourgs ouvriers. Quelques maisons ont été détruites par les canons de la marine franquiste. Au début, je me dis que les dégâts ne sont pas aussi considérables qu’on aurait pu s’y attendre. Je ne tarde pas à changer d’avis. Tout de suite après, je traverse le quartier élégant de Calera. Ce n’est qu’un monceau de ruines, la foule y a mis le feu dès les premiers jours. Quelques hôtels sont encore debout. Le plus grand, le Miramar, a été réquisitionné et transformé en hôpital. Des demeures jadis habitées par les riches, il ne reste que les murs. Il est impossible de décrire exactement l’impression que peut causer une telle nécropole. L’autocar suit la route qui longe la mer jusqu’au port. Le port est bordé par une très belle esplanade et le centre de la ville se trouve juste derrière, à quelques centaines de mètres. Ici, on voit moins de maisons incendiées; mais par contre, les elles, indescriptibles, des bombes et des obus d’artillerie. Des ruines, des ruines, partout des ruines, certaines encore fumantes sous la pluie maussade.

En fait, ce secteur a moins souffert qu’il n’y paraît. La première réaction conduirait à dire: «Le centre de la ville n’est qu’un amoncellement de décombres.» Ce n’est pas vrai. En plein centre, les deux tiers environ des immeubles n’ont subi aucun dommage, et le pourcentage est nettement plus élevé dans la proche banlieue. Si l’on considère l’ensemble ville-faubourgs, je crois qu’il serait encore exagéré de dire que plus de cinq pour cent des immeubles ont été détruits. Et pourtant, l’impression générale est qu’une catastrophe s’est abattue sur la ville, sans doute parce que les destructions concernent principalement les quartiers les plus riches, le centre et la Caleta. Mais le plus grave est le sentiment d’impuissance qu’on éprouve face à ces décombres. Instinctivement on se dit: «Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour me protéger en cas de bombardement aérien?»  Rien, sans doute. Des maisons de quatre et cinq étages ont été traversées de part en part par les bombes. Il n’y a pas de caves. Pas d’abris où se réfugier, exception faite des grottes creusées dans la roche à la lisière de la ville, et il est impossible d’en aménager étant donné qu’à Màlaga l’eau de mer affleure juste sous le sol. Et il y a eu des bombardements quotidiens, sauf les jours de mauvais temps, qui sont exceptionnels dans la région. Le plus dévastateur de ces raids a coïncidé avec le coup d’arrêt donné à la première offensive de Queipo de Llano, à Marbella. La population croyait que la situation ne pouvait être pire et un chiffre de dix ou vingt victimes par bombardement était considéré comme normal. Mais cette fois, à une heure et demie de l’après-midi, à l’heure de fermeture des magasins et des bureaux, alors que les rues étaient noires de monde, neuf bombardiers se sont abattus sur le centre de la ville. En l’espace de quelques minutes, il y a eu deux cent soixante morts et plus de mille blessés, hommes, femmes et enfants confondus. A ce moment-là, il n’y avait pas à Málaga un seul avion d’interception. Ce fut un véritable massacre, commis en toute impunité. Le commandement militaire a depuis transféré ses quartiers en dehors de la ville. Mais la population est encore sous le coup de la terreur ressentie. On ne rencontre plus de rires et le sourire est rarissime. Même l’arrivée d’une escadrille de chasse, la veille de mon passage dans la ville, n’a guère détendu l’atmosphère, malgré l’indéniable réconfort que cela représente après des mois d’attente impuissante.

Il pleut pendant toute ma première journée à Málaga, ce qui me permet d’aller et venir à ma guise. Je rencontre le gouverneur civil, installé seul dam son bureau. Personne ne semble faire grand cas de sa personne et son autorité est visiblement des plus réduite. Ce qui ne l’empêche pas de m’assurer, avec un aplomb inouï et alors que j’ai sous les yeux le spectacle des ruines encore fumantes, que la situation est parfaitement normale, qu’il n’y a pas eu d’attaque aérienne depuis plusieurs jours et que le raid le plus dévastateur s’est soldé par un bilan de deux morts et sept blessés. Il clôt l’entretien en me signalant un hôtel situé dans la zone la plus touchée par les bombardements, sans doute pour achever de me rassurer sur la situation. (Pour être honnête, je dois préciser qu’une telle attitude ne semble pas être la règle; le lendemain j’ai envoyé un câble mentionnant la véritable étendue du désastre, câble qui a passé la censure militaire sans aucune difficulté.) Après le gouverneur, le comité politique, transformé en comité de enlace. Là, on n’essaie pas de me dorer la pilule, on me fournit au contraire toutes les précisions techniques que je sollicite. Mais là aussi les gens ont l’air perdu. Il n’y a pas à Màlaga d’administration civile qui fonctionne, si l’on excepte les comités spéciaux pour le ravitaillement et affaires du même genre. La vieille administration, représentée par le gouverneur civil, ne détient plus aucune autorité. La nouvelle, incarnée par le comité, a progressivement perdu tout pouvoir à l’occasion de la lutte qui oppose les communistes aux comités. (Les communistes sont très influents à Málaga: c’était déjà, avant juillet, leur principale place forte.) De sorte que le commandement représente la seule autorité officielle qui reste en place. Mais ce commandement est incapable ou peu désireux de s’occuper d’affaires autres que purement militaires. Bizarrement, cette absence de direction n’a pas abouti au chaos. La ville manque de pain, mais le ravitaillement est par ailleurs assez bien assuré. Il n’y a pas de terreur exercée par des bandes organisées. Loin de là. Aux premiers jours du mouvement, Málaga avait une réputation épouvantable à cet égard, mais il est de notoriété publique que le problème a été résolu de manière plus radicale que dans n’importe quelle autre ville. Je ne sais comment cela s’est fait. D’autres affaires ont été plus difficilement réglées. A ma surprise, la cathédrale était ouverte. Elle était pleine de réfugiés venant des zones de la province occupées par les insurgés. Ils dormaient à même le sol, pratiquement sans nourriture ni hygiène.

A Valence, les rues prenaient un aspect inquiétant après dix heures du soir, en raison du couvre-feu. A Màlaga, on n’allume jamais les lumières. A Valence, même après dix heures, on trouvait des gens dans les rues. A Málaga, une ville qui habituellement vit plus la nuit que le jour, les rues se vident dès huit heures du soir. Très peu de passants, des gens qui se hâtent en échangeant des propos à voix basse, comme dans l’attente d’un désastre imminent. Les phares d’un tramway de temps en temps, un tramway qui circule toute la nuit, éclairent la scène épisodiquement.

Durant les trois jours que j’ai passés à Málaga avec mes confrères journalistes, nous n’avons pas essuyé le feu de l’artillerie navale mais nous avons fait connaissance avec les bombardements aériens. Le lendemain de mon arrivée il faisait beau et les bombardiers ont aussitôt fait leur apparition. Le port et le centre de la ville ont été bombardés mais au bout d’une quinzaine de minutes les avions de chasse gouvernementaux fraîchement livrés sont entrés en action et sont arrivés à stopper l’attaque, non sans perdre deux appareils, à ce qu’on nous a dit. Le jour suivant, les rebelles ont à nouveau pris pour cible le centre de la ville aux alentours de six heures, puis, vers huit heures. Mais je dormais profondément, car nous nous, étions installés un peu en dehors de la ville.

L’aspect le plus étonnant de la situation, c’est les rapports existant entre la population citadine et le front. Il y a très peu de contacts entre les deux. Les combattants du front sont, presque exclusivement, des Andalous; dans leur très grande majorité originaires de la province de Málaga. Mais la ville n’a guère l’air disposée à les aider. L’ennemi approche et des grandes affiches invitent un peu partout à s’enrôler, mais on ne fait pas la queue dans les bureaux de recrutement, comme si la ville, durement éprouvée, avait sombré dans la passivité. De son côté, la comandancia militar, qui a établi ses quartiers à plus de trois kilomètres du centre de la ville, ne semble guère se soucier d’organiser la résistance populaire. A la tête de la comandancia et de l’ensemble du front sud se trouve á présent le lieutenant-colonel Villalba, qui vient d’être nommé et qui est arrivé sur place il y a quelques jours à peine. Après s’être mis en vedette a Barcelone le 10 juillet, il a su ne pas démériter devant Huesca. Étant un des rares officiers de valeur restés fidèles à la République, il s’est, vu nommer à la défense de Málaga. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises, encore que nous n’ayons pu échanger que quelques mots. C’est le type même de l’officier sorti du moule de l’école de guerre. Très raide dans ses manières, qui doivent probablement être assez peu au goût de ses subordonnés pétris d’esprit démocratique. Il est évident qu’il se soucie peu d’entretenir le contact avec le mouvement populaire, il apparaît mai à l’aise et même nerveux devant la situation militaire et politique qu’il a pour mission de rétablir. Des amis très proches de lui me l’ont décrit comme un véritable militaire de carrière à part entière qui, du plus profond de lui-même, déteste l’esprit de la milice. C’était certainement le dernier homme à nommer pour une tâche telle que tenir le front de Málaga. Pour lui, tout s’in terprète en termes strictement militaires, alors qu’il n’a pas à sa disposition les moyens militaires mais uniquement les forces d’un mouvement populaire. Je me suis rendu en plusieurs points du front de Málaga, avec des confrères qui connaissaient bien la situation à Madrid. Pour eux, la différence est flagrante, Madrid a été militarisée alors qu’à Màlaga, c’est toujours la vieille milice, à peine transformée. Il n’y a que des volontaires parmi les combattants. C’est  encore, jusqu’à un certain point, les anciennes colonnes constituées sur une base politique. Les commissaires politiques sont nommés par la comandancia mais leur avancement dépend du comité de enlace et on trouve parmi eux des représentants de tous les partis. Cette milice a reçu une certaine formation militaire et a quelque expérience du combat. L’esprit n’est pas mauvais du tout, bien meilleur en tout cas que celui qui règne dans la ville. Il y a eu un début de flottement à Estepona, mais les miliciens ont su rester fermes sur leurs positions, contenir les insurgés et même leur reprendre un peu de terrain. Pour eux, la situation était satisfaisante. Et tout notre groupe de jour nalistes, à une notable exception près, s’est laissé abuser par la confiance qu’ils affichaient. Le point décisif est qu’ils n’ont jamais eu à affronter des armes modernes, à haut pouvoir de destruction. Et ils n’ont pas de telles armes à leur disposition.

Mais ils ont appris à édifier des fortifications. Les routes sont barrées de barbelés et de tranchées couvertes. Il y a toutefois des trous importants entre les différents points tenus. Et les canons et mitrailleuses, au lieu d’être déployés en première ligne, sont gardés en réserve dans les villages de l’arrière, avec la majeure partie des effectifs combattants, «au cas où la situation se gâterait».

Nous nous arrêtons une heure dans un village de la Sierra situé derrière la ligne de front, et nous faisons la connaissance de l’alcalde. Il a été président du groupe socialiste local, fondé en 1930 et qui est aujourd’hui le maître des lieux. Un groupe communiste a été créé par la suite, en 1933. L’alcalde exerçait le métier de coiffeur avant d’occuper ses fonctions actuelles. Natutellement, sa clientèle se compose principalement de paysans. Dans cet endroit déshérité de la Sierra, il n’y a pas de grandes propriétés agricoles, il y a donc eu peu d’expropriations. «La révolution a-t-elle apporté un bénéfice matériel aux paysans?», demandons-nous, Chacun s’accorde à répondre par la négative. C’est maintenant l’ayuntamiento qui s’occupe de la récolte de blé (le comité politique a été aboli «en conformité avec la politique générale du gouvernement». Cela peut difficilement passer pour une amélioration du sort des paysans, qui doivent apporter leur quote-part au ravitaillement de la milice locale. Mais, expliquent-ils, nous avons plus de blé qu’il nous en faut. Pour comprendre leur attitude, il faut tenir compte du niveau de vie très bas qui prévaut dans la région. Mais ils sont sincèrement attachés au gouvernement. Les nombreux réfugiés en provenance de l’autre zone ont raconté en détail les atrocités dont ils ont été les témoins — exécutions et tortures. C’est pouquoi les paysans de ce village n’ont pas ménagé leurs efforts (non rétribués) pour construire des fortifications. (Sur tout le front de Málaga, ce travail a été accompli par des volontaires bénévoles.) Nous demandons à l’un de ces paysans: «Pour quoi vous battez-vous?». «Pour la liberté», nous répond-il aussitôt. L’idée ne semble même pas l’effleurer que ce combat pourrait avoir des implications économiques. Bien que l’ennemi ne soit qu’à quelques kilomètres de là, aucun de ces hommes ne paraît redouter quoi que ce soit dans l’immédiat. Ici, le front s’est stabilisé depuis plusieurs mois.

Mais le danger viendra pourtant quelques jours plus tard, après l’enfoncement des lignes républicaines. Je n’ai pas été personnellement le témoin de ce désastre, mais je me trouvais sur place moins d’une semaine auparavant, et avec l’aide des informations que m’ont fournies ceux qui sont restés presque jusqu’au bout, j’ai pu me faire une idée assez précise des événements. Le front a craqué brutalement à la suite d’une offensive de blindés portée en plusieurs points, mais principalement à partir du nord et du nord-est. Cette dernière attaque, dirigée contre le col de Venta de Zefaraya (position dominant le petit village de Velez-Màlaga), s’est montrée particulièrement dangereuse. Une fois  enlevées les hauteurs de Venta, il ne restait plus de ligne de résistance utilisable par les républicains dans ce secteur. Il n’était plus possible de défendre la route principale reliant Málaga à Almeria — seule voie de communication subsistant entre Màlaga et le reste de l’Espagne républicaine. Màlaga était menacé de se trouver coupé de l’arrière. En désespoir de cause, le commandement donna l’ordre d’évacuation. En fait, les insurgés ne coupèrent jamais la route menacée, Ils reprirent la tactique qui leur avait déjà souvent réussi, à Tolède notamment; ils laissèrent la voie libre à l’adversaire, faisant ainsi l’économie d’une résistance désespérée.

