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CHAPITRE VIII  

 

LA CORRUPTION DU POUVOIR

 

Quelques critiques pensent que les anarchistes exagèrent l’effet corrupteur du pouvoir sur les individus. Ils soutiennent méme que les anarchistes qui considèrent tous les gouvernements de la même façon ne sont pas réalistes. La thèse défendue est que, du point de vue anarchiste, un gouvernement qui permet la liberté de parolé et de presse est préférable, et doit être appuyé par rapport à un autre qui étoufferait les plus élémentaires libertés et prêtendrait que tous parlent à l’unisson. Cela peut être vrai en un certain sens, mais c’est cependant un choix entre deux maux et ce raisonnement ignore le fait que le gouvernement, qui peut permettre au peuple de le critiquer et l’attaquer en paroles, est en réalité un gouvernement plus fort et plus sûr que celui qui rejette toute critique du système social et des hommes au pouvoir et est peut-être, donc, d’un point de vue révolutionnaire, un plus grand obstacle à vaincre.

Beaucoup d’anarchistes ont été influencés par cette critique et par ceux qui, tout en sympathisant avec la philosophie anarchiste, la considère encore comme utopique, et placée en dehors du règne de l’application pratique. «Peut-être dans mille ans», disent-ils, tandis qu’ils reviennent à la réalité de la bombe atomique et aux problèmes de l’heure. Et ces anarchistes, frappés de l’accusation de «rêveurs», cherchent à avancer «des solutions pratiques», susceptibles d’être réalisées dans le présent. Mais pour être «pratiques», ces solutions doivent être appliquées à travers les institutions gouvernementales et étatiques existantes et cela ne peut signifier qu’une chose: la reconnaissance du fait que les problèmes de notre époque peuvent être résolus par l’action gouvernementale. Admettre ceci c’est détruire toute la critique anarchiste du gouvernement, critique fondée non sur des émotions ou des préjugés, mais sur la connaissance bien étayée du but et de la fonction des gouvernements et de l’État.

Reconnaître que les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires ne peuvent faire progresser utilement leurs idées sociales dans le cadre des institutions étatiques, n’implique pas, selon nous, qu’ils doivent être, par voie de conséquence condamnés à l’impuissance et au silence. Ce qui fit de la CNT en Espagne une force vitale, en comparaison de l’UGT — numériquement égale —, fut précisément le fait que depuis le commencement, elle fut contre l’État, et contre tous les gouvernements, et que son organisation était diamétralement opposée à celle du gouvernement puisque le contrôle était exercé par les membres de l’organisation elle-même et non par des fonctionnaires permanents, avec des pouvoirs exécutifs. L’UGT en revanche était contrôlée par les chefs du parti socialiste et donc était sujette à toutes les vicissitudes politiques de ce parti qui se servait de la force numérique de l’UGT comme d’une arme politique, avec toutes les conséquences qui ne sont que trop familières aux syndicats en France et en Italie (où nous avons des syndicats dominés par les catholiques, les socialistes et les communistes), en Angleterre (où ils font virtuellement partie de la machine étatique) et en Russie (où ils n’existent que de nom).

La force de la CNT est dans son opposition intransigeante à l’État et aux intrigues politiques ; dans sa structure décentralisée et dans son opposition à la pratique universelle des fonctionnaires payés et permanents; dans son action pour les objectifs de contrôle des moyens de production par les travailleurs, comme une étape nécessaire vers le communisme libertaire et, en même temps, dans la défense courageuse des revendications immédiates des masses travailleuses pour obtenir de meilleures conditions de travail et la reconnaissance de leurs libertés les plus élémentaires. Les concessions arrachées au gouvernement par la force de l’opposition ont comme résultat positif, du point de vue anarchiste, d’affaiblir l’autorité du gouvernement et ne peuvent être confondues avec le réformisme politique.

Pour comprendre comment il fut possible aux anarchistes espagnols de jeter à la mertous leurs principes, il faut comprendre l’atmosphère particulière dans laquelle s’était épanoui l’anarchisme espagnol. C’était un mouvement fondé sur l’action.

