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CHAPITRE XII

 

 LA RECONSTRUCTION DE L'ETAT

 

«Un régime pourra s'appuyer — pas pour longtemps — sur des baïonnettes mercenaires, mais jamais sur une armée nationale qui, faisant partie intégrante de la nation, participe à ses désirs et refuse ce que celle-ci refuse.»

 (Général Mola.)

 

Les jacobins. — Les anarchistes avaient pensé qu'ils pourraient utiliser la machine de l'Etat centraliste, importée de l'étranger et mise au point par un corps spécial de techniciens, tout en contrôlant cette machine, d'une part, et en conservant leur propre organisation fédéraliste d'autre part. Cette conception, bien espagnole*, s'avérait irréalisable. Il se produisit, dans l'organisation de la révolution, un vide, précisément parce que l'organisation révolutionnaire ne créait pas de «machine» propre à elle. Chaque organisme social qui exerce une fonction, devient forcément un centre de cristallisation qui attire vers lui, soit certaines couches sociales, soit d'autres fonctions, soit un pouvoir. Or, l'Etat étant organisateur et partant organe de pouvoir par définition, ce pouvoir devait passer aux mains de ceux qui organisaient la nation pour la guerre. La guerre civile dégénérait en guerre internationale, le facteur militaire primait le facteur politique et social, l'organisation de la nation remplaçait la révolution. C'est un dogme de métaphysique sociologique qu'une révolution menacée de dangers extérieurs évolue à gauche; elle ne le fait que si les classes révolutionnaires apportent une organisation nationale plus efficace. Les Jacobins de 1793 avaient une nouvelle conception de l'armée et de l'administration; en Espagne, cent cinquante ans plus tard, les classes les plus avancées au point de vue social étaient anticentralistes et l'œuvre des jacobins revenait aux thermidoriens.

* Encore la séparation de l'Etat et de la Société! Un de nos amis anarchistes, qui a lu notre manuscrit a bien voulu nous préciser sa pensée; nous reproduisons ses mots: Le mouvement révolutionnaire seul n'est pas capable de mener à bien la guerre. Il se sert de l'Etat qui est un organisme exécutif; les organisations révolutionnaires doivent contrôler l'Etat; nous appelons cela «la fiscalisation». Les Comités décident, l'Etat légalise, entérine, s'exécute; c'est un instrument technique, Nous voulons rester dans la légalité et tenons à conserver l'Etat, surtout vis-à-vis de l'étranger et des classes non révolutionnaires. Nous n'acceptons pas le chantage des forces étatistes et contre-révolutionnaires qui disent «ou vous acceptez ou vous nous supprimez». Nous ne sommes pas hostiles au commandement unique, mais nous ne le voulons pas autoritaire; nous espérons obtenir que les organisations démocratiques contrôlent le commandement.

 

«Nous sommes en train de livrer une guerre politique et il nous faut suivre une politique de guerre. Même mot d'ordre sur les fronts de bataille qu'à l'arrière, une politique de guerre qui ne soit pas qu'un vain mot: discipline et obéissance au gouvernement responsable. C'est en cela que tout se résume... Il n'y a pas deux façons de faire la guerre, ou plus exactement, du grand nombre des façons de faire la guerre, toutes sont mauvaises moins une, celle qui conduit à la victoire. Il n'y a pas deux façons d'organiser une armée: on gagne avec une armée bien organisée. Je sais que pendant des décades, des professionnels ont fait croire au public qu'il y avait une façon de faire la guerre à l'espagnole, qui ne ressemblait pas au système de guerre adopté par les grands pays du monde. C'était lœuvre inconsciente de gens s'efforçant d'abaisser l'intelligence des Espagnols à une catégorie de second ordre. Il n'y a qu'une façon de faire la guerre... Le facteur moral de la guerre se traduit en obéissance, discipline, capacité et responsabilité, Tout le reste est non-sens ou suicide.» (Azana.)

Jesus Hernandez, le ministre communiste, parla encore plus clairement:

«Les vrais révolutionnaires sont ceux qui créent une armée puissante au plus vite possible et qui s'occupent d'accroître la production. Pour cette raison, notre parti a lancé le slogan d'en finir avec le chaos économique et à commencer à niveler, diriger et coordonner la production. Notre parti exige que les tentatives de socialisme dans les mains des syndicats et des comités soient supprimées une fois pour toutes.»

A lutte nationale, Etat national et armée régulière. l'Espagne se créa, sous la direction de son armée populaire et des organisations, un organisme national. L'organisation jacobine achevait de forger ce qu'on appelle une nation moderne. Le peuple espagnol, qui avait été indifférent à l'Etat pendant des siècles, devait, pour la première fois, s'identifier avec son gouvernement. Cette révolution idéologique et organique le fit franchir le seuil des temps modernes et rattraper les autres nations, ce n'était point la révolution qu'il avait rêvée, c'était même incompatible avec cette révolution. La nation espagnole fut tragiquement arrachée à ses rêves et mise sur pied dans des circonstances contradictoires: ce qu'elle voulait être ne correspondait plus à ce qu'elle devait faire. L'homme, et à plus forte raison un peuple, n'est pas ce qu'il veut être, mais il pense en fonction de ce qu'il fait. Le peuple espagnol ne fit que traduire son action actuelle par les mots que ses dirigeants prononçaient. En effet, il n'avait pas fait la révolution sociale; il se voyait donc renvoyé à la révolution démocratique et nationale.

L'Etat n'est pas une arme qu'on peut diriger sur n'importe quel objectif, ni un pardessus fourré qu'on peut porter retourné. Il se développe selon des lois qui lui sont inhérentes. Son action est déterminée par les organismes qui le constituent et non par ceux qui le contrôlent.

Plusieurs organisations rivales se disputaient le pouvoir: les syndicats, les fédéralistes, les jacobins, l'armée et la multitude des «militants inconnus» qui au moment de la carence totale de l'Etat (lors de la fuite du gouvernement à Valence) avaient assuré les services essentiels de commandement et de contrôle.