D’autres attaques furent lancées sur le littoral, appuyées par les salves d’artillerie de trois croiseurs insurgés. Tous les témoignages s’accordent pour préciser qu’un croiseur allemand, le Graf Spee, accompagnait les bâtiments de guerre espagnols dans tous leurs mouvements, mais les observateurs ne peuvent assurer qu’il ait effectivement ouvert le feu avec ses pièces. Ces bombardements éprouvèrent durement les nerfs des miliciens mais n’eurent pas d’effet décisif sur le plan tactique. Bien avant que les rebelles n’arrivent à Fuengirola, point névralgique du dispositif de défense républicain sur le littoral, la milice avait déjà évacué l’endroit en raison de la menace qui venait de l’arrière, de Venta de Zefaraya.

Il en a été de même pour l’attaque de tanks déclenchée à partir du nord. Les blindés se sont montrés très efficaces et leur progression a été rapide, mais avant qu’ils n’aient atteint leurs objectifs, les républicains avaient déjà lâché pied pour échapper à l’encerclements.

Par-delà les considérations tactiques, le tank pose un difficile problème à qui étudie la guerre d’Espagne. Combien de tanks y avait-il et quelle était leur origine? Les républicains, bien évidemment portés à mettre leur défaite sur le compte de la supériorité écrasante des forces adverses, ont parlé d’une centaine de chars de bataille. Il est impossible de vérifier cette assertion, mais j’ai plutôt tendance à me méfier des chiffres fournis en pareille occasion. Sans doute y avait-il un nombre important de tanks, mais étalés sur l’ensemble du front plutôt que concentrés sur un seul secteur. Un point semble assez bien établi: c’étaient tous, ou presque tous, des blindés du type le plus léger, pourvus d’une unique mitrailleuse et de deux hommes d’équipage. Les témoignages se recoupent pour dire que ces équipages étaient allemands.

D’autres informations ayant trait à l’intervention étrangère sur le front de Málaga doivent être accueillies avec davantage de réserves. Il y a eu, bien sûr, le contingent habituel d’avions et de pilotes italiens et allemands. Mais la presse, tant espagnole qu’étrangère, a abondamment évoqué la participation aux combats d’unités d’infanterie italiennes, et ce depuis le début de l’offensive. En fait, il n’y a rien eu de tel. A l’époque où nous avons visité les secteurs clés du front de Málaga, aux premiers jours de février, nous avons systématiquement, mes compagnons et moi-même, demandé quelles étaient les troupes qui se trouvaient en face. Et partout on nous a répondu qu’il y avait les Maures (il semble que la majeure partie du contingent maure ait été concentrée devant Málaga pendant l’hiver), la Légion étrangère et la Phalange. Nous avons répété nos questions à propos des Italiens, et chaque responsable de sous-secteur nous a répondu qu’il n’y avait pas d’Italiens dans sa zone de commandement. Il y en avait peut-être à côté. Parmi les prisonniers qui avaient été faits, pas davantage d’Italiens. Aucune enquête similaire n’a été effectuée dans les jours qui ont précédé la rupture du front. Mais même alors la rumeur parlait plus volontiers de troupes allemandes. Si des unités d’infanterie allemandes avaient contribué à la chute de Màlaga, on les aurait sans doute retrouvées à l’œuvre dans les combats de Motril. Rien de tel. Il est vraisemblable que la rumeur a transformé la participation des tanks allemands — celle-ci bien réelle — en intervention de divisions mixtes allemandes. Il est par ailleurs reconnu que pas un seul prisonnier italien ou allemand n’a été fait en l’espace de plusieurs mois (les aviateurs exceptés), que ce soit à Málaga ou ailleurs. Après Màlaga, on ne peut en dire autant.

Une des principales responsabilités du commandement de Màlaga consistait à prévoir la parade a une attaque de tanks. Or, rien n’a été fait en ce domaine. Un des membres de notre groupe de journalistes, qui tranchait nettement sur les autres par son pessimisme lucide, a pris la peine de demander dans chaque sous-secteur quelles mesures avaient été envisagées pour contrer une offensive de blindés. Aucunes. Pourtant, les chars légers allemands sont loin d’être des foudres de guerre. Un fossé profond d’un peu plus d’un métre et large d’autant suffit à les arrêter. Mais nulle part on n’a creusé de tels fossés. A Malaga, il y avait un bataillon affecté à la construction de fortifications, et dans les villages les volontaires ne rechignaient pas à la tâche dès qu’il s’agissait de défendre leurs foyers. Mais rien n’a été fait. On s’est encore moins soucié de la question de l’artillerie. La Sierra offre un terrain particulièrement propice pour mettre en batterie des canons dans des positions dominant la route, des positions pratiquement inexpugnables. Les journaux, tant espagnols qu’entrangers, ont parlé de pièces camouflées. Mais la parution de ces informations n’a pas suffi à donner vie aux canons.

Il serait trop facile de rejeter tout le blâme sur les chefs militaires locaux. Bien sûr, ils n’ont pas su mettre en œuvre de manière appropriée les quelques canons et mitrailleuses dont ils disposaient. Mais le principal responsable de la défaite, c’est le manque de renforts adéquats, tant au point de vue des effectifs qu’au point de vue du matériel. Queipo a lancé son offensive le 13 janvier. Les premiers avions de chasse sont arrivés à Málaga le 31 janvier, les premiers renforts d’artillerie (distribués au compte-gouttes) le 1er février et il a fallu attendre le 3 pour voir intervenir un premier contingent de chars légers. De petits détachements d’infanterie ont commencé à être acheminés dans les derniers jours de janvier. Mais les brigades internationales sont restées des semaines durant bloquées à Murcie, attendant leur ordre de route. On s’est enfin décidé à les mettre en ligne pour Motril, plusieurs jours après la chute de Málaga. En dernière analyse, le principal responsable du désastre est le ministère de la Guerre, qui n’a pas su ou voulu acheminer vers Málaga les renforts nécessaires.

L’aspect le plus inexplicable de cette affaire demeure la totale carence de la flotte. Le gouvernement a officiellement déclaré après coup que des croiseurs italiens, camouflés en bâtiments insurgés, avaient fait leur apparition à l’horizon, empêchant ainsi les unités républicaines de rallier Málaga. Que penser d’un commandant de navire qui, en vingt-quatre heures, n’arrive pas à décider si les bâtiments qu’il a en face de lui sont ou non ceux qu’il combat depuis des mois? Mais il est possible que la flotte gouvernementale, ait été en cette occasion injustement calomniée par les déclarations officielles. Les officiers commandant les principaux bâtiments avaient pris le parti des insurgés dans les premiers jours de la rébellion et avaient été mis à mort par les équipages. Depuis, on ne les a pas remplacés. En outre, deux croiseurs modernes, le Canarias et le Baleares se trouvaient alors en construction dans des chantiers tenus par les insurgés. Terminés en toute hâte, ils disposent aujourd’hui d’une artillerie qui surclasse nettement en portée celle des bâtiments de la marine républicaine, de conception plus ancienne. Rien d’étonnant donc à ce que ces derniers n’aient pu faire grand-chose. Mais les sousmarins? Pas un seul n’est passé aux insurgés, qu’on crédite aujourd’hui d’un submersible fourni par une puissance étrangère. Les officiers qui servent à bord des sous-marins républicains, peu sûrs et suspects de sédition, pourraient être remplacés par des spécialistes étrangers. Et avec une ou deux unités de ce type judicieusement employées, on aurait pu écarter de Málaga toute menace de bombardement naval. Mieux, il aurait été possible de briser le blocus dont a été victime le camp gouvernemental. Mais pour une raison incompréhensible, les sous-marins ne se sont pas manifestés.

Si l’on considère les capacités limitées du type de tank mis en œuvre par les insurgés, on est bien forcé de conclure que la chute de Málaga n’était pas inéluctable. Au moment de la catastrophe, l’impression dominante dans le camp républicain était qu’on avait dû s’incliner devant des forces bien supérieures. Mais la suite des événements, et notamment l’arrêt de l’avance des insurgés à Motril, a montré que le désastre aurait pu être évité si un seul des nombreux facteurs en jeu avait mieux fonctionné. Examinons donc ces facteurs et les raisons pour lesquelles ils n’ont pas joué en faveur du camp républicain.

La milice avait perdu l’habitude de refluer en désordre sous les bombes, les tirs d’artillerie légère et le feu des mitrailleuses. Elle a tenu bon tant que les tanks ne sont pas entrés en scène. Mais l’apparition de cette arme qu’elle n’était pas préparée à affronter a de nouveau entraîné un sauve-qui-peut général. Cela a constitué un test dont la milice n’est pas sortie à son honneur. Il ne s’agit pas d’invoquer une faiblesse inhérente à la milice confrontée aux nouvelles brigades mixtes mises sur pied  — rien ne prouve que le contingent envoyé de Madrid dans les derniers jours aurait fait meilleure figure devant l’adversaire que la milice locale faiblement centralisée — mais force est de reconnaître l’inefficacité des troupes et de l’encadrement espagnols confrontés aux étrangers. Quelques jours plus tard, à Motril, là où les Espagnols avaient subi une déroute totale, un petit contingent international enrayait sans trop de difficultés l’avance des troupes de Franco.

En ce qui concerne le commandement local, il faut bien constater qu’il s’est montré très au-dessous de sa tâche. Une des raisons de cette carence est à mon avis la méconnaissance du type de guerre qui se livre aujourd’hui. L’absence de tous préparatifs face à une attaque de tanks laissait déjà augurer de l’issue du combat. Mais ce qui a suivi a transformé le revers en désastre. Dès que le point considéré comme étant la position clé, à savoir la Venta de Zefaraya, est tombé aux mains de l’ennemi, Villalba a sonné la retraite générale; il n’y a pas eu la moindre ébauche de contre-attaque, la moindre velléité d’organisation d’une résistance désespérée devant la ville. Militairement parlant, la décision de Villalba était peut-étre justifiée. Màlaga aurait été prise sous des attaques venant à la fois de la terre et de la mer. Mieux valait donc procéder au plus vite à l’évacuation. Mais le facteur politique a été négligé. Ce que craignaient le plus les insurgés, c’était moins les troupes de Villalba qu’une lutte désespérée de la population; c’est pourquoi ils ont choisi de ne pas couper la route principale. L’appréciation globale portée sur la situation par Villalba ne s’est pas trouvée validée; en revanche, l’ordre de repli général a eu des effets désastreux dans le camp républicain, dont celui, immédiat, de désemparer totalement la troupe.

Le reflux vers le point de salut (c’est-à-dire le plus près possible de la route d’Almeria) a été si précipité que de nombreux détachements se sont trouvés isolés dans la Sierra et se sont rendus sans résistance. Dans la ville, ce fut le chaos. Selon des sources impossibles à vérifier, la cathédrale aurait éte incendiée au dernier moment. Selon d’autres bruits qui courent et qui me paraissent plus fondés, trois jours avant la chute de Màlaga les rues résonnaient du bruit de fusillades déclenchées sans motif apparent. Il y avait là l’indice d’une exaspération qui aurait pu fournir la base d’une farouche résistance. Mais le pourrissement des forces politiques était bien trop avancé pour que l’émotion populaire puisse encore être canalisée en ce sens. En juillet et août, les anarchistes auraient pu prendre la tête de ce combat et par la suite c’est le comité politique qui aurait pu s’en charger. Mais les anarchistes avaient été évincés de la scène politique, discrédités par le souvenir de leurs excès sanguinaires. Le comité politique s’était trouvé miné de l’intérieur et de l’extérieur. L’administration civile ne détenait plus la moindre parcelle d’autorité et les responsables militaires étaient loin de pouvoir pallier toutes ces carences réunies: par-delà leur incapacité à comprendre la signification d’un tel combat, ils n’avaient que mépris pour ces masses populaires qui auraient justement dû être leur recours naturel. L’exemple du Pays basque à la mi-septembre, celui de Madrid le 8 novembre, montrent tous deux que, dans les situations militairement désespérées, un combat «au finish» s’appuyant sur l’enthousiasme populaire a toute chance d’aboutir dans les conditions de cette guerre civile où les forces populaires comptent au moins autant que les forces militaires. C’est précisément sur ce front que les insurgés ont fait la preuve éclatante de leur faiblesse intrinsèque. Des chefs militaires résolus à tenir coûte que coûte, prêts à appeler le peuple à leur aide, avaient encore une chance de remporter la victoire. Mais pour atteindre cet objectif, il fallait obtenir la coopération des diverses sections du mouvement politique. Et la naissance d’un corps d’officiers populaires capables de comprendre les nécessités de la guerre civile suppose l’existence d’un régime politique assez fort et assez prometteur pour emporter, par-delà l’obéissance purement formelle, l’adhésion de cœur de ces officiers. L’expérience de Málaga a montré que cet objectif n’avait pas été atteint, tout au moins en ce qui concerne les forces républicaines espagnoles (pour les brigades étrangères, c’est une autre affaire). Et en fin de compte, l’évacuation ne fut même pas réussie sur le plan militaire. Des milliers et des milliers de sympathisants de la cause républicaine se sont trouvés bloqués dans Málaga. Et nombre de ceux qui ont pu prendre la fuite ont connu un destin encore moins enviable. Ils ont dû, pour la plupart, parcourir à pied les cent cinquante kilomètres qui séparent Màlaga d’Almeria, et parfois remonter encore plus loin vers le nord, talonnés par les tanks allemands derrière lesquels venaient les éléments maures avancés. Ceux-ci arrêtaient les fuyards, laissaient partir les femmes (elles ne feraient qu’accroître les difficultés de ravitaillement dans le camp républicain) et fusillaient les hommes, parfois sous les yeux mêmes de leur femme. Pour échapper aux Maures, certains allèrent jusqu’à la limite de l’épuisement, finissant par s’écrouler dans le fossé, affamés et à bout de forces, laissant leurs enfants mourants. Aucun combat dans la ville encerclée n’aurait pu être pire que ce désastre.