«La majeure partie des militants espagnols vit pour la révolution et pense qu’on peut la réaliser, peu importe quand et comment, en s’engageant à fond et de façon permanente dans l’action.

«Cela influe sur leur mentalité au point que les questions idéologiques même ne les intéressent plus, et dans le meilleur des cas, ils pensent que ce sont des problèmes pour demain.

«En général, c’est ce genre de militant qui choisit la FAI avec l’idée que celle-ci est le véritable organisme d’action créé exclusivement par l’action et pour l’action révolutionnaire. Ce type de militant finit par être, en réalité, malgré sa bonne volonté et son esprit d’abnégation, le poids mort de la FAI parce qu’il la prive d’activité élevée et provoque la majeure partie des divergences qui, futiles ou non, absorbent un temps précieux qui reste perdu pour de meilleures choses 25. »

Le même observateur ajoute qu’il y a une tendance dans les rangs de la CNT à accuser la FAI elle-même d’être responsable de cette «mentalité du militant », chez les membres du mouvement libertaire, et à l’appui de cette thèse, il cite de nombreux militants qui durant de longues années vouèrent leur vie à l’action pour laquelle quelques-uns moururent.

«Aveuglés par les résultats pratiques et temporaires de leur activité, ils créèrent une espèce de doctrine de l’action... Et il reste lefait que beaucoup de ces éléments emportés par l’élan de leur action, étaient imbus d’une conception personnelle de la révolution, et allaient jusqu’à avancer l’idée d’une «conquête du pouvoir», dans le but de proclamer la liberté à partir d’une position de commandement.»

A l’opposé, il y avait ceux que nous avons déjà cités comme étant «les politiciens de la CNT». Nous avons pris ce mot au sens propre, parce que ces hommes cherchèrent, non seulement après juillet 1936, mais pendant les années précédentes, à orienter la CNT en dehors de l’influence de la FAI (ils ont parlé fréquemment de «dictature» de la FAI) et vers une action politique ouverte, par des alliances politiques, la participation aux élections générales et municipales et aussi par la collaboration au gouvernement. Comment une telle activité est-elle compatible avec la structure fédéraliste (contrôlée par la base) de l’organisation, voilà qui est au-delà de notre entendement.

Il pourrait donc sembler que de ces deux influences dans la CNT, ce furent les «leaders» réformistes qui réussirent à faire prévaloir leur point de vue en juillet 1936, fixant ainsi la ligne de conduite que la Confédération aurait dû suivre durant ces années chargées d’événements. Mais cela nous semble un résumé trop superficiel et inexact de la situation. Nous avons déjà exprimé notre opinion que ce fut une erreur des chefs de la CNT de faire converger depuis le début, toute leur propagande écrite et parlée sur la menace du «fascisme». Mais nous sommes arrivés aussi à la conclusion que la préoccupation des chefs CNT-FAI au sujet de la «menace fasciste» était un sentiment sincère qui paralysait en eux, dans une grande mesure, l’objectivité de pensée, exactement comme, trois ans plus tard, de nombreux révolutionniaires du monde entier furent prêts, en dépit de leurs convictions, à soutenir «la guerre contre le nazisme», croyant que le problème du totalitarisme pourrait être ainsi résolu et la révolution sociale réalisée.

De plus en plus souvent on voit, dans les textes des révolutionnaires espagnols qui décrivaient ces premiers jours de la lutte contre Franco, cet esprit de camaraderie qui supprime toutes les barrières de parti ou de classe entre les hommes et les femmes qui avaient pris part à la défaite du putsch. C’est cela qui donne naissance à la fausse espérance fondée sur l’idée que tous haïssaient les rebelles au même point que les travailleurs de la CNT les haïssaient, et que le peuple resterait uni jusqu’à la défaite complète des forces de Franco. Il ne faut pas beaucoup d’imagination même après si longtemps, pour comprendre ces moments d’exaltation et l’excès d’optimisme de la CNT dans l’évaluation politique de ses alliés contre Franco en juillet 1936 *. Mais il est inconcevable qu’un tel optimisme et une telle excitation puissent durer longtemps chez de vieux révolutionnaires, d’autant plus qu’une semaine après l’insurrection il fut clair que le gouvernement ne partageait pas ce genre d’enthousiasme révolutionnaire, ni la décision du peuple de mener jusqu’au bout la lutte contre Franco et contre le vieil ordre économique.