Les syndicats et les fédéralistes n'étaient pas parvenus à créer, en partant «d'en bas», les organismes de coordination; les jacobins et les commissaires n'avaient organisé que les secteurs qu'ils dominaient et moins encore que les fédéralistes, la multitude des aspirants-jacobins rivalisants s'entendait sur la question du centralisme.

Le «vide» qui existait dans l'organisation nationale fut donc rempli par l'ancienne bureaucratie, les représentants de l'Etat fossile, les hommes d'hier, bref, par ce qu'on appelait, à Madrid et à Barcelone, «Valence».

Tous les militants révolutionnaires ayant occupé un poste de commande aux heures graves se plaignent de ce que l'ancien personnel bureaucratique fit sa réapparition dans les services vers la fin de l'année 1936. Les conséquences désastreuses de cette évolution auraient été évitées si les révolutionnaires jacobins avaient créé un organisme de coordination. Isolés, ils étaient obligés de suivre le parti communiste, seule force centraliste; mais ce dernier était plus attaché à «Valence» qu'au jacobinisme.

Dans sa lutte contre les «petits gouvernements», les syndicats et les jacobins de Madrid, «Valence» avait l'habileté de mettre en avant des arguments centralistes et jacobins; les thermidoriens savaient se servir des jacobins, si bien que ces derniers n'avaient pas d'idéologie à eux, Selon toute logique, le Conseil de défense de Madrid, représentant prééminent du jacobinisme espagnol, aurait dû s'allier aux révolutionnaires; mais dépourvu d'idéologie révolutionnaire qu'il était, il se mit à la remorque des «centralistes» de Valence. Noyauté par l'ancienne bureaucratie, d'abord, il fut destitué par ses alliés au premier moment propice.

La question du «centralisme» dominait les esprits jacobins au point qu'ils ne voyaient pas les différences profondes qui existaient entre eux et «Valence». C'est ainsi que la lutte entre Madrid et Valence apparaissait aux jacobins madrilènes sous le jour d'une querelle personnelle pour le pouvoir ou même comme question de moralité.

Sur la question des commissaires, Caballero livra la première bataille aux communistes. Il ne voulait accepter la formation du corps des commissaires qu'après la «militarisation» des milices; les communistes formèrent le corps immédiatement. Cette organisation puissante leur donna le contrôle d'un grand nombre de milices non politiques. Plus tard, lorsque le conflit entre Caballero et les communistes aura éclaté, ces derniers lui reprocheront d'avoir eu une conception de «cacique». Il faut noter que dans ce conflit les communistes ont évolué; en octobre, ils préconisaient une mesure qui cadrait avec la conception des «milices partisanes» politiques; en février, ils préconiseront des mesures «étatistes». Ce changement d'opinion reflète bien l'extension de leur influence; en octobre, ils étaient forts par leur habileté d'organiser des milices partisanes; en février, ils étaient forts par leur mainmise sur le haut commandement.

Le redressement centraliste. — L'Etat, tel qu'il se présentait à la fin de 1936, était toujours en quelque sorte une fédération de régions, d'organisations militaires et de pouvoirs syndicaux. Le gouvernement de Madrid était militaire-communiste; à Malaga, les communistes assirent leur domination sur la bureaucratie ; au pays basque, une coalition catholique-communiste-socialiste avait entièrement écarté l'anarchisme, détruit ses maisons, saisi ses journaux et soumis ses milices; à Barcelone, régionalisme et anarchisme se partageaient le pouvoir; avec avantage pour ce dernier dans les masses et dans les villages, tandis que dans l'administration et dans les relations extérieures la bourgeoisie régionaliste, s'appuyant sur les communistes, marquait des progrès; en Aragon, le Conseil de défense, bien que composé de tous les partis, était entre les mains de l'anarchiste Ascaso; au Levant, le gouvernement central exerçait un pouvoir direct; dans les provinces andalouses et castillanes, les municipalités étaient plus ou moins soumises aux ordres du gouvernement. Néanmoins, le gouvernement arrivait à coordonner les volontés et à se poser en représentant de la volonté commune: gagner la guerre et organiser le ravitaillement. Caballero représentait en quelque sorte un dénominateur général des volontés syndicale, politique et militaire; il était en même temps le Don Quichotte général qui permettait à toutes les volontés de se réunir pour gagner la guerre — on croyait encore à la victoire certaine — et le tacticien habile qui assurait à toutes les tendances le moyen de se développer suivant leurs penchants naturels. En réalité, lui seul était capable de réaliser l'union sous le signe de l'Etat; il espérait balancer les poussées militaires naissantes contre les poussées syndicales qui l'avaient porté au pouvoir, se délivrer de ces dernières, rester indépendant des premières et établir, à l'aide de l'ancienne bureaucratie et de ses amis personnels, un pouvoir central plus ou moins autonome et capable de soumettre les différents organismes qui pullulaient encore à la surface de la révolution. Il créa des organismes économiques avec les syndicats, des organismes administrateurs avec l'ancienne bureaucratie, des organismes militaires avec les communistes; mais en même temps qu'il faisait cause commune avec les anarchistes pour conserver les milices, il s'alliait avec les communistes pour soumettre les organismes syndicaux à l'Etat. Il balançait et cherchait à s'infiltrer dans toute administration.

Dès la fin décembre, les Puissances préconisaient la médiation; les républicains et les socialistes «mous» y trouvèrent un point d'appui pour leur politique de modération et exercèrent une plus forte pression sur le gouvernement. Celui-ci ayant reçu des armes de la France se trouvait dans une position forte vis-à-vis des «incontrôlables» mal armés. Caballero arrivait donc à renforcer le poids des organismes de l'Etat. La compétence de l'Etat fut étendue aux dépens des comités; l'administration attira vers elle les éléments vacillants, les groupa et leur imposa la hiérarchie centralisée. De cette façon, l'Etat reprit le contrôle perdu sur les masses inorganisées.

Il va de soi que la résurrection de l'Etat donna une nouvelle vie aux partis politiques, également aux dépens des comités et des organismes syndicaux et miliciens. En se dissolvant peu à peu, la fédération des barricades fut remplacée par le jeu politique au sein du gouvernement. Les anarchistes mêmes furent obligés de se constituer en parti politique et de rapprocher leur organisation de celle d'un parti.