Mais jamais Malaga n’aurait été acculé à une issue aussi désespérée si Valence avait envoyé à temps les renforts nécessaires. Mais Valence avait pratiquement oublié Málaga, bien que ne ménageant pas les belles paroles. La désintégration du régime illustrée par la tragédie de Málaga était liée à une crise dont le cœur se trouvait à Valence même. C’était l’époque où républicains et communistes envisageaient la possibilite d’un changement de gouvernement, et où les anarchistes avaient décidé de s’opposer à ce changement — qui aurait signifié la fin de jure et de facto de la révolution sociale — par tous les moyens à leur disposition. Dans les deux semaines qui précédèrent la chute de Málaga, tous ceux qui dans la ville étaient tant soit peu conscients de l’évolution politique en cours s’attendaient à se réveiller d’un matin à l’autre au bruit des combats de rue. La veille meme de la chute de Malaga, les anarchistes firent défiler leurs militants et sympathisants à travers la ville, sous prétexte d’une manifestation en faveur des hôpitaux. Ce jour-là, on se trouvait presque au point de rupture, Il était notoire que les deux factions rivales maintenaient à Valence des quantités d’hommes en armes — non pas, en raison de la situation locale, mais parce que c’était là, pensait-on, que devait se livrer la bataille décisive qui déciderait de l’avenir du camp républicain. Et ce n’était pas seulement des combattants virtuels qui étaient retenus, mais aussi d’importantes quantites de matériel de guerre moderne. Les chancelleries et les états-majors, occupés qu’ils étaient à faire face à une crise politique majeure et a ses éventuelles implications militaires, se souciaient fort peu de ce qui se passait tout au bout de la Péninsule. La république espagnole a payé par la chute de Màlaga la décision qu’avait prise l’aile droite de mettre un terme à la révolution sociale et la volonté arrêtée de l’aile gauche de tout mettre en œuvre pour s’y opposer. Le même jour et pour des raisons très voisines, que nous examinerons un peu plus loin, ce fut la catastrophe du secteur sud du front de Madrid, dans la Jarama. Une fois le prix payé, il apparut que cela n’avait servi à rien. Les deux camps ont dû renoncer à leurs objectifs, le gouvernement n’a pas été transformé et les adversaires continuent à se regarder en chiens de faïence.

 

LA GUERRE DANS LES AIRS

 

Je quittai Málaga en automobile dans l’après-midi du 3 février, en compagnie de deux confrères. Personne ne s’attendait à un dénouement aussi subit. L’atmosphère était paisible. Il y avait eu des bombardements pendant notre séjour, mais ils ne nous avaient guère gênés. Nous nous sentions parfaitement en sécurité; nous nous trompions.

A une vingtaine de kilomètres au nord de Málaga on arrive au village de Nerja. Là, échoué sur la plage, se trouvait le Delphin, un cargo torpillé quatre jours auparavant. Le plus gros de sa cargaison avait été transférée à terre mais les insurgés ne semblaient pas être au courant. Nous approchions du navire quand notre chauffeur stoppa brusquement et mes deux compagnons s’éjectèrent en toute hàte. Sur le moment, je ne compris pas ce qui se passait. Mais quand je suivis leur exemple (je croyais qu’ils voulaient regarder l’épave de plus près) ils étaient déjà couchés sous les rochers qui bordaient la route et un hydravion passait au-dessus de nos têtes. J’eus juste le temps de les rejoindre avant que la première bombe ne tombe, lancée en direction du navire. Des paysannes couraient, terrorisées, cherchant à se mettre à couvert. Notre position n’était ni sûre ni confortable mais heureusement le bombardement d’un objectif précisément défini n’est pas chose aussi facile qu’on pourrait le penser. L’hydravion devait à chaque fois décrire un grand cercle pour se retrouver au-dessus de sa cible et il s’écoulait au moins deux ou trois minutes entre chaque lâcher de bombe. Dans l’intervalle, il disparaissait derrière une colline et nous mimes à profit ces instants de répit pour trouver un meilleur couvert, nous relevant chaque fois qu’il s’éloignait et nous plaquant au sol quand il revenait. Nous répétâmes trois fois ce manège, avant de trouver un endroit assez bien protégé, hors de sa ligne de visée, dans l’ombre de quelques rochers. Nous étions à présent pratiquement hors de danger. Les bombes tombaient sur la route (l’une d’elles rata de fort peu notre automobile) ou dans l’eau, à proximité du navire. Nous entendions le bruit sourd des explosions, beaucoup moins impressionnant toutefois qu’on aurait pu le croire. C’était pourtant d’assez gros projectiles qui étaient utilisés, des bombes d’environ quatre cents livres. Soudain un gros champignon de fumée s’éleva du navire; l’épave avait été touchée par une bombe incendiaire. Satisfait de son résultat, l’hydravion s’éloigna et se mit à bombarder la route de Nerja. Il était accompagné par deux avions de reconnaissance. Nous nous sentions à présent hors de danger. Au début, j’étais loin de me sentir rassuré: l’avion n’avait pas l’air très sûr de l’objectif à atteindre. Et les observateurs au sol partageaient son incertitude. Mais, dès que je fus fixe sur ses intentions, la situation me parut beaucoup plus agréable.

Soudain, il y eut un terrible fracas et l’instant suivant, des avions de chasse russes passèrent à toute vitesse au-dessus de nos têtes. Il y en eut d’abord un, qui engagea aussitôt le combat avec les appareils italiens, puis un second, et encore deux autres. Ce fut alors un déchaînement de piqués, de chandelles de voltes et de virevoltes dans le fracas incessant des mitrailleuses. Le bruit était assourdissant et en même temps d’une indescriptible harmonie musicale. Qu’ils soient italiens ou russes, les avions de chasse disposent de sept à neuf mitrailleuses mises à feu automatiquement par un unique levier, ce qui produit un bruit presque aussi fort que celui des obus mais à une cadence avoisinant celle d’une mitrailleuse. L’originalité du combat aérien tient en ceci que les adversaires ne peuvent pas tirer en même temps. Si l’un d’eux est en position de tir, l’autre doit se dérober pour tenter de lui échapper. Puis il attaque à son tour tandis que le premier se dégage. Le tir de mitrailleuses provenant d’avions très semblables entre eux prend l’allure d’une succession de défis tels que pourraient en échanger deux géants furieux tentant chacun de s’abattre à coup de malédictions. Nous nous trouvions à présent en bien moins plaisante posture: le combat se déroulait juste au-dessus de nos têtes, et il fallait bien qu’à un moment ou à un autre les coups retombent. Mais nous ne pensions presque plus à nous-mêmes, Un de mes collègues, dont les nerfs avaient visiblement été éprouvés par le bombardement (comme nous tous) proféra, comme pour lui-même: «Magnifique! » C’était vraiment le sentiment général. J’en étais à envier ces pilotes qui avaient troqué leur état de cibles passives contre celui de combattants. Le combat se poursuivit durant encore cinq à dix minutes, mais son issue n’était guère douteuse. Les Russes étaient plus rapides et ils avaient l’avantage du nombre. Les Italiens prirent leur vol au-dessus de la mer, pourchassés par les Russes qui revinrent bientôt pour survoler triomphalement le lieu du combat. Nous regagnâmes notre automobile. Des paysans s’étaient réfugiés avec leurs femmes et leurs enfants sous un pont. A présent, ils sortaient de leur abri, les femmes et les enfants en pleurs. Nous fîmes de notre mieux pour les réconforter. Personne n’avait été blessé, mais une charrette s’était renversée sur la route et avait été mise en pièces, non par une bombe mais par les bœufs affolés qui étaient restés là, tremblant de toute leur carcasse. Le paysan à qui elle appartenait était désespéré c’était là une partie importante de ses biens. La bombe qui était tombée tout près de notre véhicule ne l’avait apparemment pas endommagée. Mais tandis que nous nous éloignions, nous pûmes voir pendant plusieurs kilomètres la fumée qui s’élevait du navire bombardé. A la nuit, notre automobile refusa brusquement tout service et nous dûmes nous arrêter. Il semble que le souffle de la déflagration ait été responsable de la destruction du moteur. Nous nous fîmes prêter une voiture par le comité de Lorca et rejoignîmes ainsi Valence.

 

ÉTAT DE CRISE

 

Dans l’intervalle, la situation à Valence s’est dégradée et empire de jour en jour. La pénurie de vivres est plus grande que jamais, surtout depuis la chute de Málaga. Des proclamations officielles ont demandé à la population de s’abstenir totalement de manger du pain pendant trois jours afin de pouvoir nourrir les réfugiés d’Almeria. Mais même en des occasions moins exceptionnelles il était difficile de se procurer du pain. Il en va de même pour le sucre, la viande et de nombreuses autres denrées alimentaires. Le logement pose des problèmes de plus en plus insolubles: je ne suis pas arrivé à trouver une chambre d’hotel. J’ai trouvé refuge chez des amis, où j’ai pu toucher du doigt les difficultés de ravitaillement. Les femmes contraintes à d’interminables queues réagissent aussi mai qu’à Barcelone. A ce qu’il m’a semblé, elles se sont mises à maudire la guerre tout entière. Il n’y a rien à Valence de l’héroïsme madrilène que tous les observateurs s’attachent à monter en épingle. Et les bruits d’ailleurs parfaitement justifiés selon lesquels les gens installés n’ont guère de mal à assurer leurs subsistances donnent une tonalité particulièrement âpre aux revendications formulées.

Les nouvelles du front sont constamment mauvaises. Dans la même journée s’est répandu le bruit de la chute de Málaga et de l’enfoncement par les insurgés de l’aile sud du front de Madrid. La première nouvelle a été officiellement confirmée trois jours plus tard, la deuxième n’a jamais reçu d’aval officiel mais personne ne s’illusionne sur la question. Il en est résulté un climat de découragement et de méfiance mais, malgré les nombreux articles parus dans les journaux, il n’y a pas eu de ruée vers les bureaux de recrutement pas plus que de flambée spontanée de passion politique. Quelques jours après la chute de Málaga, une manifestation pour un regain d’activité et un commandement unifié a été organisée par le Front populaire. Ce fut un joyeux déploiement de drapeaux, avec beaucoup, vraiment beaucoup de gens chantant et écoutant des airs martiaux, mais pas le moindre signe d’une volonté de lutte accrue. Valence a réagi passivement aux revers enregistrés. Entre-temps, de nouvelles menaces se sont fait jour.

Valence avait été une fois bombarde depuis la mer, ce qui avait causé quelques morts dans le port. Puis plus rien. Mais dans la semaine qui a suivi la chute de Malaga, nous avons essuyé à deux reprises le feu d’un croiseur étranger — des obus de très gros calibre — une fois à deux heures et demie du matin, l’autre après dix heures du soir. Aucun de ces tirs d’artillerie ne visait un objectif militaire. Le croiseur ennemi bombardait la ville au passage, lançant ses obus au petit bonheur. La deuxième fois, notre maison, une des plus vastes de Valence, a tremblé sur ses fondations au point que ceux qui l’habitaient se sont sentis vraiment effrayés, bien que rien ne nous soit arrivé. Mais dans la ville il y a eu à chaque fois un certain nombre de morts et la question angoissée: «Est-ce qu’on les aura ce soir ?» hante la pensée et sape les nerfs des habitants de Valence. Autre sujet de préoccupation, l’absence totale d’abris. Il y a déjà longtemps qu’on a commencé à en construire mais ils sont encore loin d’être achevés. Et dans les deux cas l’alerte n’a été donnée qu’après qu’une demi-douzaine d’obus soient tombés sur la ville.

En contrepartie, les patrouilles de nuit ont pris une manie plutôt désagréable. Toutes les lumières doivent être masquées en cas d’attaque — ce qui se conçoit parfaitement — et les miliciens ont le droit de tirer sur toutes les lumières restées apparentes. Mais ils ont transformé ce droit en jeu et chaque bombardement s’accompagne d’un crépitement de coups de revolver en provenance de la rue. Mais les nuits sans histoires ne sont guère plus tranquilles. Des coups de feu éclatent çà et là, pour rien, dans la rue. Il est devenu réellement périlleux de sortir après neuf heures du soir. Les gens parlent de colonnes anarchistes qui feraient régner la terreur, tuant sans discrimination socialistes et communistes.

J’ai entendu dire de divers côtés que les insurgés prépareraient un débarquement monté depuis Majorque. L’endroit le plus probable pour cette opération serait Sagunto, à vingt-cinq kilomètres au nord de la ville, près de la ligne de chemin de fer qui relie Valence à Barcelone. La colonne de débarquement se proposerait de faire sa jonction avec une autre colonne venant de Teruel, après quoi les insurgés marcheraient sur Valence. Un nombre surprenant de personnes se sont soudain trouvé une foule de raisons pressantes pour partir vers le nord.