* Dans une certaine mesure, on pourrait faire le parallèle avec le mouvement de la résistance pendant la deuxième guerre mondiale. Le retour des politiciens après la «libération» fit disparaître rapidement cet optimisme.

Cependant, nous avons exprimé ces opinions pour expliquer l’origine de l’idée de collaboration des dirigeants de la CNT, non seulement avec l’autre organisation ouvrière, l’UGT, mais aussi avec les partis politiques. Après l’adoption de l’idée d’«unité» et de «collaboration», d’autres facteurs entrèrent en scène qui minèrent rapidement l’indépendance de la CNT, créant chez de nombreux militants une soif de pouvoir (soit en tant qu’individus, soit en tant qu’organisation) et une attitude de foi en la légalité, suivant laquelle les victoires des travailleurs dans le domaine économique pouvaient être assurées par des décrets gouvernementaux. Ce développement de critères, légalistes et bureaucratiques, fut lié à un relâchement des méthodes d’organisation au moyen desquelles les décisions de la CNT étaient normalement prises. En d’autres termes, il fut créé une direction — composée non seulement par des politiciens et des membres influents de la CNT, mais aussi par de nombreux membres qui occupaient des postes importants dans l’administration et le commandement militaire — qui fonctionnait à l’aide de Comités et de sections gouvernementales, et qui consultait rarement les rangs de l’organisation (c’est-à-dire les syndicats) ou leur rendait compte de ses activités. Au début de 1938, le dernier pas fut fait avec la création du Comité Exécutif du Mouvement Libertaire en Catalogne. Nous en traiterons plus en détail dans les chapitres de conclusion de cette étude.

Il est vrai que les chefs pouvaient se vanter que seules la CNT-FAI parmi les organisations ont tenu durant cette période de nombreux plénums où furent discutées les lignes de conduite de la Confédération. Mais en réalité ces plénums ne représentaient pas plus les opinions des membres qu’un débat à la Chambre des Communes ne représente les opinions réfléchies des électeurs. De temps en temps on annonçait des plénums avec d’importants ordres du jour, deux ou trois jours seulement avant la date fixée, ce qui rendait absolument impossible aux syndicats et aux fédérations locales, étant donné le peu de temps, la discussion des questions sur lesquelles les délégués auraient dû parler en leur nom. Très souvent, les délibérations émanant de tels plénums consistaient seulement en quelques slogans et vagues expressions d’enthousiasme de délégués, de telle façon que les membres de base avaient connaissance des décisions prises seulement quand ils se trouvaient devant le fait accompli *.

* En français dans le texte (N. d. T.).

Même aujourd’hui, par exemple, l’historien de la CNT n’est pas en mesure d’établir si au Plénum National des Comités Régionaux, réuni en septembre 1936, on discuta la question du Conseil National de Défense (qui, il faut le rappeler, était l’alternativede la CNT-FAI au Gouvernement Caballero).

«La convocation improvisée (du plénum) et les prudentes déclarations sur les accords faits ne permettent pas de le savoir.»  

(Peirats, I, 280)

Malgré l’impossibilité de s’en référer aux documents internes de la CNT-FAI (ce qui gêne sérieusement toute tentative d’étude objective de la Révolution), il y a suffisamment de preuves que les plénums ne faisaient que donner l’approbation aux décisions prises par les chefs de la CNT-FAI non sans une certaine appréhension, comme le démontre le Plénum Régional des Syndicats convoqué le 22 octobre 1936, pour le 26. Dans ces quatre jours, les Syndicats devaient examiner les minutes du pacte avec l’UGT, exprimer leur avis sur les Conseils Municipaux et traiter des démissions du Secrétariat Régional et de la nomination de son successeur.