La nouvelle organisation de l'armée contribua largement à renforcer l'autorité de ceux qui l'avaient formée. La masse de ceux qui suivent la force commença à converger vers l'armée, la police et l'Etat. A Etat politique, armée non politique.

Un mécanisme bien monté commença à jouer: l'or de la Banque d'Espagne fut largement dépensé au profit de ceux qui étaient dociles au gouvernement; les armes, d'autre part, manquaient à ceux qui ne l'étaient pas; un «appareil» de propagande fut mis en scène pour dénoncer ces derniers et pour les représenter comme coupables de leur insuccès, Quoi de plus naturel que d'imputer la faute aux «indisciplinés» ? «Tout le pouvoir au gouvernement, toutes les armées au front, tous les hommes derrière le commandement unique !» hurlaient les haut-parleurs. Celui qui aurait voulu dénoncer la manœuvre risquait d'apparaître comme espion.

Pour accorder plus d'aplomb à la réapparition de l'ancien Etat et pour donner aux petits-bourgeois un symbole suprême, on sortit M. Azana de l'obscurité oÙ il avait vécu près de six mois. Les masses non instruites admiraient ses beaux discours, acclamaient les manifestes fulgurants des partis républicains et s'enthousiasmaient à la vue du chef de l'Etat dont le mythe était lié au mythe du Front populaire. Le mythe de l'unité nationale et républicaine travaillait les esprits. Au moment du plus grand danger, on ne se groupe que difficilement autour des plus hardis, on préfère chercher un abri là où se rassemble la plus grande masse. L'union nationale devenait la grande formule des masses.

Avec les anarchistes, les organismes révolutionnaires perdaient du terrain, au profit de l'administration. La révolution marquait le pas,, mais tandis qu'elle n'avançait plus, l'Etat occupait le terrain libre et poursuivait la conquête d'un champ de gravitation sociale que l'Espagne avait complètement ignoré jusqu'alors : la nation dans l'Etat.

La deuxième levée en masse. - Le premier échec de l'année 1937 fit naître un grand redressement national ; la chute de Malaga remplit les républicains d'un courage désespéré. L'indignation était grande dans tous les milieux, et les autorités s'efforcèrent encore de l'exciter. Le Conseil de défense de Madrid demanda immédiatement au gouvernement la convocation de tous les hommes capables de porter les armes. Le service militaire obligatoire devait remédier à une situation habilement présentée comme un malheur national dû à l'intervention italienne ; le pays, dans un grand effort de vertu républicaine, répondit favorablement à cet appel. Le 14 février, une manifestation monstre se déroula dans les rues de Valence ; devant les balcons des ministres, la foule réclama la mobilisation générale, une nouvelle levée en masse, le renforcement des cadres républicains, une enquête sur les causes de la perte de Malaga, un corps d'officiers républicains et une armée populaire, enfin la militarisation de l'arrière. Le 23, les classes 1932-1936 furent mobilisées ; le 30, Caballero mit en demeure les partis et organise'ions de faire cesser les querelles personnelles et de réaliser l'union sacrée. Del Vayo, chef des commissaires politiques, lança un appel pour la formation d'une armée populaire et parla ouvertement de la trahison toujours menaçante des anciens officiers qui dirigeaient encore les opérations ; il menaça de tirer au clair les responsabilités de la défaite à moins que les cadres républicains ne fussent renouvelés au plus vite. Les communistes présentèrent une liste d'anciens ouvriers, militants communistes, qui s'étaient distingués par leur courage, leur discipline, leur circonspection et qui étaient capables, grâce à l'instruction récemment acquise au combat et à leurs dons naturels de remplacer les anciens généraux bureaucratiques. A Barcelone, 15 000 ouvriers faisaient l'exercice militaire sur la Rambla et une « Semaine de l'armée populaire » fut célébrée dans un enthousiasme général.

Quatre mois plus tard, après la chute de Bilbao, on verra une troisième levée de cet ordre. La République était assez forte dans le coeur de la population pour que la défaite ne décourageât plus les masses, mais les encourageât, bien au contraire, à redoubler leurs efforts au front et à l'arrière et à renforcer l'autorité de la République. C'est là l'œuvre merveilleuse du jacobinisme à la tête d'une révolution démocratique dans une guerre nationale révolutionnaire ; on a vu chose pareille en France en 1793 et en Russie en 1918.

Le 19 avril 1937, le contrôle naval fut décidé définitivement au Comité de Londres ; le 20, le ministre de la Marine lança un manifeste fier et digne. Aussitôt les masses se rendirent au ministère de la Marine pour acclamer Prieto. Le peuple espagnol répondit à sa mise en tutelle par l'affirmation de son unité nationale et républicaine. La flotte républicaine allait protéger le commerce de la République et son ravitaillement en armes. Le grand redressement républicain se poursuivit dans l'esprit du 19 juillet, du 7 novembre et du 13 février. Le 13 mars, la victoire sur les Italiens à Guadalajara et Turquijo vint confirmer la décision suprême que le peuple avait prise à l'heure du désastre : créer un gouvernement de victoire à l'autorité duquel tous les patriotes se soumettraient inconditionnellement pour appliquer les mesures d'urgence qu'il prendrait, Obéir sans hésitation aucune, pour résister comme un bloc de granit, telle était la consigne du Conseil de défense de Madrid. Tous les fusils au front, avait répondu la manifestation du 14 février, commandement unique, travail et service obligatoires, contrôle de l'industrie par le gouvernement. Urie vague de confiance républicaine portait les masses à résister jusqu'au bout.