Mais il n’est pas facile de partir. Les transports sont entrés dans une phase de désagrégation aiguë. Tout se passait bien jusqu’au début, et dans une moindre mesure jusqu’au milieu de janvier. Les trains roulaient allégrement, y compris ceux qu’empruntaient les Barcelonais pour leur semaine anglaise. Personne n’avait l’air d’imaginer que le charbon puisse venir à manquer. Mais un beau jour la pénurie s’est déclarée, au point que le train met parfois huit heures pour aller de Port-Bou à Barcelone (soit un parcours de quelque cent quatre-vingts kilomètres) parce que le mécanicien doit s’arrêter à chaque gare pour refaire du charbon. La situation est très semblable pour l’essence. On l’a d’abord gaspillée sans compter. Puis vers la mi-janvier, la pénurie a commencé à se faire sentir et des mesures draconiennes ont dû être prises. De ce fait, les journalistes ont vu leurs possibilités de déplacement réduites. Mais, ce qui est plus grave, cela a rendu impossible l’évacuation de Madrid et les mouvements de troupes eux-mêmes se sont trouvés sérieusement gênés. En foi de quoi, les militaires ont décidé de recourir au chemin de fer pour transporter les combattants, augmentant ainsi la crise dans ce secteur; pour que le désastre soit complet, les insurgés se sont mis à bombarder les principales voies ferrées, d’abord à intervalles rapprochés, puis systématiquement, nuit après nuit. La voie ferrée entre Valence et Barcelone s’est plusieurs fois révélée impraticable. Bien qu’un peu mieux protégé, le trafic ferroviaire entre Barcelone et la France a été interrompu à de nombreuses reprises. Et il n’y a pas que les voies qui ont été prises pour cible par les bombardiers, mais aussi les trains. Valence s’est senti coupé du reste de l’Espagne.

La crise politique continue à pourrir sans qu’on prenne aucune décision pour la stopper. Les communistes, après avoir lancé la candidature de Martínez Barrio, puis de Prieto, puis du socialiste Negrín avec Prieto comme ministre de la Guerre, et ainsi presque déclenché une guerre civile à l’intérieur du camp républicain, ont mis une sourdine à leurs visées après la chute de Màlaga. Mais tout le monde sait bien qu’un jour ou l’autre il faudra résoudre le conflit entre partisans et adversaires de la révolution sociale. Un climat de profonde inquiétude règne sur la ville.

Un petit incident donnera une idée de l’atmosphère politique en cette conjoncture. Un jeune Anglais, travaillant en qualité de correspondant pour la presse Hearst (bien qu’ayant personnellement des opinions de gauche), obtint quelques jours après son arrivée à Valence une entrevue avec Prieto. Et Prieto lui ouvrit son cœur. «Je ne comprends pas, déclara-t-il, l’attitude des gens dans les pays démocratiques de l’Occident. Pourquoi soutiennent-ils la politique de non-intervention? Comment ne comprennent-ils pas qu’il faut aider ce gouvernement, parce que c’est le dernier gouvernement à se dresser entre l’Espagne et le bolchevisme ?» Si ce ne sont pas les mots exacts, ils reflètent du moins assez bien l’esprit de la déclaration de Prieto. J’ai eu entre les mains le texte de l’entretien, revu par Prieto. A ce moment, le crayon rouge du censeur était déjà passé par là, signalant comme inadmissibles tous les passages essentiels. Et on avait laissé entendre au jeune correspondant que sa vie risquait d’être en danger s’il tentait de faire passer clandestinement le texte à l’étranger. Cet incident est le reflet d’une situation totalement paradoxale. Prieto, qui est le candidat des communistes au poste de premier ministre et un des membres les plus en vue d’un cabinet où les communistes jouent un rôle prépondérant (sinon par le nombre, du moins par l’influence), explique au correspondant de l’une des agences de presse les plus  «réactionnaires»  du globe que lui et les communistes sont le seul rempart qui reste à l’Espagne face au bolchevisme. Puis ce compte rendu d’un entretien avec un des principaux dirigeants du gouvernement est mis à l’index par un censeur nommé par ce même gouvernement, et ce non pas pour des raisons de secret militaire ou administratif (ce qui serait, somme toute, compréhensible), mais précisément en raison de déclarations qui fournissent aux lecteurs étrangers une explication correcte, à travers ses paradoxes, de la politique suivie par le gouvernement espagnol. Quant au censeur, probablement plus proche du groupe Caballero (l’aile gauche du Parti socialiste) que de Prieto, il paraissait plus soucieux de l’effet que produirait la parution de l’entretien en Espagne que de son impact à l’étranger.

Prieto n’est pas le responsable de l’imbroglio qu’illustre cet incident. Il n’a jamais été, lui, en faveur du «bolchevisme» ou, en d’autres termes, de la révolution sociale. Il a toujours incarné cette tendance du Parti socialiste opposée à une politique révolutionnaire. Il est parfaitement habilité à solliciter le concours de l’Occident démocratique pour l’aider à traduire dans les faits ses conceptions politiques. L’ironie commence quand le manteau de Prieto est jeté sur l’ensemble du cabinet en exercice au point de couvrir les ministres communistes eux-mêmes. Car on arrive à ceci que les ministres «bolcheviks» qui gouvernent officiellement l’Espagne aux côtés de Prieto sont présentés comme le dernier rempart de l’Espagne face au «bolchevisme» et que le censeur ne tient pas du tout à ce que l’opinion, tant étrangère qu’espagnole, le sache. Les communistes, moins candides que Prieto, ne veulent pas reconnaître cette vérité qui saute aux yeux, à savoir qu’un monde sépare leur attitude de 1917 en Russie et leur attitude de 1937 en Espagne, qu’ils ont cessé d’être un parti révolutionnaire pour devenir un des meilleurs soutiens des forces antirévolutionnaires. Ils pourraient sans doute apporter de nombreux et solides arguments pour expliquer ce changement d’orientation, mais malheureusement ils préfèrent se borner à nier que le moindre changement se soit produit et refusent d’engager la discussion sur ce sujet Le résultat de cette attitude est l’impossibilité d’amorcer aujourd’hui en Espagne une discussion franche sur les données les plus élémentaires de la situation politique. L’affrontement entre le principe révolutionnaire et le principe non révolutionnaire, incarnés respectivement par les anarchistes et les communistes, est inéluctable, pour la simple raison que le feu et l’eau ne peuvent se mêler. Cet affrontement, aussi malencontreux soit-il, peut avoir un effet salutaire s’il se présente comme une lutte claire entre deux conceptions fondamentales opposées. Mais dès lors que la presse n’est même pas autorisée à l’évoquer, personne ne peut se faire une idée précise de la situation et l’antagonisme politique, au lieu de se manifester à travers un débat public pour emporter l’adhésion de l’opinion, se traduit par les intrigues de couloirs, les assassinats commis par des hommes de main anarchistes, les meurtres légaux de la police communiste, les allusions voilées, les rumeurs diverses. Autant de formes d’activité politique peut-être inévitables lors d’une révolution mais qui, si on leur donne libre cours, ne peuvent qu’avoir un effet désastreux sur le moral actuel du pays et le pouvoir créatif de ses partis politiques dans le futur. En dissimulant au public les faits politiques fondamentaux et en entretenant cet état d’ignorance par des moyens tels que la censure et la terreur, on sème des germes dont l’effet se révélera encore plus désastreux dans le futur que dans le présent. Malheureusement, cela avait été mieux compris au 19e siècle qu’au 20e. Cela est mieux compris par un homme ayant des convictions résolument non révolutionnaires — Prieto, pour ne pas le nommer — que par les communistes qui ne voudront jamais s’avouer, à eux-mêmes ou aux autres, l’état réel des choses.

C’est à ce moment que mon travail d’enquête à Valence, un travail que j’espérais poursuivre aussi longtemps que j’aurais la possibilité d’observer ce qui se passait, se termina abruptement en raison de l’intervention policière. Mais il ine s’agissait pas là d’un cas exceptionnel. Ce ne fut qu’un épisode au milieu d’une grande vague d’arrestations effectuées par une police affolée. Les arrestations massives étaient une des caractéristiques, parmi les plus déplaisantes, de cette période. Si elles m’ont empeché de voir Madrid et sa défense, elles m’ont fourni en revanche l’occasion d’avoir des renseignements de première main sur les prisons espagnoles pendant la guerre civile — expérience qu’à vrai dire j’ai partagée avec bon nombre de personnes, mais dont bien peu sont à meme de faire publiquement état. L’expérience par elle-même a été brève, assez bénigne et somme toute pas plus éprouvante que ce à quoi on pourrait s’attendre en pareil cas dans la plupart des pays, du globe. Mais elle m’a ouvert les yeux sur certains traits spécifiques du régime.

 

LA PRISON

LE RÉGIME POLICIER

 

A la différence de ce qui s’était passé lors de mon premier voyage, j’ai été, tout au long du second, gêné dans mon travail, épié et fréquemment dénoncé. Et ce presque dès les premiers jours. Il ne fait pas de doute qu’il faut voir là le résultat de l’influence croissante prise par les communistes depuis l’été 1936. Durant le premier voyage, je n’avais pas ménagé les observations critiques. J’avais assez peu parlé alors avec les communistes, mais j’avais eu de nombreux contacts avec des républicains, des socialistes, des anarchistes et des trotskystes qui tous m’avaient paru peu enclins à jouer les inquisiteurs. J’avais ouvertement fait part à de nombreuses personnes de mon scepticisme, parfois de mon dégoût devant certains aspects du mouvement. J’avais clairement fait savoir, à de nombreuses reprises, que je ne m’identifiais à aucune section particulière de ce mouvement. J’étais même allé jusqu’à insister en diverses occasions sur mon caractère d’observateur neutre pour tout ce qui concernait la guerre civile en tant que telle. Cela ne m’avait jamais, ou presque jamais, occasionné de difficultés. Mes interlocuteurs comprenaient que ma réserve n’était pas dictée par une sympathie particulière pour la cause de Franco, loin de là, et qu’elle ne tenait qu’à la tâche spécifique que je m’étais assignée, à savoir réaliser sur place une étude descriptive et scientifique des événements. En fait, cette attitude d’observateur critique s’est révélée plutôt bénéfique. Elle m’a permis d’entretenir des relations amicales avec des hommes venus de tous horizons et incarnant des opinions très différentes, et d’exprimer à voix haute mes impressions, aussi bien favorables que défavorables, avec une assez grande liberté. Cela aurait été impossible si j’avais pris parti pour l’une ou l’autre des organisations existantes — chose que je me suis bien gardé de faire à aucun moment, moyennant quoi, je crois, j’ai pu exprimer mes critiques encore plus librement que mes sympathies. Les premières ne m’engageaient à rien, les secondes m’auraient mis dans la position équivoque de partisan d’une tendance contre les autres, position incompatible avec la nature de mon travail et illogique par rapport à mes conceptions personnelles. Je n’ai jamais cru qu’aucun des partis engagés dans ce combat ait un jour détenu la panacée permettant de le gagner.

J’entamai mon second voyage dans les mêmes dispositions, mais les résultats furent très différents. Il est vrai que la situation était beaucoup plus embrouillée, que l’antagonisme entre les tendances, très fort depuis l’origine, avait pris une acuité inquiétante et que les critiques devaient nécessairement être plus vives qu’avant. Toutefois, il n’était pas plus difficile qu’en août de parler avec les membres des différents groupes des points faibles de leur action. Mais j’ai commis une lourde erreur en usant de la même franchise avec les communistes. La première fois que je fis part à quelques communistes de Barcelone de mes réserves quant à la politique suivie par leur Parti, je n’obtins que quelques réponses hargneuses, et bientôt plus rien du tout. Ces gens avaient manifestement, à la différence de tous les autres, la conviction qu’ils savaient tout sur tout et qu’ils étaient infaillibles. Ce fut un bavardage stérile et peu agréable, mais sans nocivité particulière.

La seconde fois, ce fut pire. Je me heurtai à une attitude à laquelle je n’étais pas préparé, ne l’ayant jusqu’ici jamais rencontrée dans mes pérégrinations à travers l’Espagne républicaine: l’attitude de l’apprenti espion. Le communiste à qui j’avais affaire était un Américain qui travaillait à Barcelone. Dès le début de la conversation, il me déclara qu’il partageait mes doutes; il se montra très critique vis-à-vis de la ligne suivie par son Parti, me dit qu’il ne la comprenait absolument pas. Étais-je en mesure de la lui expliquer? Je lui dis que non. A défaut d’avoir été très instructive, cette conversation m’avait du moins paru agréable.

Elle eut cependant une suite inattendue. Deux ou trois jours après mon arrivée à Valence, un autre communiste demanda à échanger quelques mots avec moi. Au bout de quelques mondanités, il entreprit de me révéler ce qu’il appelait le véritable objet de son invitation. Il voulait me mettre en garde. Je devais faire davantage attention. L’homme avec qui j’avais parlé a Barcelone m’avait dénoncé. Je fus d’abord quelque peu contrarié par cette information, puis bientôt empli d’un intense soulagement: après tout, cet apprenti espion était l’exception. Les communistes placés à des postes de confiance paraissaient si empressés à condamner cette attitude aberrante qu’ils n’hésitaient pas à mettre en garde le malheureux qui en avait été la victime. Mais je ne tardai pas à déchanter.