Au Plénum, et suivant la relation du Secrétaire:

«Une fois le rapport terminé, et comme nous l’avons dit il fut long et raisonné, plusieurs délégations sont intervenues et ont exposé leurs différents points de vue sans que cela donne lieu à d’importantes divergences, parce que toute l’organisation reconnaissait que, dans ces circonstances, on ne pouvait prétendre à une observance rigide des normes confédérales. Toutefois la majorité des délégations exprimèrent le désir logique que, chaque fois que ce serait possible, les membres de base seraient consultés et demandèrent aux Comités de ne pas exercer leurs prérogatives, sauf en circonstances exceptionnelles...»                         

(Peirats, I, 284)

Quand nous disons que le pouvoir corrompt ceux qui le détiennent, nous n’entendons pas dire qu’ils cèdent nécessairement aux tentations et aux gains matériels, comme c’est le cas, par exemple, dans la vie politique américaine. Mais nous croyons fermement que personne ne peut résister à l’influence du pouvoir, qui est de modifier la pensée et la personnalité humaines *. Et seules de fortes personnalités, sont capables, une fois investies de pouvoir, de rester indifférentes à la popularité qu’il entraîne.

* Certains délégués anarchistes, devenus ministres ou personnages officiels de diverses catégories, prirent leur tâche au sérieux: le poison du pouvoir fit un effet soudain (Gaston Leval, ouvrage cité, p. 81).

La fragilité du genre humain à ce point de vue a toujours été clairement comprise par les anarchistes et, à cause de cela, ils ont toujours préconisé une société, décentralisée en opposition à la centralisation de la société actuelle qui permet de concentrer le pouvoir entre les mains de quelques-uns. Dans leur mouvement, la forme générale d’organisation était ou est le groupement par affinités ou fonctions: chaque groupe se maintient en contact avec les autres au moyen de secrétariats de coordination ou de correspondance, mais chacun maintient son autonomie et sa liberté d’action. Ces mêmes principes ont été appliqués dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire et le syndicat était l’unité d’organisation. Ces critères ont été pratiqués en théorie par la CNT-FAI espagnole, mais en pratique ils n’ont pas toujours été observés et pour des raisons particulières au mouvement espagnol. Nous avons déjà mis l’accent sur la «mentalité du militant». Il faut rappeler aussi que durant de longues périodes de son histoire la CNT-FAI fut déclarée illégale et donc ne fut pas toujours en mesure de fonctionner organiquement. Et le fait que la CNT était un mouvement de masse porte en lui, selon nous, le danger inhérent à tous les mouvements de masse: la creation dans leurs rangs de groupes de militants influents dont la préoccupation est de maintenir la «pureté» du mouvement contre les éléments réformistes. Les résultats de tous ces facteurs sont qu’il y a toujours eu des personnalités de premier plan, représentants diverses tendances et que trés souvent les crises internes de la CNT n’ont pas été idéologiques mais des heurts entre ces personnalités qui aspiraient au contrôle de l’organisation *. Il est significatif aussi que beaucoup d’anarchistes espagnols semblent incapables de discuter d’idées sans en arriver à des questions personnelles. Une lecture attentive de leur presse surtout dans la première période de la crise actuelle, confirme, nous semble-t-il, cette affirmation. Mais c’est aussi la technique de tout politicien qui se respecte dans le jeu pour le pouvoir politique.

*En 1960, les deux courants de la CNT se sont réunifiés (N. d. T.).

La situation créée par les succès des travailleurs révolutionnaires en juillet 1936 rendit possible ultérieurement de faire des chefs de certains membres de la CNT-FAI. Entre leurs mains l’ensemble des moyens de propagande se développa considérablement. En plus de leur propre station de radio qui diffusait quotidiennement des bulletins d’informations en plusieurs langues, ils avaient quelques huit journaux quotidiens et d’innombrables hebdomadaires et revues mensuelles relatant chaque aspect de l’activité sociale 26. De grands meetings furent tenus dans toute l’Espagne, où parlaient «les meilleurs orateurs du mouvement, tels que Federica Montseny, Garcia Oliver, Gaston Leval, Higinio Noja Ruiz, etc.*». Et cette concentration du pouvoir politique entre les mains de quelques-uns fut ensuite aggravée du fait que de nombreux militants actifs, dont la voix aurait pu faire contrepoids à celle des «militants influents,» étaient complètement engagés dans l’œuvre des collectivités, ou se trouvaient à combattre sur le front. En fait, c’est une conséquence de l’intégrité révolutionnaire du mouvement dans son ensemble si tant d’hommes capables de diriger la propagande et d’occuper des postes administratifs ont évité ces places dominantes et s’il n’a pas été possible, dans les premières semaines de lutte, de trouver l’assez d’hommes pour accomplir ce travail.