Chef ou jongleur ? - Si tout le monde était d'accord sur le plan de la défense et de la vertu républicaine, peu se doutaient de ce que derrière le spectacle héroïque couvait une querelle politique d'ordre tant personnel que social, Caballero était le chef de ce gouvernement d'octobre qui représentait toujours l'époque de la levée Confuse et spontanée, et s'appuyait surtout sur les syndicats. La poussée jacobine et républicaine exigeait J'élimination des petits gouvernements d'organismes particuliers, la soumission de citoyens isolés à un gouvernement politique et.militaire, au lieu de l'adhésion du syndiqué par le truchement d'une organisation corporative. En effet, le gouvernement Caballero était plein de contradictions inhérentes tant à sa constitution qu'à sa position à l'égard du pays. Politiquement, il réunissait tous les partis politiques et les organisations syndicales antifacistes ; mais sur ce plan, les ministres bourgeois savaient imposer leur volonté, et les ministres anarchistes se plaignaient d'être systématiquement tenus à l'écart des décisions prises par les ministres de différents ressorts. D'autre part, les communistes et les socialistes de droite gardaient des rancunes personnelles contre le chef du gouvernement qui s'opposait à leurs conceptions jacobines, et les républicains bourgeois ne demandaient pas mieux que de voir se « dégonfler » celui qu'ils tenaient pour responsable soit de la provocation à la guerre civile, soit de sa prolongation inutile.

Le cabinet était, de plus, inefficace dans l'action parce qu'il ne correspondait plus à la répartition du pouvoir dans le pays. Le redressement de l'Etat s'était fait, grâce aux organismes militaires et jacobins en marge de l'Etat, et les commissaires détenaient un pouvoir qui ne relevait pas directement du gouvernement ; d'autre part, les petits gouvernements des syndicats et municipalités continuaient leur vie en marge du gouvernement et du pouvoir jacobin militaire. Le cabinet était pratiquement isolé et ne tenait que grâce à l'habileté personnelle de Caballero qui savait se présenter comme le seul lien possible entre les tendances divergentes du Front populaire et des syndicats. Il se balançait à la tête d'un Etat naissant dont la direction lui échappait dans la mesure où celui-ci devenait une réalité.

Que pouvait faire Caballero contre le jacobinisme communiste et républicain qui allait à l'assaut de l'Etat ? contre les intrigues qui harcelaient la présidence du Conseil ? contre Madrid, qui ne lui pardonnerait jamais la fuite à Valence ? Il s'abritait derrière l'Etat fossile.

D'une part, il donnait des places importantes à ses amis personnels ou se liait avec des représentants de l'ancienne bureaucratie militaire ou administrative qui étaient restés étrangers aux formations politiques nouvelles : ses sous-secrétaires au ministère de la Guerre furent d'abord Ascensio, un technicien remarquable, ensuite Cerón, qui ne se cachait jamais de ses opinions monarchistes. Cerón, qui ne se cachait jamais de ses opinions monarchistes. Cerón, ancien chef d'état-major du général Jordana, fut le seul collaborateur d'Ascensio qui ne passa pas à l'ennemi ; d'autre part, Caballero se posait en champion de la ligne de défense jusqu'au bout, Le premier de ces moyens lui valait le mépris de ceux qui avaient sauvé le gouvernement par leur action spontanée, et la réputation d'un rnauvais organisateur qui ne savait pas se servir des forces démocratiques pour créer le nouvel ordre. Les communistes en partirulier l'accusaient de mener une politique de cacique, d'aspirer à la dictature personnelle, d'écarter les autres ministres des décisions militaires (en l'occurrence, Caballero prit ombrage de l'intérêt particulier que Hernandez, ministre communiste de l'instruction publique, réservait aux mesures relevant du ministère de la Guerre). En effet, le « cas Ascensio-Villalba » risquait de devenir un « cas Caballero ».

Comme chef du gouvernement, Caballero savait qu'il serait abandonné par les communistes en temps voulu s'il ne contrebalançait pas leur influence au moyen d'une politique syndicale indépendante. Sa conception de gouvernement républicain était l'équilibre des forces révolutionnaires et réactionnaires sous sa direction personnelle. Les communistes le lui reprochèrent et firent tout pour faire échouer cette tentative. C'est ainsi que le ministre de la Guerre ne pouvait pas obtenir l'obéissance de ceux qui réclamaient à haute voix le commandement unique et la discipline. Les commissaires et les généraux qui avaient adhéré au parti communiste conservaient leur organisation et leurs milices à Madrid et les entouraient d'un « mythe madrilène » ; la délivrance de Bilbao, le ravitaillement du front d'Aragon, l'action commune des différentes troupes en Andalousie, tout cela ne les intéressait guère ; On pouvait toujours en imputer la faute à Caballero. Les manifestations émouvantes et sincères des 14 février et 20 avril furent habilement exploitées contre Caballero et ses amis.

Il est vrai que Caballero ne voulait pas d'organisation jacobine. Le commandement unique, c'était pour lui la coordination des diverses milices et troupes par le ministre de la Guerre lui-même ; l'organisation uniforme et automatique préconisée par les communistes et mise au point par les commissaires devait menacer sa position d'arbitre suprême en même temps qu'elle risquait d'écraser le pouvoir syndical. Il combattait donc les commissaires communistes (c'est une des raisons de son divorce avec Del Vayo). Encore une fois, les notions de « gauche » et de « droite » s'avérèrent insuffisantes. En tant que représentant de l'Etat fossile, Caballero avait tort de s'élever contre le jacobinisme communiste ; en tant que représentant de la révolution syndicale, il servait de bélier des libertaires contre l'emprise thermidorienne.

La position de Caballero était donc en quelque sorte semblable à celle des anciens caciques : il intriguait, il composait avec les forces qui avaient surgi tout en espérant les dominer, il confectionna de petites coteries personnelles ; la routine régnait plus que jamais - pour la simple raison qu'il s'était proposé la réunion de forces qui ne pouvaient être contenues par d'autres moyens. Il ne voulait ni la milice ni l'armée régulière ; il ne voulait ni l'ancienne bureaucratie ni la nouvelle organisation révolutionnaire ; il ne voulait ni la guérilla ni les tranchées. Il promit aux communistes la mobilisation générale et le plan de fortifications, et aux anarchistes, la guerre révolutionnaire ; en fait, il ne fit ni l'un ni l'autre. La mobilisation fut décrétée trois fois et trois fois elle resta lettre morte.