Mon bon Samaritain reprit exactement là où s’était arrêté mon interlocuteur de Barcelone. Lui aussi était très inquiet de l’évolution politique du Parti. Lui aussi éprouvait, comme cela avait l’air d’être mon cas, des sympathies pour les trotskystes. J’écartai aussitôt cette déduction hâtive: je n’étais pas trotskyste. Mais il poursuivit imperturbablement. Il était content de rencontrer enfin un homme intelligent à qui il pouvait ouvrir son cœur. Il eût été trop dangereux de se conduire de la sorte avec des personnes travaillant pour l’administration de Valence. Cela me refroidit notablement. J’étais étonné de voir un homme entouré de tant d’ennemis ouvrir son cœur à un étranger dont il ne savait rien, sinon qu’il avait été dénoncé comme anticommuniste. «Comment est-il possible, lui demandai-je, qu’avec de telles idées vous soyez au poste que vous occupez actuellement ?» «Mais personne n’est au courant de mes idées», me répondit-il, et il mentionna le nom d’une des personnalités dirigeantes du gouvernement à qui il était redevable du poste en question. le n’insistai pas. Il était impossible de savoir si cet homme était un naïf ou un nouvel apprenti espion. Mais j’optai pour la prudence et décidai de le considérer comme un espion, ce qui était après tout l’hypothèse la plus plausible. S’il avait été vraiment sincère, et toujours aussi imprudent qu’il l’avait été avec moi, il serait tombé depuis belle lurette dans une des nombreuses chausse-trapes qui guettaient à l’époque les esprits critiques. Il finit par me montrer la lettre de dénonciation de son camarade de Barcelone. La phrase clé était: «C’est un type qui ne paraît pas très franc du collier» ou quelque chose dans ce goût-là. Quelque chose me frappa dans cette lettre: nulle part le mouchard ne disait ce qu’il avait réellement à me reprocher, et l’expression qu’il avait employée pouvait signifier tout ce que l’on voulait — que j’étais un espion de Franco ou que je critiquais la ligne communiste. Il est vrai que critiquer les communistes n’est pas encore officiellement un crime en Espagne: il était donc plus payant de laisser planer un doute sur ma véritable personnalité que de proférer une accusation précise là où il n’y avait rien à prouver. Je remerciai mon interlocuteur de sa franchise mais ne crus pas devoir rivaliser avec lui sur ce terrain. Pendant quelques semaines, je n’eus plus aucun écho de cette affaire. Mais d’autres ennuis se présentèrent lors de ce deuxième voyage.

J’étais à peine installé dans ma chambre d’hôtel de Valence (quelques jours avant la conversation que je viens de relater, une heure peut-être après mon arrivée à l’hôtel) que j’eus la visite de deux membres de la police secrète, qui me demandèrent mon passeport et le gardèrent par-devers eux. Je n’avais rien vu de tel se pratiquer en août, ni d’ailleurs en janvier à Barcelone. Mais à Valence, la démarche paraissait parfaitement compréhensible et justifiable par de nombreuses raisons. Toutefois, je découvris bientôt que ceux qui s’étaient emparés de mon passeport n’appartenaient à aucun service reconnu. C’était un organisme qui s’intitulait lnformación de la Seguridad general mais qui avait été en principe dissous par cette même Seguridad general. Ce qui ne l’empêchait pas de continuer à se manifester. Le lendemain, je dus me rendre à ses bureaux, 15, place Tetuan, pour recupérer mon passeport. Je ne l’obtins pas tout de suite mais dus répondre à un interrogatoire sur mon passé politique axé sur la question de savoir si j’avais un jour été trotskyste. La dénonciation de Barcelone n’étant pas encore arrivée à ce moment-là, je suppose que nombreux étaient ceux qui devaient subir de semblables interrogatoires. Quand je leur eus donné satisfaction en leur montrant que je n’avais jamais été trotskyste, ils se désintéressèrent de mon passé et mon passeport me fut restitué le lendemain. Le numéro 15 de la place Tetuan était dirigé par des communistes étrangers. Par la suite, j’entendis d’amères remarques sur leur manière d’arrêter les gens et de les garder indéfiniment en prison sans enquête ni procès, quand ils ne se trompaient pas sur l’identité de celui qu’ils fusillaient (car ce service de police non officiellement reconnu procédait à des exécutions). Pour autant que j’ai pu m’en rendre compte, les relations n’étaient pas au beau fixe entre eux et la police ordinaire.

Il faut expliquer, afin de rendre intelligible l’attitude de la police communiste, que le trotskysme est une véritable obsession pour les communistes espagnols.

Le trostkysme effectif, celui qui s’incarne dans une section du P.O.U.M., ne mérite vraiment pas l’attention qu’on lui accorde, car il ne constitue qu’un élément mineur de la vie politique espagnole. Si l’on ne considérait que ses forces réelles, les communistes seraient mieux avisés de n’en pas parler du tout et personne ne s’intéresserait à ce petit groupe affligé de sectarisme congénital. Mais les communistes doivent tenir compte, par-delà la situation espagnole, de l’appréciation officiellement portée sur le trotskysme en Russie. Ce n’est toutefois qu’un aspect de la question. Le climat particulier qui entoure en Espagne la notion de trotskysme ne dépend pas de l’influence des trotskystes par euxmêmes ni même de la réfraction des événements, russes dans la Péninsule, mais bien du fait que les communistes ont pris l’habitude de dénoncer comme trotskystes tous ceux qui ne partagent pas leurs vues, sur quelque sujet que ce soit. Pour la mentalité communiste, tout désaccord en matière politique est un crime majeur et tout criminel politique est un trotskyste. Dans le vocabulaire communiste, «trotskyste» est synonyme d’homme qui mérite la mort. Mais comme cela se produit souvent en pareil cas, les gens se laissent prendre au piège de leur propre propagande démagogique. Les communistes, en Espagne du moins, commencent à croire que ceux qu’ils avaient décidé de baptiser «trotskystes», en guise d’insulte sont de véritables trotskystes qui coopèrent avec le parti politique du même nom. A cet égard, rien ne différencie les communistes espagnols des nazis allemands. Les nazis traitent de «communiste» quiconque se permet de ne pas apprécier le régime qu’ils ont instauré et ils finissent par croire que tous leurs adversaires sont des communistes; on assiste au même phénomène dans le cas de la propagande communiste contre les trotskystes. Il règne un climat de suspicion et de délation difficile à faire ressentir à quelqu’un qui ne l’a pas vécu. Ainsi, en ce qui me concerne, je ne doute pas que tous les communistes qui ont eu à cœur de me compliquer la tâche en Espagne étaient sincèrement persuadés que j’étais un trotskyste. Deux choses les portaient à tirer ce genre de conclusion: Un, je m’étais montré très critique vis-à-vis du type de tyrannie bureaucratique vers lequel tendent les communistes en Espagne, tyrannie qu’ils ont réalisée en Russie et que d’autres ont instaurée à leur place en Allemagne et en Italie. Deux, parmi mes amis et connaissances, j’ai compté des trotskystes. Comment un homme qui refuse le totalitarisme et qui parle avec des trotskystes pourrait-il ne pas être lui-même trotskyste? J’ai plusieurs fois tenté de faire comprendre indirectement à des communistes qu’ils se trompaient, qu’après tout j’avais publié un bon nombre de textes prouvant que j’étais tout ce qu’on voulait sauf trotskyste et que je ne prenais même pas les trotskystes au sérieux. En pure perte. Je critiquais le totalitarisme bureaucratique, donc j’étais trotskyste. J’avais parlé à des trotskystes, donc j’étais trotskyste. Qu’un nombre assez élevé de pays à travers le monde puissent vivre sous un régime autre que celui de la dictature bureaucratique sans être pour autant trotskystes, cela semble excéder les capacités de compréhension d’un communiste.

Par chance, au 15 place Tetuan, on ne savait pas que j’émettais des réserves sur la dictature bureaucratique, ni que j’avais rencontré des trotskystes à Barcelone. Si j’étais tombé entre leurs mains avec une réputation de trotskyste dûment établie, je me serais sans doute trouvé dans une situation bien pire que celle qui devait bientôt être la mienne. Car les communistes sont sans pitié pour les trotskystes ou réputés tels et il est impossible de se disculper de cette accusation sans approuver chaque mot de la ligne définie par le Parti communiste. Toutefois, malgré l’ignorance où se trouvaient les gens du 15 place Tetuan quant à mes opinions politiques douteuses, je devais encore avoir affaire à eux.

Quelques jours après mon retour de Málaga, je bavardais, attablé dans un café, avec une collègue qui avait fait partie de notre groupe de journalistes là-bas, quand soudain nous fûmes interpellés par deux agents en civil appartenant à cette officine, qui nous invitèrent à les suivre. Au passage, ils réquisitionnèrent deux miliciens qui nous emboîtèrent le pas, revolver en poche vraisemblablement. A un moment, je portai machinalement ma main à ma poche pour tirer mon mouchoir. L’un des agents se mit à me crier dans les oreilles, me demandant de lui montrer ce que je cachais dans ma paume. Il fut visiblement déçu quand il s’aperçut qu’il s’était laissé effrayer par un mouchoir. Il m’ordonna sèchement de m’abstenir désormais de porter mes mains à mes poches. Arrivés au 15 place Tetuan, nous fûmes tous deux fouillés pour voir si nous ne dissimulions pas d’armes sur nous. De toute évidence, on nous considérait comme de dangereux criminels. Au bout de quelque temps, je fus appelé à comparaître devant un comité dont je ne compris pas très bien la nature. Ce n’était pas un tribunal mais ç’aurait pu être un jury. Il y avait au moins dix personnes installées dans la pièce, certaines en civil mais la plupart en uniforme de la police ou de l’armée. Je n’avais pas la moindre idée de ce que tout cela pouvait signifier. On m’invita à m’asseoir et, après quelques questions préliminaires, on m’interrogea sur mes précédents séjours en Catalogne. Je répondis que je m’y étais rendu pour la première fois en 1928, pour y rester quelques jours, et qu’à cette époque je n’avais eu aucun contact personnel de quelque nature que ce soit à Barcelone. On me demanda alors d’un ton menaçant d’où venait ma connaissance de la langue catalane et comment j’étais entré en relation avec le Parti radical d’Alejandro Lerroux. Je pus seulement répondre que je savais ce qu’il fallait de catalan pour arriver à déchiffrer tant bien que mal un texte et que je n’avais de ma vie jamais vu un membre du Parti radical. A cet instant, un jeune homme m’apostropha sèchement: je mentais, car il était prouvé que je connaissais le catalan. La situation prenait un tour à la fois comique et désagréable. Ils étaient apparemment persuadés d’avoir capturé un dangereux gibier de potence, et cela formait un contraste comique avec l’ignorance où je me trouvais de ce qu’ils cherchaient. Mais je risquais de me trouver finalement en très mauvaise posture. Je répétai trois ou quatre fois, de manière assez catégorique, que je ne connaissais pas le catalan, que c’était sans doute difficile à prouver mais qu’ils avaient dû faire une erreur sur la personne. A quoi il me fut répondu que les deux hommes qui nous avaient interpellés nous avaient entendu parler en catalan, moi et ma collègue. Une pareille ineptie me mit dans un début de rage froide: en fait nous parlions allemand. Pour finir, on m’envoya dans une autre pièce pendant que ma consœur était appelée pour répondre à un interrogatoire similaire. Comme elle me le dit par la suite, elle avait eu quelque difficulté à les convaincre qu’elle n’était pas «ma femme», quelque acception qu’on donne à ce terme, et qu’il n’y avait d’autre lien entre nous qu’un début de connaissance fait à Malaga. Puis ils épluchèrent les lettres qui se trouvaient en sa possession et au bout d’un quart d’heure environ on m’appela à nouveau; nous étions libres et, comme on nous l’expliqua avec force excuses, il y avait eu effectivement erreur sur les personnes. Je n’ai jamais pu savoir pour qui on m’avait pris, mais je dis au chef de cet étrange tribunal, de mon ton le plus poli, que ses espions pourraient au moins être capables de faire la différence entre l’allemand et le catalan — ou alors être plus mesurés dans leur zèle délateur. Nous nous séparâmes dans la paix et l’amitié.

Il y a dans cette anecdote une autre coïncidence amusante. Au moment où les sbires nous interpellèrent, nous étions en train de parler d’une autre victime du 15 place Tetuan, un socialiste allemand qui, à peine arrivé à Valence, avait été aussitôt jeté en prison parce que ses papiers avaient paru louches aux yeux du 15 place Tetuan. Il était bien connu de tous les réfugiés allemands, son sincère attachement à la cause républicaine ne pouvait être mis en doute et son arrestation était d’autant plus stupide qu’il avait été convié à dormir en prison au lieu d’être interrogé et relâché aussitôt. Nous évoquions donc les moyens à mettre en œuvre pour accélérer la procédure de remise en liberté de cet homme quand nous fûmes interpellés. Je le rencontrai le lendemain; il ne fit même pas mention de l’incident.

En ce qui me concernait, les choses étaient maintenant réglées avec le 15 place Tetuan. Je continuai à entendre parler ici et là d’ennuis créés par cette officine à d’autres personnes, des gens qui étaient d’ardents partisans de la cause républicaine et qui parfois avaient derrière eux une vie entière de militantisme au sein du mouvement socialiste, mais dont la stricte orthodoxie communiste pouvait généralement être mise en doute, et ce à juste titre. Je me sentais pour ma part en sécurité — à tort comme devait le montrer la suite des événements — et j’espérais pouvoir continuer à mener à bien mon travail. Mais de nouveaux ennuis surgirent d’un autre horizon.