*Peirats, ouvrage cité.

Pour résoudre le problème, l’Office d’Information et de Propagande de la CNT-FAI de Barcelone décida de créer une École de Militants (Escuela de Militantes). Dans un discours radiodiffusé qui expliquait le but de cette École, il fut précisé qu’elle était organisée «sous les auspices du Comité Regional de la CNT-FAI de Catalogne». Son but était de «créer un organisme ayant pour but exclusif de cultiver les militants et de les adapter au travail et aux idées de l’organisation dans ses divers aspects». Pour entrer dans cette École, il était nécessaire d’avoir «des opinions personnelles et une culture générale, spécialement sur les questions sociales». Ou il fallait du moins avoir «le désir d’atteindre les objectifs visés par  l’École». Il fallait aussi que tous les étudiants «soient soutenus économiquement par le Syndicat auquel ils appartenaient». Ce discours précisait que

«Un des plug grands succès de notre organisation a été sans aucun doute de créer ce type original d’institution où les étudiants, en plus de l’acquisition d’une connaissance utile et intéressante de toutes les formes de la pensée humaine, arrivent en même temps, par la méthode, au maximum de perfection dans leur spécialité» (souligné par nous).

(Peirats, II, 154-155.)

L’historien de la CNT en exil ne fait aucun commentaire sur cette institution, en rien «originale», perfectionnée déjà depuis longtemps par Moscou et utilisée par le Parti Travailliste et les Trade-Unions britanniques comme méthode pour former les futurs leaders du Parti et les dirigeants des Trade-Unions. A notre avis, de semblables incubateurs révolutionnaires sont plus dangereux qu’avantageux, surtout, comme dans le cas discuté, quand ils sont organisés par l’Office de Propagande dans le but principal de former des orateurs publics et des journalistes qui, évidemment, se devront de parler ou d’écrire pour cet Office, ne pouvant qu’exprimer «les directives du parti» et non leurs opinions personnelles, et seront plus que jamais des propagandistes payés 27. Ainsi la ligne officielle obtint un sérieux et dangereux avantage sur les opinions des minorités avec son monopole sur tous les moyens d’expression.

Si nous disposions de plus de place, nous aurions examiné en détail toute la technique de propagande; et la propagande fut menée en Espagne par tous les partis et toutes les organisations, sur une si vaste échelle 28 que l’étude des méthodes employées fournirait de précieux renseignements pour l’avenir. Nous nous contenterons d’exprimer notre opinion selon laquelle les démagogues oratoires (contrairement aux conférenciers et aux orateurs des assemblées de groupes ou de réunions) étaient le plus grand danger pour l’intégrité du mouvement révolutionnaire. Le microphone est la malédiction des temps modernes. Et dans certaines regions de l’Espagne, où l’on cultivait encore la terre avec la charrue du temps des Romains, les haut-parleurs chromés ne manquaient et ne manquent toujours pas!

Une caractéristique de la démagogie politique est qu’on dise un jour une chose et qu’on s’imagine le lendemain que le peuple peut croire le contraire. Nous avons déjà vu un exemple classique de cette technique dans le document du 3 septembre 1936 contre la collaboration, suivi aussitôt après d’un chœur de louanges en faveur du Gouvernement quand la CNT se lia à Caballero. Et il y en a beaucoup d’autres. Garcia Oliver qui se range parmi les premiers, dans ce que Federica Montseny a éloquemment défini comme la «dynastie anarchiste», nous fournit tout le matériel nécessaire à l’étude de l’influence corruptrice du pouvoir. Ce fut lui qui dit lors d’un grand meeting, tenu à Barcelone le 10 août 1936:

«...Le Gouvernement de Madrid croit que l’on peut aller à la formation d’une armée pour combattre le fascisme sans que cette armée ait l’esprit révolutionnaire. L’armée n’aura d’autre expression que celle qui émane de la voix du peuple et doit être prolétaire à 100 %. La preuve en est que les gardes d’assaut, les carabiniers et les gardes-civils, qui se sont unis, aux masses travailleuses dans le combat contre le fascisme, forment avec elles une armée populaire qui, en pratique, s’est montrée supérieure à l’armée organisée selon les conceptions classiques sur le dos du peuple.»  