La poussée anti-caballeriste. - En février, après la chute de Malaga - que tout le monde s'expliquait par la trahison de Cabrera - l'organe républicain Politica publia une photo représentant Caballero fils trinquant à Séville avec un chef phalangiste. Caballero riposta énergiquement par une lettre ouverte où il prit à parti les républicains et en particulier le ministre de la Propagande. C'était une « fuite sur la foire publique ». En effet, Caballero était encore sûr de l'appui des masses s'il accusait de trahison et de manoeuvres déloyales ceux qui le combattaient à la manière cacique.

« Certains gouvernants, disait-il dans un message à l'opinion publique, déclarent que la guerre doit se terminer, sans ajouter qu'elle doit finir par notre victoire. On veut nous foire répéter la scène des embrassades de Vergana (réconciliation spectaculaire lors des guerres carlistes). Les bras de celui qui est aujourd'hui président du conseil, ne s'ouvriront jamais pour étreindre les traîtres à leur patrie serviteurs des puissances qui sont un terrible danger pour la paix et pour l'avenir du prolétariat. »

Par cette note, il dénonça ceux qui voulaient le renverser d'être partisans de la conciliation ; personne ne voulait prendre cette responsabilité, car les masses étaient loin d'être épuisées, au contraire, elles considéraient la mention même de conciliation comme trahison, non seulement à leur cause mais encore à la patrie. En effet, le voyage de Carlos Espla, républicain, en France, envisagé dans le but d'ouvrir des pourparlers par l'intermédiaire des gouvernements occidentaux, fut ajourné.

En déjouant la manceuvre cacique qui fut dirigée contre sa personne, Caballero écarta la possibilité de la médiation et conserva l'état de choses tel qu'il était, c'est-àdire le double gouvernement. Mais pour y arriver, il n'avait plus fait appel aux organisations ouvrières ; il s'était adressé au public républicain tout court, au moyen d'une manceuvre d'apparence jacobine. En effet, les organisations ouvrières n'avaient plus la première place dans les consultations gouvernementales, on s'adressait à l'ouvrier en sa qualité de citoyen. La crise du gouvernement Caballero -se soldait donc par un avantage au compte de l'Etat national (et, partant, de la bourgeoisie, de l'armée et de la bureaucratie) et par un recul des organisations révolutionnaires. Cette fois, la mobilisation générale n'était plus à éviter ; les milices devaient être noyautées par les soldats réguliers.

Jusqu'en février, Caballero avait servi les syndicats : derrière la couverture que leur offrit son ministère et sa bureaucratie, les syndicalistes avaient organisé leur pouvoir économique, espérant le rendre superflu un jour ou l'autre, Depuis février, Caballero servait de bélier aux jacobins : il traduisait les exigences de plus en plus pressantes de Prieto, de Negrin et des communistes. L'Etat « neutre » qu'il croyait diriger ou contrôler s'évanouit, ou plutôt se transforma en Etat centraliste jacobin au fur et à mesure que les Prietistes et les communistes savaient lui donner un aloi plus concret et plus efficace.

Caballero, isolé des syndicats au sein du cabinet, fut réduit à sa véritable taille. Il n'a jamais eu plus de force que les syndicats derrière lui ; cette fois, il essayait de se gonfler en se faisant le porteparole des centralistes contre Barcelone, Mais cet habit ne lui allait guère. Il aura été la victime de son propre jeu de balance. En mars déjà, le Temps annonça le cabinet Negrin, formé en mai. Selon Krivitski, les communistes avaient lié partie avec Negrin dès novembre et le considéraient comme « leur » président futur. En janvier, lors d'un comité central du PSUC, « Pedro »*, instructeur du Kominterri auprès de ce parti, avait déjà annoncé que Negrin succéderait à Caballero.

* Pseudonyme du Hongrois Ernö Gerô, dirigeant stalinien de la Hongrie après la Seconde Guerre mondiale.

 

Les anarchistes avaient toléré le jeu du président du Conseil parce qu'ils le croyaient ou sincère ou sage - car la sagesse lui aurait dit qu'il fallait s'en tenir à la politique syndicale. Quand il retrouvera la politique de novembre - après sa chute définitive - ce sera trop tard pour lui-même et pour la révolution espagnole. La tactique ne pourra plus remédier au sang qui aura coulé à Barcelone. Or, Caballero n'a jamais été autre chose qu'un bon tacticien politique, un cacique qui surestimait sa propre importance et s'obstinait à ne pas reconnaître que cette dernière dépendait uniquement de l'importance de l'organisation qu'il représentait. Dès le mois de mars, Caballero était complètement isolé ; les républicains brûlaient de se débarrasser de lui, les communistes étaient devenus ses ennemis mortels, les anarchistes commençaient à perdre la confiance, le parti socialiste avait glissé entre les mains de Prieto et même dans PUGT son influence allait décroissant de jour en jour. Cinq mois plus tard, il donnera le spectacle pitoyable d'un chef qui se barricade contre ses militants.

La force armée rétablie. - Nous avons vu quelle importance les révolutionnaires attribuaient à la milice ; ils voulaient rester « le peuple en armes » et se refusaient à devenir une armée séparée du peuple révolutionnaire. D'autre part, nous avons constaté que la guerre exigeait la transformation des milices en troupe bien disciplinée, organisée et obéissant à des chefs bien instruits.

Les « dinamiteros » de la Colonne Durruti, (Collection privée.)