Un après-midi, je fus interpellé par des agents en civil relevant cette fois du bureau des étrangers de la Seguridad general. «Vous n’êtes pas en état d’arrestation, me dirent-ils. Nous avons simplement besoin de quelques éclaircissements.» A première vue, la situation n’avait rien de particulièrement fâcheux. C’étaient des hommes de l’ancienne police, moins hystériques que les apprentis du 15 place Tetuan. Je m’attendais à être relâché après quelques questions — à quel propos, je n’aurais su le dire. En réalité, je dus patienter des heures, tous mes papiers, passeport inclus, m’ayant été confisqués. Tandis que j’attendais, une alerte aérienne se déclencha. Si l’immeuble était touché, tout le monde prendrait ses jambes à son cou et je pourrais dire adieu à mes papiers. Mais c’était une alerte pour rien. Au bout de trois heures d’attente (Patiencia, patiencia! - tel est le conseil traditionnellement prodigué par les Espagnols en pareille situation), on m’entraîna vers un autre secteur du bâtiment. Il était à présent neuf heures et tous les employés s’en allaient. Je compris que je ne rentrerai pas chez moi ce soir et comme je m’élevais contre un tel traitement, on me dit que mon affaire était entre les mains du directeur de la Seguridad en personne et ne pouvait être traitée avant le lendemain. Apparemment, il se passait quelque chose de grave.

On me conduisit en prison. Sur le moment, je ne pensai pas à rendre responsable de l’agencement du lieu le personnel politique actuellement en fonction. Je crus que c’était l’œuvre de l’ancien régime. Le matin toutefois, je m’aperçus que la prison n’était pas terminée et j’appris que sa construction avait été entamée après le transfert du gouvernement à Valence. On me fit entrer dans une cellule qui mesurait environ deux mètres quarante de long sur un mètre vingt de large, meublée uniquement d’un banc pouvant accueillir trois personnes assises; l’endroit était horriblement humide et froid. Quand je pénétrai dans la cellule, il y avait déjà deux détenus installés sur le banc, et deux autres vinrent nous rejoindre dans les heures suivantes. Il n’y avait même pas la place de s’asseoir. Les autres cellules étaient cependant encore plus pleines que la nôtre. Pas de matelas, pas de couverture et pas de nourriture fournie par l’administration. Je devais apprendre que c’était plutôt un avantage qu’un inconvénient pour les détenus. Ceux qui avaient quelque argent sur eux au moment de leur arrestation — ils étaient loin d’être la majorité — pouvaient acheter de quoi se sustenter à une femme qui passait dans les cellules. C’est ce que je fis, mais la nourriture était si immonde que je nie pus arriver à l’avaler. Je demandai une couverture aux miliciens de faction. Ce n’est pas leur faute si ma requête n’aboutit pas. Très gentiment, ils firent de leur mieux pour me trouver une couverture et ils y étaient parvenus quand un officier de la Garde d’assaut s’interposa. «Quoi? l’entendis-je crier de ma cellule, donner des couvertures à des individus pareils? Les blessés, oui! Eux, non!» Je n’eus donc rien. Il est symptomatique que ce policier de l’ancien régime soit le seul homme dans la prison qui ait essayé de rendre la vie encore plus dure aux prisonniers, et qu’il se soit considéré comme l’incarnation des forces de l’Ordre; alors que les miliciens de faction se montraient aussi secourables que possible vis-à-vis de ces «fascistes» qui, ils le savaient fort bien, étaient tout simplement des gens qui pour une raison ou pour une autre avaient eu la malchance de déplaire à la Seguridad.

Un de mes compagnons de cellule se montra très réticent pour fournir des précisions sur son identité mais il paraissait être un commerçant. Il y avait ensuite un milicien qui s’était battu à la Guadarrama et qui me déclara ignorer le motif de son arrestation. (En fait, la plupart des prisonniers, moi compris, étaient dans le même cas, et ceux qui croyaient savoir pourquoi ils étaient là se trompaient du tout au tout.) Ces deux hommes furent appelés aux alentours de minuit pour être interrogés et ne réintégrèrent pas la cellule. Je ne pense pas que la Seguridad soit capable d’exécuter quelqu’un après un unique interrogatoire effectué à une heure avancée de la nuit; en revanche, les véhicules à destination du cárcel modelo ne quittaient la Seguridad qu’à six ou sept heures de l’après-midi. J’espère donc qu’ils ont été relâchés après un bref interrogatoire, encore que les autres prisonniers, à qui je fis part au matin de cette opinion, se soient montrés nettement moins optimistes. Mon troisième compagnon de cellule était un ouvrier non qualifié, apparemment de souche paysanne, le seul d’entre nous qui eut l’air de s’accommoder des conditions de détention; il s’accroupit à même le sol et se mit presque aussitôt à ronfler. Il avait eu des ennuis à propos de ses papiers syndicaux, et avait été arrêté à son domicile. On l’appela pour l’interrogatoire juste après les deux premiers; il revint bientôt et nous apprit qu’on lui avait dit que ses affirmations seraient vérifiées et qu’il serait relâché au matin s’il n’avait pas menti. Le quatrième homme de la cellule était un anarchiste militant de nationalité étrangère, mais étroitement apparenté à l’un des noms les plus fameux du mouvement progressiste espagnol. Il avait pu fortuitement jeter un regard sur son mandat d’arrestation et avait lu les mots: «A la disposition de la brigade internationale». La brigade internationale a la réputation de ne pas s’embarrasser de délais pour les exécutions et il croyait savoir ce qu’on lui reprochait. Il éditait un petit journal anarchiste destiné à être diffusé parmi les communistes, et notamment, parmi les membres de la brigade internationale. Il avait l’air particulièrement inquiet et plus il me parlait, plus je partageais ses motifs d’inquiétude. Mais j’avais tort. On l’appela vers le matin pour être interrogé et il repassa simplement dans notre cellule pour dire qu’il était libre et qu’il y avait eu erreur sur la personne.

Au matin, les miliciens montrèrent l’étendue de leur gentillesse. C’étaient pour la plupart, et notamment les sergents, de vieux membres du mouvement syndical qui, à la différence des gardes civils et des asaltos, avaient connu les prisons de l’intérieur. Ils traitaient donc les détenus du mieux qu’ils pouvaient. Sous un prétexte quelconque les portes des cellules furent ouvertes et les prisonniers autorisés à rester dans la cour toute la journée sous un soleil agréables. Là, tout le monde put s’installer à sa guise et les prisonniers bavarder entre eux ou avec leurs gardiens, chacun s’appelant «camarade», les miliciens ne refusant même pas de parler politique. C’est seulement à l’heure de la relève, faite en présence des officiers, que les prisonniers furent refoulés dans leurs cellules — pour en ressortir aussitôt après. Et les gardes faisaient tout cela sans en retirer le moindre avantage personnel. Personne n’essayait de leur proposer de l’argent et ils refusaient même les cigarettes qu’on leur offrait — geste qui, en Espagne plus que partout ailleurs, a valeur de manifestation de politesse élémentaire. Qu’ils fussent sous les yeux de leurs officiers ou laissés à eux-mêmes, ils refusaient d’accepter tout ce qui pouvait ressembler à un bakchich. Il est dommage de n’avoir rien pu offrir d’autre que des remerciements en face d’une telle chaleur humaine. Il m’est impossible de généraliser à partir d’une unique expérience personnelle, mais des amis qui ont connu d’autres prisons m’ont dit que la surveillance était parfois plus stricte mais l’attitude des gardes toujours correcte. Dans cette prison en tout cas, l’idée même de tortures (que se complaît à évoquer une certaine presse) apparaissait risible. Dans ces conditions, il me fut facile d’avoir un aperçu de la personnalité des autres détenus. Il n’y avait pas parmi eux de «bourgeois» ou d’aristocrates. Un ou deux petits commerçants. La plupart appartenaient visiblement à la couche inférieure de la «lower middle class»  et à la classe ouvrière. Au rez-de-chaussée, il y avait trois autres cellules en plus de la mienne. Ceux qui se trouvaient dans la première étaient difficiles à situer précisément, mais à en juger par leurs vêtements, ils étaient pauvres. Il y avait notamment parmi eux une vieille femme accompagnée d’une plus jeune, aveugle et à moitié estropiée. Dans la cellule suivante, deux familles étaient entassées, trois générations mêlées. Ils avaient l’air un peu plus aisés et essayaient de prendre leur situation avec le sourire. La dernière cellule contenait huit hommes, visiblement des ouvriers non qualifiés de souche paysanne. Il eût été vain d’interroger chacun sur les raisons de son incarcération. La plupart n’auraient pas su dire pourquoi ils étaient là, et tous auraient affirmé ne pas le savoir. J’appris qu’en règle générale personne ne demeurait plus de trois jours dans ces cellules. Si l’on n’était pas relâché, on était transféré dans une autre prison. Mais certains étaient là depuis déjà quarante-huit heures et on ne les avait pas encore appelés pour les interroger.

En raison de l’amabilité des gardiens et de la paresse des fonctionnaires responsables, chaque détenu pouvait très facilement préparer sa défense. La désorganisation faisait le reste. Comme aucun repas n’était servi, il était impossible de refuser aux détenus le droit d’informer leur famille de leur arrestation et de se faire apporter à manger. La nourriture qui entrait était vérifiée, mais les parents avaient le droit de l’apporter directement aux prisonniers. Par ce moyen, il était très facile de communiquer avec l’extérieur. A sept heures du matin arriva la femme d’un des ouvriers qui partageaient ma cellule. Elle était en larmes, s’attendant déjà à trouver son mari mort. Elle l’embrassa passionnément. Je la rassurai en lui disant que son mari serait certainement libéré dans les quelques heures à venir (ce qui fut d’ailleurs le cas), puis lui demandai de transmettre un message à des amis à moi. Leur serait-il possible de m’apporter ma veste et une couverture? Je griffonnai le message sur un bout de papier; le sergent de service le lut et n’y trouva rien à redire. J’eus bientôt ma couverture et tous mes amis surent que j’avais été arrêté et où je me trouvais. J’étais heureux de pouvoir compter sur une aide efficace.

Je leur dis de se rendre à l’endroit où j’habitais alors et de détruire immédiatement la partie de mon manuscrit écrite à Valence, que j’avais laissée là-bas. L’existence de ce manuscrit, qui ne manquerait pas de tomber aux mains des policiers dès qu’ils auraient l’idée de fouiller ma chambre, me tracassait sérieusement. Je ne savais pas alors quel chef d’inculpation avait été retenu contre moi — je ne pouvais donc savoir que c’était justement le contenu de ce manuscrit qui me valait mes ennuis actuels — mais j’avais la quasi-certitude que je risquai un assez long et désagréable séjour en prison s’il tombait entre les mains de la police. Je comptais depuis longtemps le mettre à l’abri, mais j’avais de jour en jour différé ce moment, attendant d’avoir un bloc rédigé d’un seul tenant. J’étais enfin arrivé à ce résultat et j’avais décidé de m’en séparer le lendemain, le jour même où je fus arrêté par la Seguridad. J’étais inquiet mais pas vraiment angoissé. Je connaissais assez les Espagnols pour avoir la quasi-certitude qu’ils n’agiraient pas en temps utile. Si l’on m’avait confronté dès l’après-midi avec le responsable du bureau concerné, la situation eût sans doute été plus délicate. Mais ce ne fut pas le cas, de sorte qu’ils n’apprirent mon adresse que tard dans la nuit. Ils ne savaient pas que je n’étais plus à l’hôtel depuis mon retour de Málaga et m’avaient cherché en vain à mon ancienne adresse. C’est par pur hasard qu’ils m’avaient trouvé et arrêté dans une rue proche de cet hôtel. Il leur était donc impossible de fouiller ma chambre immédiatement après mon arrestation; ou plutôt cela leur aurait été possible s’ils s’étaient enquis immédiatement de ma nouvelle adresse, ce qu’ils ne firent pas avant neuf heures du soir. Et je savais alors que le plus gros du danger était écarté. Car le chef de bureau compétent était déjà rentré chez lui et je savais pertinemment que jamais un fonctionnaire espagnol ne saisira à bras-le-corps un dossier qu’il peut éviter de traiter. Il ne reviendrait pas avant le lendemain matin dix heures, neuf heures au pire. En outre, il ne se presserait pas de rouvrir les dossiers de la veille (cela, j’en étais absolument certain, et de fait je ne fus pas appelé pour être interrogé avant quatre heures de l’après-midi). Et dès huit heures du matin, un de mes amis savait ce qu’il avait à faire: ce devait être fait une demi-heure plus tard. En réalité, les choses se passérent encore mieux que je ne l’espérais. J’avais demandé que le manuscrit soit détruit mais mon ami, jugeant qu’il serait dommage de gaspiller ainsi une partie particulièrement vivante de mon enquête sur place, prit sur lui de mettre l’objet en lieu sûr. C’était un acte de courage considérable. Si les choses s’étaient vraiment gâtées, un mandat de perquisition aurait pu être lancé, la maison surveillée et le porteur du manuscrit arrêté a son entrée ou à sa sortie. Les conséquences auraient été encore plus graves pour lui que pour moi. A la lumière des événements ultérieurs, quand j’appris que c’était bien mon manuscrit qui était en cause, le danger m’apparut encore plus évident qu’au moment où je demandai de l’escamoter discrètement. Mais en fait, aussi étrange que cela puisse paraître, aucune mesure de ce genre ne fut prise et le manuscrit parvint sans encombre en lieu sûr. Il est manifeste que la police de l’Espagne républicaine ne brille pas par son efficacité.