(Peirats, I, 198.)

Le 4 décembre 1936, à un meeting à Valence, le même orateur (devenu Ministre de la Justice) declare:

«Avons-nous intérêt à gagner la guerre? Alors, quels que soient les idéologies et les a «credo» des travailleurs et des organisations auxquelles ils appartiennent pour vaincre, ils doivent utiliser les mêmes méthodes que l’ennemi, et particulièrement la discipline et l’unité. Avec de la discipline et avec une organisation militaire efficace, nous vaincrons à coup sûr. Discipline pour ceux qui combattent au front et à leur poste de travail, discipline partout, telle est la base du triomphe.»

Six mois passés au Ministère de la Justice avaient converti ce courageux et populaire adepte de l’action directe en un apologiste du gouvernement et des camps, de travail pour prisonniers politiques. A un meeting tenu par lui à Valence, le 30 mai 1937, peu après la chute du Gouvernement Caballero et l’exclusion des ministres de la CNT, il parla de son activité au Gouvernement *. Ce fut une plaidoirie (de deux heures et demie) de Garcia Oliver, sur la valeur de la loi et sur l’efficacité du gouvernement. En commençant son discours, il dit que le titre en aurait pu être: De l’usine de Barcelone au Ministère de la Justice 29. C’est-a-dire d’un ouvrier du Syndicat des Textiles de Barcelone à la structuration d’une nouvelle Espagne.» Il rappela encore son origine ouvrière en ajoutant: «Que personne n’en doute ni ne l’ignore, j’ai été Ministre de la Justice, bien qu’ouvrier, moi, Garcia Oliver.» Et après quelques phrases: «Et moi je fus Ministre de la Justice, moi, Garcia Oliver», ajoutant modestement: «Mais ne croyez pas que je le fus en toutes choses...» Il est particulièrement significatif que, dans son discours, Garcia Oliver n’ait montré aucune gêne à exposer les décretslois, rédigés par lui, et dont l’infraction entraînait de longues années de prison, et ses propositions de réformes du système pénal mais que, de plus, il ait laissé voir la profonde influence exercée sur lui par le gouvernementalisme et sa conviction que la nature des gouvernements se transforme par l’inclusion d’une représentation de la CNT. Cet argument ne pouvait en définitive qu’amener à dire, en commun avec les socialistes et les réformistes, que lorsque le Parlement sera composé d’anarchistes, nous aurons l’anarchisme!

* Juan Garcia Oliver «Mi gestion al Frente del Ministerio de Justicia» (Ediciones CNT, Valencia, 1937). Quelques paragraphes sont cités par Peirats dans le Vol. II, mais malheureusement, il omet les remarques qui, du point de vue psychopathologiques, sont les plus intéressantes.

«J’ai raison de croire, déclare Garcia Oliver, en interprétant l’organisation économique, qu’il y a des choses qu’il faut collectiviser, parce qu’elles peuvent l’être; qu’il y en a qu’il faut municipaliser parce qu’elle ne peuvent être collectivisées pour des raisons d’efficacité économique et productive qu’il y en a qu’il faut nationaliser parce que dans les circonstances économiques actuelles, transitoires ou permanentes, elles ne peuvent être ni collectivisées, ni municipalisées. J’ai raison de croire qu’il y a des choses qu’il faut laisser à la libre exploitation des petits propriétaires et des petits industriels. Tous les problèmes existants peuvent et doivent trouver une solution avec un bon gouvernement, fait de gens qui travaillent, de gens qui ne voyagent pas trop, de gens qui consacrent peu de temps à la politique et résolvent les problèmes, organisent le travail à faire.»