 

La propagande stalinienne tendait à enseigner aux Espagnols que le caractère de milices et la qualité de combativité étaient incompatibles. Selon l'idéologie petitebourgeoise, ils confondaient l'efficacité au combat avec l'organisation d'une armée régulière. L'exemple de Durutti a prouvé que ces deux questions n'avaient rien de commun. Le problème certes, était des plus difficiles à résoudre et la nouvelle organisation de l'armée, ainsi que l'idéologie populaire qui l'accompagnait, avait un penchant naturel vers la constitution d'une véritable armée correspondant aux grandes armées des nations capitalistes ; mais rien ne prouve que cette évolution était la seule possible ; la révolution se trouve devant des tâches souvent incompréhensibles à l'esprit bourgeois et arrive pourtant à les résoudre. Les généraux de Koblentz, battus par l'armée de Carnot dont ils s'étaient moqués, se plaignirent du fait que les Français n'avaient pas observé les « règles ». De même, chaque révolution découvre son armée à elle, comme elle découvre son organisation politique. Rien ne justifie la capitulation devant la « nécessité » ; si nous avons dit plus haut que la guerre impose ses lois, il faut ajouter maintenant : elle les impose à ceux qui n'imposent pas la loi révolutionaire à la guerre.

L'organisation de l'armée exigea la discipline, la hiérarchie militaire, ses titres, ses grades et ses insignes (galons, etc.). Le chef d'une colonne de milices fut nommé capitaine, et par là, soumis au commandement de ceux qui étaient titulaires d'un grade supérieur. Une lutte acharnée fut engagée contre les chefs qui refusaient de porter les insignes militaires.

De plus, on reconstitua les anciens corps de police. Les patrouilles de contrôle ouvrières furent remplacées par les services réguliers des gardes civils et des gardes d'assaut. Les gardes civils furent rarement envoyés au front. Les communistes qui faisaient des gorges chaudes en criant : « tout pour le front, il nous faut une armée », n'y voyaient aucun inconvénient. Les gardes ne furent pas encadrés dans les milices et passaient à l'ennemi par formation. Les communiqués des nationalistes qui parlent de policiers transfuges en masse sont, hélas !, vrais ; pire encore, ni Bilbao, ni Santander, ni Gijon, ni Malaga, ne seraient tombées sans la trahison des policiers. Cette véritable menace que constituait la présence d'un corps cohérent de contrerévolutionnaires dans son camp, le gouvernement la tolérait pour maintenir ce qu'il appelait l'ordre à l'arrière, En février, on interdit aux policiers d'adhérer à un syndicat ou à parti politique et même d'assister à des réunions. On interdit la propagande des partis et des organisations dans l'armée (ce qui n'empêchait pas les communistes possesseurs de l'appareil de propagande de les travailler sous prétexte de faire la propagande du gouvernement). Ces mesures devaient priver la force armée de son caractère politique, empêcher les ouvriers d'y pénétrer et, en somme, séparer la force armée du peuple. Un tract au bas duquel se trouvent les noms de toutes les organisations anarchistes demande « que les 3 000 carabiniers qui surveillent la frontière française aillent au front... donner des armes aux milices dAragon pour soulager Bilbao ». « La création d'un corps unique de Sûreté avec la condition que ses membres n'appartiendront plus à leur organisme syndical révolutionnaire ou politique, est une erreur. La formation d'une armée sans tendance en est une autre. Ces deux organismes nous ont fait faire deux pas de géant vers les rangs des ennemis du prolétariat. » (Solidaridad Obrera.)

D'autre part, on s'efforçait de désarmer les ouvriers révolutionnaires. Après la défaite de Malaga, le gouverneur d'Almeria attaqua, avec l'aide de 60 gardes d'assaut et des marins du Jaime Ier, non pas les fascistes qui avançaient vers Motril mais les miliciens qui fuyaient en déroute faute d'un commandant capable d'organiser une retraite ordonnée. Les milices se sentaient trahies par leur gouverneur et réclamaient des sanctions énergiques contre les commandants qui avaient désorganisé la défense de Malaga. Au lieu de rassembler ces troupes pour s'opposer à l'ennemi, Don Maron Diaz les désarma. En mars, une véritable bataille eut lieu à Valence entre gardes d'assaut et la célèbre « Colonne de fer » qui encore une fois était descendue du front de Teruel pour protester contre une tentative entreprise pour la désarmer.

Lutter pour les armes. - La Colonne de fer, composée d'anarchistes qui avaient subi plusieurs années de prison, est généralement décrite comme une « tribu de forçats », de lâches, de voleurs, etc. A la vérité, c'était une troupe bien disciplinée qui menait sa guerre à elle contre les fascistes de Teruel et contre l'arrière gouvernemental. Un jour, elle présenta au gouvernement une grande quantité de bijoux qu'elle avait « saisis » à Valence, disant qu'elle viendrait chercher les armes que -le gouvernement achèterait avec ces bijoux.

Le gouvernement forma une force armée entièrement indépendante des milices et la dota de gros armements - les carabiniers et la « défense cÔtière », véritable garde prétorienne de plusieurs dizaines de milliers de mercenaires, dont la solde était particulièrement élevée.

De toutes les régions, la Catalogne avait conservé la plus grande indépendance à l'égard du gouvernement central ; les anarchistes profitaient de cet état de choses pour conserver intactes leurs milices. C'est donc là que se produisit la réaction la plus véhémente de l'Etat central. A Puigcerda, les carabiniers essayèrent vainement de désarmer les milices chargées du contrôle de la frontière où passaient les livraisons d'armes.  

La Colonne Durruti sur le front d'Aragon. (Colleetion phvee.)  

De même, on prit prétexte d'un vol prétendu de bijoux pour désarmer les milices de Reus ; la réaction essuya le même échec. Dans toute la Catalogne le décret dissolvant les patrouilles de contrôle ne put être exécuté à cause de l'attitude hostile des organisations anarchistes. Les miliciens avaient tout accepté ; ils renoncèrent à l'application immédiate de leur programme, à leur conception de la discipline volontaire, à leur organisation, à leur idéal apolitique, à l'augmentation de leur salaire ; mais ils étaient résolus à conserver les armes, garantie suprême devant la contrerévolution à l'arrière, assurance de l'espoir que la guerre ne serait pas vaine. Le gouvernement dut donc renoncer au désarmement général, raison de plus pour garder à Barcelone une troupe de police forte de 11 000 hommes bien instruits et qui n'ont jamais vu un soldat fasciste. Dans le même but, il fut créé un corps spécial de police secrète.