Quelques heures plus tard, je savais que le manuscrit était sauvé et que des amis suivaient de près l’évolution de ma situation. J’étais débarrassé d’un grand poids. Quand, dans l’après-midi, je fus enfin interrogé — un factionnaire armé assis derrière moi, trois fonctionnaires de la police prérévolutionnaire me faisant face — j’appris que j’avais été dénoncé par la seule personne qui avait vu mon manuscrit  — ma secrétaire anglaise, une communiste devant qui je n’avais pas fait mystère de mon attitude vis-à-vis de son parti et que j’avais bien prévenue du caractère confidentiel du travail que je lui proposais. Je vis le protocole écrit de la dénonciation: mon manuscrit y était présenté comme un matériel hautement dangereux — sans parler du fait que la partie concernant mon premier voyage se trouvait déjà en Angleterre. On donnait à entendre à la Seguridad de Valence qu’une partie importante de ce redoutable objet n’était plus susceptible d’être détruite mais qu’on tenait du moins l’individu malfaisant qui en était l’auteur. Mais les accusations portées par ma délatrice (j’avais cessé de travailler avec elle plusieurs semaines auparavant) fournissaient matière à un dossier assez mince. Un des points qu’elle évoquait n’avait jamais fait l’objet d’un développement dans le manuscrit. Un autre avait trait à une notation sur le mot d’ordre: «Toutes les armes au front» et son rôle dans la lutte entre les partis, notation qu’elle avait mal comprise. Restait le fait incontestable que j’avais assez largement parlé du poids exercé par les Russes sur la politique intérieure espagnole en échange de leur aide militaire. Si c’était un crime de signaler ce fait, sans doute étais-je coupable. Et pour les gens de la Seguridad, c’était certainement un crime. Ils se passèrent de l’un à l’autre le protocole de dénonciation avec des mines importantes et j’entendis le président du tribunal improvisé commenter en hochant sentencieusement la tête: «Es mucho» (C’est gros).

Mais peu importait que ce soit gros ou petit. Force leur était de reconnaître qu’ils étaient incapables de prouver quoi que ce soit, à moins que je ne décide de passer aux aveux spontanés. C’est ce que je leur fis comprendre, poliment mais nettement. Je leur expliquai que je n’étais plus en possession du manuscrit: il avait été détruit. Ils comprirent parfaitement qu’il s’agissait là d’une façon diplomatique de leur signifier qu’il était déjà à l’abri. Ils pouvaient me garder quelques jours en prison mais il leur était impossible de m’y retenir indéfiniment sans l’ombre d’une preuve. Après tout, j’écrivais le livre incriminé pour le compte d’une maison d’édition anglaise. Es préférèrent ne pas insister. Dès que je, leur eus fait part de la disparition du manuscrit, l’interrogatoire cessa d’être sérieux. J’appris quelques minutes plus tard qu’il s’agissait d’une affaire de pure forme. La seule chose qui me tracassait encore un peu, c’était l’idée de passer une seconde nuit dans ma peu accueillante cellule. Un ami anglais — à qui j’exprime ici ma profonde gratitude — se porta garant de ma bonne conduite et je fus élargi sans autre forme de procès.

Des cas comme le mien n’ont rien d’exceptionnel. Au cours des derniers jours que je passai à Valence, je vécus une expérience assez cocasse qui illustre bien à quel point de semblables mésaventures étaient monnaie courante. Je fis le récit de mon arrestation à un groupe de six personnes de diverses nationalités, parmi lesquelles des journalistes étrangers acquis à la cause républicaine et d’autres directement employées par les services gouvernementaux. Deux seulement n’avaient pas connu la prison au cours de leur séjour en Espagne, et sur ces deux-là, une s’attendait à être arrêtée d’une minute à l’autre pour une affaire qui n’impliquait nullement des sentiments antirépublicains. Suivit une longue énumération de personnes qui avaient été arrêtées pour des motifs les plus ténus, dont notamment un dirigeant du mouvement ouvrier bien connu dans son pays d’origine. Tous ces gens préféraient prendre la chose du bon côté mais je sentis une profonde déception derrière leurs sourires. Pour ma part, il était désormais clair que les communistes feraient tout leur possible pour m’empêcher de poursuivre un travail approfondi en Espagne. Il ne me restait plus qu’à plier bagages. Tous mes amis insistèrent sur le fait que je m’en étais bien tiré pour cette fois et qu’il ne fallait pas trop tenter le diable. Je réservai donc une place de cabine à bord d’un cargo anglais en partance pour Sète, en France. Ce n’est qu’après mon embarquement que je découvris que le départ était retardé et qu’en conséquence je serais obligé de rester au moins trois jours au port. La perspective ne me souriait guère, mais cela se révéla en réalité une chance car je fis plus d’une expérience intéressante à l’occasion de ce contretemps. Mais avant d’en venir là, je voudrais ajouter quelques conclusions générales concernant le régime policier telles qu’elles se sont présentées à mon esprit au moment du départ.

Quand j’étais arrivé en Espagne, au mois d’août, je n’avais pas l’intention de consacrer beaucoup de mon temps de recherche au phénomène terroriste. Deux jours passés à Barcelone suffirent à me faire changer radicalement d’avis. Tout le monde parlait de la terreur, et de la terreur anarchiste en particulier, certains pour l’exalter, d’autres pour la flétrir. Les différents groupes sociaux se situaient dans le mouvement et choisissaient leur appartenance de parti en fonction de leur attitude face à ce phénomène. Je ne devais pas tarder à m’apercevoir que la terreur, urbaine ou rurale, était de loin le plus important levier de la révolution sociale. Les exécutions précédaient les expropriations et la peur des exécutions poussait les riches, restés sur place à se soumettre bon gré mal gré au régime révolutionnaire. Il serait faux de croire que les anarchistes devaient leur position de force en Catalogne aux seules méthodes terroristes: même sans cela ils auraient obtenu l’adhésion d’une large majorité de la classe ouvrière. Ce qui est vrai, c’est que la terreur seule leur donnait la possibilité d’enclencher le processus de la révolution sociale. Au début, la terreur anarchiste ne fut que la forme la plus impitoyable de la terreur exercée par toutes les organisations de la classe ouvrière sur les ennemis du régime, à travers toute l’Espagne. Cette terreur des premiers jours, s’exprimant dans les massacres et exécutions de masse perpétrés par des groupes politiques au mépris de la loi et des tribunaux organisés; a entièrement ou presque entièrement disparu aujourd’hui. La conclusion qui semble s’imposer est que la phase terroriste de la révolution espagnole est terminée. Je suis toutefois enclin à penser que cette conclusion est erronée.

Tout dépend bien sûr de la définition qu’on donne de la «terreur». Si l’on entend par là «exécutions sans jugement», alors oui, la terreur est en voie de disparition rapide en Espagne. Si l’on se réfère aux exécutions de masse, opposées à l’examen de chaque cas individuel, là encore on peut dire que le phénomène appartient au passé. Celui qui ne pense qu’en termes de légalité et de morale, qui s’intéresse exclusivement au maintien du règne de la loi d’un côté, et de l’autre à la quantité de souffrance humaine mise en jeu, celui-là n’ira pas chercher plus loin. Mais le sociologue comme l’homme politique ne peut se contenter du point de vue légal ou moral, aussi importants soient-ils. Au-delà de la simple question de savoir si la «terreur» existe ou non dans un pays donné à un moment donné, il se doit d’étudier la transformation du régime policier et ses implications sociales et politiques. A cet égard, il est intéressant d’opposer la répression exercée contre les ennemis du régime au mois d’août, et ce qui se passe en février.

La terreur révolutionnaire de juillet, août et septembre en Espagne correspond au phénomène qu’on a appelé «terreur de masse» — le terme véhiculant la double signification de terreur exercée par les masses elles-mêmes (et non par un corps de police organisé) sur un très grand nombre, une «masse»  de victimes. On en trouve un assez proche équivalent dans les massacres perpétrés à Paris en septembre 1792 et ceux de l’année 1918 en Russie. Pensons au Paris de 1792 et comparons avec le Barcelone de 1936. A Paris, les volontaires massacrèrent les prisonniers avant de partir pour le front. Ceci se passait en un moment de suprème péril pour la révolution, alors que l’ennemi se trouvait presque aux portes de Paris. Dans l’esprit des volontaires, c’était le meilleur moyen d’éviter une contre-révolution dans la capitale pendant qu’ils allaient combattre l’ennemi extérieur, Il en a été exactement de même à Barcelone. La tuerie s’est effectuée au plus parfait mépris de la loi, avec une cruauté et une absence de pitié totales, mais sans le recours aux tortures raffinées qu’affectionnent tant certains régimes policiers. La terreur de Paris en 1792, comme celle de Barcelone en 1936, n’a pas été organisée par un corps spécialement créé à cet effet, ni d’ailleurs par une organisation de quelque type que ce soit. Il est vrai, des formations politiques ont à chaque fois appuyé cette forme de répression: Danton et son groupe en 1792, les bolcheviks dans la Russie de 1918, les anarchistes à Barcelone. Mais c’étaient les masses elles-mêmes et non les partis politiques qui exerçaient la terreur. Dès lors on pourrait penser qu’il s’agissait d’une action aveugle, frappant au hasard. Comment des masses anonymes pourraient-elles savoir qui il convient de frapper? Ceci n’est pas tout à fait vrai. Les masses ne s’en prennent pas à ceux qui ont perpétré ou tenté de perpétrer tel acte défini contre le régime mais à ceux qui, par leur situation sociale, sont censés être les ennemis naturels du régime que défendent les masses. Dans le cas de la Russie, de l’Espagne ou de la France, les aristocrates ont été exécutés en tant qu’aristocrates, les prêtres en tant que prêtres, et dans le cas de la Russie et de l’Espagne les bourgeois en tant que bourgeois. Sans oublier, dans les trois cas, les individus connus pour leur appartenance à des organisations hostiles au régime. Pour ces explosions de terreur de masse, l’élément constitutif de la faute n’était pas des actions criminelles, mais des opinions publiquement affichées et la situation sociale d’une manière générale. Il y a certainement eu un grand nombre d’erreurs commises, y compris en ce qui concerne les fins de la terreur elle-même. Mais dans l’ensemble, il n’était pas difficile de frapper précisément l’ennemi que l’on visait. A l’opposé de ce qui se passe dans le cas d’un régime policier normal, la terreur de masse parvient d’autant mieux à ses fins qu’elle est plus décentralisée. Les habitants du cru sont mieux placés pour juger de l’attitude politique et du statut social de ceux qui les entourent que n’importe quelle organisation centrale improvisée à cet effet.

Le caractère impitoyable des massacres, la joie sauvage des tueurs devant la mort de leurs victimes, l’irrégularité de la procédure, ou plutôt l’absence de toute procédure, l’exécution de personnes qui ne s’étaient rendues coupables d’aucun délit, autant de choses qui ont fait de la terreur de masse un objet d’effroi non seulement pour ceux qui l’ont vécue mais encore pour les générations suivantes. Mais c’est justement en raison de ses caractéristiques que la terreur de masse peut difficilement devenir l’instrument efficace d’une lutte de clans à l’intérieur du camp révolutionnaire lui-même.

Ce ne sont pas les septembriseurs mais le tribunal révolutionnaire qui a envoyé les girondins et tant d’autres révolutionnaires français à la guillotine. Ce ne sont pas les marins de Kronstadt ou les paysans exaspérés qui ont exterminé les socialistes et communistes dissidents, mais la Guépéou. Toutes ces persécutions ont été le fait d’une machine policière centralisée mise à la disposition d’un cercle restreint de dirigeants. Il semble que toute révolution doive connaître ce processus de mutation de la terreur de masse en terreur policière. En France, la transformation a été stoppée par la chute de Robespierre, non sans qu’elle ait fait entre-temps de considérables progrès. En Russie, elle a atteint son apogée dans les années qui ont suivi la fin de la guerre civile. En Espagne, où le processus proprement révolutionnaire a été bien vite remplacé par quelque chose de tout à fait différent, on assiste à une évolution rapide en ce sens depuis les premiers mois de la guerre civile.

Quelles sont les caractéristiques de cette seconde forme de terreur si on établit une comparaison point par point avec la première? Partout la différence saute aux yeux. Au lieu des masses révolutionnaires elles-mémes, ce sont les forces de police qui constituent les agents d’exécution de la nouvelle terreur. Il arrive que la police révolutionnaire sorte en majeure partie des rangs révolutionnaires. D’autres fois, et notamment dans le cas de l’Espagne d’aujourd’hui, il s’agit simplement de l’ancienne police purgée autant que faire se peut de ses éléments ouvertement contrerévolutionnaires, lesqueis sont remplacés par des hommes ayant la confiance des partis au pouvoir. Mais, en Espagne du moins, le volume de l’effectif total demeure inchangé, de même que l’attitude des policiers n’a pas changé: ils servent simplement le nouveau gouvernement légal. La notion de «coupable»  est donc réintroduite, modifiée en conséquence. La procédure n’est pas l’ancienne procédure mais plutôt une procédure d’urgence qui donne à la police le droit de procéder à des exécutions sans jugement. Mais, sauf exceptions, la police — y compris les formations parallèles comme celle du 15 place Tetuan — ne procédera à aucune exécution avant d’avoir acquis la conviction que l’inculpé ne s’est pas contenté d’être en désaccord avec le gouvernement mais a agi contre lui — et encore faut-il qu’il s’agisse d’un acte suffisamment grave pour justifier la sanction suprême, même si le caractère de gravité est défini de manière extrêmement élastique. Il y a donc un nombre colossal d’arrestations, mais ce nombre est sans commune mesure avec celui des exécutions, aussi considérable que soit encore ce dernier. Avec l’aggravation de la crise, la police est devenue à moitié folle et s’est mise à arrêter les gens au hasard, pour les motifs les plus ineptes, ou simplement par erreur. Mais il faut reconnaître que son comportement n’est pas aussi irresponsable quand il s’agit de trancher le fil d’une vie humaine. Il y a eu à cet égard un énorme progrès, dû principalement à l’influence républicaine et communiste, et ceux qui ont survécu à la terreur de masse des premiers mois ont été à même d’apprécier le changement.