Des quatre ministres CNT-FAI du Gouvernement central, seule Federica Montseny s’est publiquement «rétractée» bien qu’on ne puisse être sur, étant donné sa qualité «d’orateur» du mouvement, du point jusqu’où cela fut provoqué par des raisons différentes de celles du début. Dans une lettre à Juan Lopez, écrite aussitòt après la «libération» de la France *, elle exprima l’opinion que la question de la collaboration ou de l’abstention politique n’était pas la seule ni la plus importante à discuter.

*Cité de Juan Lopez «Los principios libertarios ante la politica espanola» (Material de discusion, Brighton, 15 février 1946).

«Le problème est de faire de la CNT et du mouvement libertaire une force organisée et consciente avec une «ligne de conduite» précise, avec un programme d’action immédiate et avec une claire vision du lendemain et de ses possibilités aussi bien en Espagne qu’à l’étranger... peut-être ne sommes-nous pas d’accord sur tous les points mais je suis sûre que nous serons d’accord sur une question fondamentale: sur la nécessité de nous préparer au retour en Espagne avec une droiture morale bien différente de celle qui existait en 1936. L’expérience doit nous servir tout comme les leçons à tirer des événements. Et la CNT doit être vraiment solide, massive, organisée selon de fermes directives, avec une discipline et des objectits, réalistes, sans pour cela perdre de vue notre objectif final (notre idéal) si nous ne voulons pas nous livrer aux autres (aux partis politiques)...»

Juan Lopez lui-même qui, à juste titre selon nous, constate l’esprit «autoritaire» de cette lettre, est demeuré partisan de la collaboration. Il est satisfait de la participation d’un représentant de la CNT au Gouvernement espagnol en exil (dirigé par Giral *), et il soutient la collaboration avec tous les partis politiques opposés à Franco, à l’exception des communistes, et la nécessité d’une politique «réaliste» de la part de la CNT, y compris sa participation au gouvernement du pays. A sa décharge, il faut rappeler que Juan Lopez ** ne se dit pas anarchiste; c’est un syndicaliste qui croit à la politique et au gouvernement «révolution-naire». Comme nous l’avons déjà remarqué, nous ne savons pas comment il concilie sacritique de la «dictature» de la FAI dans la CNT, ce qui aurait empêché la vraie démocratie et le contrôle, par les Syndicats, avec sa défense de «l’évolution» de la CNT vers le gouvernementalisme. Certes, il ne propose pas que le Gouvernement soit contrôle par les gouvernés. Notre impression est que, en souhaitant la création de ce qui, en effet, est un conseil exécutif de la CNT, responsable devant le Gouvernement et non devant l’organisation, Lopez partage cet esprit «autoritaire» avec Federica Montseny, avec Juan Peiro qui disparut (autre collaborationniste politique impénitent) et avec Garcia Oliver (qui actuellement dans le désert politique souhaite un parti anarchiste ***). Et ce ne sont pas là les seuls maux causés par le pouvoir dans les rangs du mouvement révolutionnaire. Il a opéré ses ravages sur de nombreux conseillers à quatre sous, dirigeants d’industrie et pseudo-éditeurs.

*1945, actuellement le Gouvernement ne représente rien (N. d. T.).

**Il est mort en 1973 à Madrid où il vivait depuis 1965 comme membre du syndicat étatique, la CNS, rejoignant ainsi la séried ex-républicains, ralliés au franquisme, Jesus Hernandez, Castro Delgado (ex-membres du comité central du PC, etc.) (N. d. T.).

*** Ce n’est plus le cas (N.d.T.).

Nous ne prétendons pas savoir jusqu’à quel point ces individus détermineront la future politique de la CNT. Peut-être l’expérience sociale et les conquêtes des ouvriers et des paysans espagnols dans les années 1936-1939 ont-elles montré l’importance de faire les choses soi-même, sans gouvernement ni «dirigeants influents». Dans ce cas, les politiciens et les démagogues devront soutenir un combat ardu dans les années futures pour forger la CNT selon leur bon vouloir.


 

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