En avril, la police exécutait des mouvements de grande envergure dans toute la Catalogne ; la réaction n'avait évidemment pas encore décidé où elle allait mener le coup, Les anarchistes observaient attentivement et suivirent ces mouvements, afin que toute manceuvre de désarmement par petites attaques successives fût déjouée ; il fallait donc procéder à la provocation du 3 mai.

Ces agissements prirent un caractère criminel, lorsqu'ils se présentaient au front ; c'est surtout dans le secteur d'Aragon que les carabiniers procédaient à des tentatives de désarmement de milices ou attaquaient des positions tenues par les anarchistes. Les incidents lamentables de 1874 se reproduisirent : en face de l'ennemi, les républicains tiraient sur les anarchistes. Cette trahison fut encore commise sous une forme particulièrement odieuse : la division Carlos Marx, communiste, ne suivit pas l'ordre d'appuyer du flanc une attaque lancée par la division Lénine, du POUM, abandonnant les combattants à la défaite, voire à la déroute totale. De même, les aviateurs russes se refusaient à venir en aide aux formations non communistes sur le front d'Aragon.

La guerre anarcho-staliniste. - Nous avons vu que les communistes avaient changé de tactique d'abord, de stratégie ensuite, et, enfin, puisque le but ne peut pas être séparé des moyens employés pour l'atteindre, d'idéologie également. Le moyen force la main de celui qui veut s'en servir ; pour être considérés comme défenseurs de la République, ils devaient finir par l'être ; les socialistes avaient tort de se méfier du nouveau credo communiste.

Ensuite, nous avons vu que l'organisation jacobine des communistes s'avérait salutaire et indispensable à un certain moment de la guerre.

En effet, les communistes étaient toujours centralistes ; mais ils avaient mis leur centralisme, autrefois révolutionnaire, au service de la République. Décidés à organiser la République en nation belligérante, ils tenaient en horreur toute tentative révolutionnaire qui ne saurait que porter préjudice à cette œuvre. Dans sa lettre ouverte à Mundo Obrero, le secrétaire du parti, José Diaz, a précisé que ; « l'affirmation que la seule issue à notre guerre est que l'Espagne ne devienne ni fasciste ni communiste est absolument juste », et que l'Espagne est solidaire de Londres et de Paris.

Dans ce but, les communistes réclamaient le pouvoir pour les forces conservatrices et combattaient énergiquement la révolution.

Dans presque chacune des grandes villes et même dans les agglomérations de moindre importance, les staliniens menaient une lutte sans quartier contre les organisations révolutionnaires. A Bilbao, ils se firent octroyer la jouissance des locaux syndicaux confédéraux, après avoir dénoncé les anarchistes, si bien que le comité régional de la CNT fut emprisonné, son journal confisqué et son organisation dissoute. A Malaga, ils utilisaient l'influence qu'ils avaient acquise sur l'administration pour écrouer des militants syndicalistes sous l'accusation de crimes de droit commun. La même méthode fut utilisée pour atteindre Ascaso, le chef de la junte d'Aragon ; ce conseil, privé de toutes ressources pour faire la guerre, avait saisi des bijoux appartenant aux riches propriétaires, ce qui lui permit d'acheter des armes et de ravitailler la population et les milices ; accusation : vol de bijoux ! Un autre cas dont les staliniens firent grand état, était celui de Nin ; du temps de la plus grande disette à Barcelone, Nin eut connaissance d'un stock de pommes de terre qui pourrissaient, aux dires de ses adhérents, dans un endroit gardé par les communistes ; il les fit saisir et distribuer à la population ~ les staliniens dénoncèrent d'abord Nin d'avoir laissé pourrir ce stock, puis, mis au pied du mur, ils changèrent brusquement de tactique et prétendirent que ce stock était destiné au front accusation : sabotage du ravitaillement de la troupe !

A Barcelone, Rodriguez Salas, un carriériste, était l'homme de confiance du consul russe, donc du parti socialiste et communiste unifié de Catalogne. Digne de la succession d'Anido, il sut reconstruire la police, d'abord clandestinement puis ouvertement, et la soustraire à l'obligation de prendre part au combat. C'est lui qui rassemblait les « gardes prétoriennes » que la grande presse étrangère saluait avec tant d'enthousiasme ; c'est lui qui disposait des fonds considérables qui manquaient à la Généralité pour acheter des armes et des vivres ; c'est lui qui organisait les raids de carabiniers contre les milices et les assassinats de militants syndicalistes.

A Madrid, les charges les plus graves pouvaient être formulées contre Gazorla, délégué communiste au Conseil de Défense. Garcia Oliver écrit :

« Toutes les nuits, dans les localités de son ressort, des militants,syndicalistes tombaient sous les balles d'assassins mystérieux, dont on ne retrouvait jamais les traces. Il est vrai qu'en guise de compensation, il mettait chaque jour en liberté des fascistes notoires. Dénoncé publiquement, après plusieurs mois de cette activité louable, comme un agent de la cinquième colonne, il eut la chance d'échapper à l'enquête et au châtiment qui aurait suivi inévitablement, par suite de la dissolution, prononcée entre temps, du Conseil de la Défense de Madrid, dont il était l'un des meilleurs ornements. »

Krivitsky reconnaît qu'en mars déjà, Slutski lui avoua que la terreur de la Guépéou était insupportable et que la conduite des Russes était celle de conquérants en pays colonisé. D'après le même auteur, Stachevki et Berzine auraient demandé à Yégov la révocation d'Orlov connu pour ses méthodes brutales. Mais l'épuration russe frappa les premiers et bénéficiera au dernier.

L'attitude antirévolutionnaire des communistes s'explique par leur centralisme et leur étatisme. Ils tenaient en horreur avant tout l'émiettement du pouvoir tel qu'il se présentait jusqu'en niai, et les anarchistes, seule force susceptible de leur disputer l'accès au pouvoir. Ils luttaient donc pour le rétablissement de l'Etat, espérant que dans une République jacobine le pouvoir leur écherrait. C'est pourquoi, contrairement à l'enseignement de Lénine, ils ne songeaient pas à « détruire la machine de l'Etat » ; au contraire, ils ne réclamaient la discipline qu'au nom de la République, et cela en toute sincérité ; la preuve en est le fait qu'ils abdiquèrent à Valence chaque morceau de pouvoir arraché aux anarchistes, En renforçant la République, ils espéraient éviter les problèmes de la prise du pouvoir qu'avaient rencontrés les bolcheviks de 1917. Ce calcul s'est avéré erroné par la suite.