Toutefois, d’autres aspects de la question sont à considérer. La terreur a cessé d’être exercée par les masses et a cessé d’être dirigée contre certaines classes bien définies. Moyennant quoi la répression est devenue un instrument employé par le groupe dirigeant contre tous les dissidents, et pas seulement contre les trotskystes. J’ai appris un jour qu’un ami que je connaissais depuis de nombreuses années, animé de convictions socialistes indubitables et qui était très loin d’être trotskyste, se trouvait sérieusement menacé pour la seule raison qu’il avait été, à une époque (!) un communiste dissident. L’anarchiste avec qui je partageais ma cellule craignait pour sa vie parce qu’il diffusait un journal de propagande rédigé à l’intention des communistes — et si l’affaire s’est heureusement terminée pour lui en raison d’une erreur sur la personne, je ne suis pas du tout sûr que ses craintes aient été exagérées. On m’a un jour présenté à un homme qui s’était borné à émettre des réserves sur certains aspects techniques du fonctionnement des brigades internationales — réserves qui m’ont paru, pour autant que je pouvais en juger, justifiées et visiblement dictées par un profond attachement à la cause républicaine. Cet homme a dû recourir à toutes sortes de subterfuges pour pouvoir échapper aux poursuites et quitter l’Espagne. En règle générale, les commissaires politiques des brigades internationales considèrent que tout homme qui délaisse la brigade pour aller utiliser ses capacités dans un secteur non directement contrôle par les communistes est un déserteur méritant d’être traité comme tel.

La police se comporte déjà comme une Guépéou principalement préoccupée de débusquer les dissidents. L’homme qui tremblait perpétuellement à l’idée de se voir arrêté, jugé, peut-être exécuté, c’était en août l’aristocrate, le prêtre, l’industriel, le riche négociant, le paysan aisé. Aujourd’hui, si l’on excepte les agents à la solde de Franco, celui qui a peur c’est l’homme qui se trouve en désaccord avec le Parti communiste, même sur des points de détail. En août, c’était l’homme qui, par son statut social, était l’ennemi désigné des classes pauvres. En février, c’est l’homme qui, par ses opinions, se pose non pas en adversaire mais en critique du Parti communiste et de la ligne qui est la sienne.

On peut trouver d’autres références historiques de nature à jeter quelque lumière sur ce problème. Le régime qui impose le conformisme politique en Russie, en Italie ou en Allemagne est souvent assimilé à une nouvelle Inquisition. Comparaison assez peu fondée. Au moyen âge, l’Église catholique érigea en «dogme»  un certain nombre de ses enseignements et qualifia d’«hérésie» tout ce qui marquait un refus de se plier à ces dogmes. L’hérésie était une chose nettement et précisément définie. Les doctrines qui, sans être tout à fait orthodoxes, ne relevaient pas de l’hérésie pouvaient être enseignées et diffusées sous forme écrite. L’histoire du catholicisme médiéval abonde en discussions théologiques d’une très large et très profonde portée qui, pour la plupart, n’ont pas suscité d’intervention de l’Inquisition; les tendances refusant la vocation ascétique de l’Église, tant dans le domaine de la vie que dans celui de l’art, ne manquaient pas. A l’époque du catholicisme médiéval, l’homme était libre de vivre et de penser comme bon lui plaisait, exception faite de quelques points précis. L’intention des États totalitaires est au contraire d’imposer une complète uniformité de vie et de pensée pour tout ce qui relève de la compétence de l’État, et de faire en sorte que tout relève de la compétence de l’État. La terreur de masse, si éloignée par ailleurs de l’inquisition catholique, s’en trouve à cet égard plus proche que du régime totalitaire. Les masses veulent avant tout terroriser les ennemis actifs et résolus du régime. Elles s’intéressent moins aux dissensions à l’intérieur du camp révolutionnaire. C’est pourquoi les périodes révolutionnaires ayant donné lieu à une terreur de masse ont été des périodes d’intense discussion sous le signe de la liberté de pensée — dans les limites de la lutte contre l’ancien régime. Mais dès qu’apparaît la police totalitaire, tout type d’individualisme, d’effort intellectuel, artistique ou d’une manière générale créatif, est assuré d’être étranglé. On doit certainement se réjouir de voir diminuer le nombre des morts — Hitler et Mussolini se sont tous deux félicités du petit nombre de victimes entraîné par leurs révolutions — et les classes qui ont dû subir la terreur de masse seront les premières à applaudir. Toutefois, si la civilisation est appelée à sombrer, ce ne sera pas à cause de certaines restrictions — qui peuvent être amplement justifiées — apportées à la libre expression de pensée, mais en raison de l’abdication totale de la pensée devant les ordres émanant d’un parti tout-puissant.

En outre, dans une guerre civile comme celle qui se déroule actuellement en Espagne, aucune organisation, aussi efficace soit-elle par ailleurs (et la Seguridad est loin d’être un modèle d’efficacité) ne peut fonctionner sans l’appui spontané de la population. Et il reste à voir si les méthodes policières appliquées par la Seguridad ne seront pas, à la longue, un sérieux boulet au pied des républicains espagnols, dans la mesure où elles étranglent cet enthousiasme populaire qui ne peut subsister que dans un climat de liberté — liberté sinon pour tout le monde, du moins pour les différents courants d’opinion qui prévalent dans le camp des adversaires de Franco.

 

LE DÉPART

 

Notre bateau est resté pendant tout le week-end en dehors du port, dans la zone neutre. C’était le premier jour de l’opération visant au bannissement des volontaires et tout le monde s’attendait à ce que les insurgés fêtent la chose par un bombardement. Il n’en a pourtant rien été, de sorte que lundi le bateau est rentré au port, chacun croyant le danger écarté. Mais à deux heures et demie du matin, je suis réveillé par le fracas de cinq bombes lâchées presque simultanément et le violent tremblement des vitres de ma cabine. Me précipitant au-dehors, je découvre que ce n’est pas un des habituels bombardements d’artillerie navale mais un raid aérien — le premier que Valence ait eu à subir. On ne peut pas dire que de grands préparatifs avaient été faits pour préparer une telle éventualité. Pas de projecteurs, uniquement des fusées éclairantes. Trois canons antiaériens tentaient de défendre le port, sans gêner le bombardier qui, tout seul, continuait imperturbablement à rechercher son objectif. Soudain une immense flamme s’élève d’un bâtiment à terre, à moins de deux cents mètres de notre bateau. Il a été touché par une bombe incendiaire. L’avion ennemi s’en va, je tire ma montre: les services d’incendie mettent vingt-deux minutes à arriver. Le signal de fin de bombardement retentit au moment où les pompiers se présentent sur le lieu du sinistre. Son bruit s’est à peine éteint que le bombardier ennemi revient (ou un autre, peut-être?). Et c’est à nouveau le même spectacle — impuissance de la défense antiaérienne, impunité pour l’ennemi qui accomplit paisiblement sa mission. Cette fois, les bombes tombent dans la mer, à bonne distance de notre bateau, et nous en concluons que le bombardier a complètement raté son objectif. Il l’a effectivement raté, mais l’écart était beaucoup moins grand que nous ne le croyions. Ce qu’il visait — nous l’apprendrons au matin — c’était un pétrolier, et les bombes ne sont tombées qu’à quelques mètres de la coque. S’il avait réussi son coup, le port tout entier aurait été la proie des flammes. Les obus antiaériens ont en revanche touché le Royal Oak, le plus grand des bâtiments de guerre britanniques stationnés en zone neutre, et fait cinq blessés à son bord — un marin et quatre officiers, dont le commandant. Je regagne mon lit et dors profondément quand, à sept heures et quart, je suis à nouveau tiré de mon sommeil par des éclatements de bombes. Il fait grand jour à présent. Le bombardier ennemi est arrivé saris escorte, clairement visible, à une vitesse assez réduite; il a lâché ses bombes exactement là où il le voulait, sur un objectif situé dans la zone portuaire assez loin de nous. Un acte d’une incroyable audace. Et qui s’est renouvelé une demi-heure plus tard! Cette fois, les canons de deux destroyers mouillés dans le port se sont mis de la partie. Les départs d’obus antiaériens, le son plus grave de l’artillerie des destroyers et le bruit sourd des bombes qui éclataient, tout cela créait un vacarme épouvantable. Mais le bombardier est reparti après avoir lâché toutes ses bombes.

Dans la matinée, la comédie succède à la tragédie. Les travailleurs du port montent à bord des navires à dix heures et demie au lieu de neuf heures car ils ont été — légitimement — effrayés par ces bombardements à répétition. Mais ils n’ont pas assez de sarcasmes pour les neutres qui, à leur avis, ont montré bien peu de courage en faisant sortir certains navires de la zone dangereuse au cours de la nuit. Comme si les spectateurs devaient se faire bombarder pour le seul plaisir d’afficher leur «vaillance» ! J’ai parlé avec un travailleur des transports, un anarchiste qui a longtemps combattu devant. Teruel. Le jugement qu’il porte sur les étrangers s’embarrasse encore moins de nuances. Il assimile la «lâcheté» des neutres au cas d’un commandant allemand fusillé pour trahison à Teruel et met un point final à notre conversation par cette amicale remarque: «Quand la guerre sera finie, on jettera tous ces étrangers dehors à grands coups de pieds aux fesses. Phrase presque incroyable dans la bouche d’un anarchiste militant, pratiquement impensable en août. Mais ce témoignage de xénophobie est loin de représenter un cas isolé. Un Espagnol très cultivé avec qui j’étais allé voir la brigade de réfugiés allemands à Murcie remarquait après coup: «Je n’aime pas ces Allemands», et comme je lui demandais pourquoi, il me répondit: «Parce qu’aujourd’hui ils sont avec nous, et demain ils seront avec Franco». Réplique si absurde étant donné les circonstances que je sentis la moutarde me monter au nez. Je fis taire ma colère mais ne pus m’empêcher de penser que toutes les offensives franquistes avaient été victorieuses jusqu’à ce qu’on fasse intervenir une des brigades internationales dans le secteur menacé.

Cet anathème jeté sur les étrangers, voilà à peu près les derniers mots d’espagnol que j’ai entendu prononcer. Mais ce n’est pas la dernière impression que j’ai gardée de la guerre civile. J’ai pu avoir un aperçu de l’efficacité du blocus maritime organisé par les rebelles. Nous avions quitté le port depuis deux heures environ et, avançant lentement, nous nous trouvions encore assez près de Valence quand nous fûmes repérés par un gros bâtiment de guerre d’apparence moderne, le Baleares ou le Canarias. Il changea de cap pour nous prendre en chasse, nous rattrapa très vite, braqua sur nous son énorme projecteur, vit que nous étions anglais; il ne nous arraisonna pas mais frôla notre bord en pointant sur nous ses canons de petit calibre et nous somma de répondre à des questions sur notre provenance, notre destination, la nature de notre cargaison, etc. Puis il s’éloigna. La nuit précédente, un vapeur espagnol qui avait quitté Bilbao pour Alicante avec de nombreux passagers et une importante cargaison avait été arraisonné et contraint de gagner Melilla. J’ai été glacé à l’idée du sort qui avait dû être réservé à certains de ceux qui se trouvaient à son bord. De toute évidence, le port de Valence était si bien surveillé que pratiquement aucun navire ne pouvait en sortir sans l’accord tacite de la flotte insurgée. Si un trafic commercial assez important subsistait, c’était parce que les rebelles ne voulaient pas être taxés de manque de respect vis-à-vis de certains pavillons étrangers, anglais, scandinaves et hollandais notamment. Mais je ne devais pas tarder à me rendre compte que ce respect était tout relatif. Dans l’après-midi du lendemain, nous fûmes rattrapés par un avion insurgé qui nous survola à très basse altitude — comportement qui n’avait rien de répréhensible en soi mais qui montrait que nous étions étroitement surveillés. Puis soudain l’avion se mit à décrire des cercles au-dessus de nos têtes, adoptant une position inclinée comme s’il se préparait à nous bombarder. Au dernier moment il se remit en vol horizontal et fit un passage très près de notre poupe. Il était difficile de ne pas comprendre la menace implicite.

Cette nuit, j’ai vu pour la première fois depuis bien des semaines un spectacle insolite: deux lumières allumées sur la côte, alors que depuis longtemps tout est éteint, y compris l’éclairage des maisons. La première provenait de Port-Bou, marquant la limite des eaux espagnoles, la seconde était celle du phare de Port-Vendres. Nous quittions la scène espagnole, la guerre civile. Ces lumières m’ont causé une profonde émotion. J’ai regretté à ce moment de devoir abandonner l’Espagne: comme tant d’autres étrangers, j’avais ressenti l’attraction quasi magnétique de la lutte qui s’y déroule. Ce n’était plus la question politique qui entrait en ligne de compte mais le pays lui-même, ces gens que, exception faite de quelques politiciens, j’avais appris à aimer profondément, comme la plupart de ceux qui se sont trouvés à leur contact durant ces mois tragiques. Ce pays était déjà devenu la tombe de plus d’un ami. Quel serait le sort des autres? Les reverrais-je un jour, et si oui, dans quelles circonstances? A présent, je devrais me contenter de suivre les choses de loin, et ce serait une épreuve encore plus pénible que d’y assister de tout près. J’ai senti mon cœur se serrer. Mais le lendemain matin 25 février, à Sète, les visages des gens reflétaient la paix, comme s’il n’y avait pas, comme s’il n’y avait jamais eu, à quelques kilomètres plus au sud, une terrible guerre civile.


 

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