Quoi qu'il en soit, quelque enseignement doctrinal qu'on en tire et quel que soit le degré de sincérité qu'on attribue aux communistes, il n'est pas niable que c'était eux, leur cinquième régiment et leurs Commissaires, qui construisaient l'Etat. Dans leur esprit, cet Etat devait être un Etat populaire et national.

Quel Etat ? Dans leurs documents justificatifs, les communistes ont soutenu qu'il s'agissait d'un Etat d'un type mixte, transitoire, évoluant. C'était vrai ; la forme du pouvoir que les communistes tenaient grâce à l'état-major madrilène indiquait qu'il s'agissait bien d'un Etat dont la structure différait beaucoup de l'Etat bourgeois. Bien que le pouvoir à Madrid pût se réclamer des principes démocratiques qu'il défendit contre les généraux, la volonté nationale à Madrid ne se formait plus par des procédés démocratiques ; elle se formait au sein du comité central du parti communiste, au Conseil de Défense, au cabinet du général Miaja ; c'était la dictature de l'avant-garde des combattants, dictature qu'on peut assimiler à celle que les jacobins ont exercée en 1793. Qu'on compare les discours de Del Vayo, chef suprême des Commissaires politiques, avec ceux rédigés par Carnot et Barère, on y trouvera les mêmes idées exprimées par des mots identiques. Mais, en 1936-1937, ces mots ne désignaient plus la révolution.

Nation, Etat, classes. - Ce n'est donc pas le hasard qui fit affluer vers le parti communiste les classes moyennes. En effet, bien que ses cadres fussent toujours les ouvriers qui l'avaient construit, le visage du parti devint de moins en moins prolétaire. C'est au nom de ses nouveaux adhérents que le parti communiste se fit le Champion de la défense de la propriété et de l'Etat. Le parti communiste devenait le porteparole de ceux qui demandaient « un gouvernement qui gouverne et qui interprétaient la guerre comme "guerre nationale" ». Ces classes, il est vrai, ne participent à la collectivité que par l'Etat et par leur sentiment national ~ leur dynamisme ne s'exerce que par le truchement de l'exécutif abstrait de la société. Rien donc n'est plus naturel que cette alliance des classes moyennes avec les communistes ; les communistes étaient les conservateurs sincères de cette République qui leur permettait de faire la guerre nationale et qui permettait l'accès au pouvoir aux militants communistes au fur et à mesure que l'Etat « neutre » se transformait en République antifasciste. Les communistes lui acquéraient les sympathies de tous les Espagnols qui pensaient comme eux ; c'est ainsi qu'ils pouvaient se vanter d'avoir convaincu de leur cause l'ancien secrétaire des phalanges fascistes de Valence et d'autres représentants de l'étatisme de droite petit bourgeois. En effet, les classes moyennes et leurs représentants n'avaient guère à changer d'esprit pour passer de l'étatisme de droite à l'étatisme de gauche ; le dénominateur commun des idéologies fasciste et communiste était l'Etat organisateur, ce jacobinisme non-révolutionnaire et hostile aux revendications corporatives des ouvriers, susceptibles d'entraver l'organisation de la guerre, s'oppose à l'action spontanée des masses. Les classes moyennes, tellement soucieuses d'échapper à la force des choses, arrivent, par leur action même, à traduire la force des choses et leur ambiance dans le langage des hommes, L'humanisme du prolétariat le fait s'insurger, le réalisme des classes moyennes les fait s'exécuter quand les circonstances commandent. Cette subordination à la matière, d'ailleurs, est accompagnée d'une idéologie préférant l'abstrait, quelque idéalisme philosophique ou biologique, quelque superstition religieuse ou politique, bref un idéalisme qui favorise la domination de l'Etat sur le syndicat, du politique sur l'économique, de la machine et de l'organisation sur l'homme. L'idéalisme étatiste des classes moyennes qui s'accompagne de nationalisme trouvait une expression et un outil adéquats dans l'organisation et l'idéologie du parti communiste. Les partis de la vieille routine, le caciquisme des chefs républicains, auraient été inaptes à contenter leurs besoins d'un chiliasme réaliste. Les transfuges des anciens partis et les carriéristes se tournèrent donc vers le communisme.

Le petit-bourgeois, qui n'est pas héroïque, et surtout le petitbourgeois catalan, qui est un petit épargnant, aime se refléter dans l'image héorïque de l'armée et du gouvernement. Il voue à l'Etat tous les sentiments généreux dont il serait capable s'il n'était pas bourgeois. En tant que membre d'un Etat héroïque, et rien qu'en cette qualité, il peut accéder lui-même à l'héroïsme, tandis que le prolétariat ne connaît point cette notion d'héroïsme puisqu'il ne fait qu'exercer la violence qui s'impose, sans pose et sans idéologie. Certainement, ce qui a porté le plus de préjudice aux anarchistes, c'était que Durutti ne se comportait pas comme homme d'Etat supérieur aux êtres communs, mais avait annoncé qu'il rentrerait dans le rang et dans l'usine dès que la guerre serait terminée. C'est un genre de réflexion que les petits-bourgeois ne comprennent pas.

C'était la question de l'Etat qui séparait les classes. Pour les anarchistes, le problème était de remplacer l'Etat par les organisations syndicales, le POUM voulait lutter pour un Etat révolutionnaire, c'est-à-dire contre la République ; mais pour le petitbourgeois, l'Etat républicain c'était la sauvegarde de son faux-col, la barrière contre l'intervention des organisations dans les affaires qu'il considérait comme sacrées. Nous avons vu que même pour le grand capital, l'Etat tenait lieu de conservateur de la propriété privée.


 

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