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CHAPITRE V

 

LA CNT ET L’UGT

 

La seule unité qui pouvait raffermir la résistance contre Franco sans danger pour la Révolution sociale était celle de la CNT et de l’autre organisation ouvrière: l’UGT. Ce n’était pas une tâche facile. Le fait même que les travailleurs se trouvaient groupés en deux organisations était la preuve d’une profonde scission idéologique; mais,  là où toutes les tentatives précédentes avaient échoué, la lutte héroïque du peuple, le 19 juillet, insouciant des partis, créa indubitablement la possibilité de coopération au moins dans les rangs de ces deux organisations.

De même que dans la CNT le million de membres n’était pas tous anarchistes, ce serait une erreur de parler d’homogénéité dans les rangs de l’UGT socialiste, et si nous examinons les causes de l’augmentation en flèche du nombre de ses membres depuis l’époque de la chute de la dictature, quand elle avait moins de 300 000 adhérents, jusqu’en 1934 où elle pouvait se vanter d’en avoir 1 million 250 mille nous voyons quelles possibilités il y eut, en 1936 pour les travailleurs organisés de la CNT et de l’UGT, de trouver un objectif commun, dans la lutte armée et dans la révolution sociale. L’augmentation des membres de l’UGT dans les années précédant 1936 ne fut pas due aux mineurs, aux ouvriers des usines et aux cheminots, qui étaient déjà dans la CNT ou dans l’UGT, mais aux petits paysans, aux journaliers et aux commis de commerce qui espéraient que la nouvelle législation et la présence des socialistes au Gouvernement apporteraient des améliorations à leur condition. Ayant près de la moitié de ses membres parmi les travailleurs agricoles, les chefs de l’UGT, pour des raisons évidentes, avaient le plus grand intérêt à ce que fut tentée la réforme agraire.

Du point de vue de la CNT, donc, tout programme qui comprenait l’occupation des terres, aurait eu l’appui et la coopération des paysans sans terre, militant dans les rangs de l’UGT. Un autre facteur qui ne peut être sous-estimé, est la force morale de la CNT, même avant juillet 1936. Ce fut cette force, s’ajoutant à l’incapacité des socialistes de conclure quoi que ce soit dans le domaine de la réforme agraire durant trois ans de pouvoir, qui créa, une aile révolutionnaire dans les rangs de l’UGT, qui pendant 50 ans avait suivi un réformisme rigide. Et Largo Caballero, Président de l’UGT, déclara en février 1934:

«Le seul espoir des masses est maintenant dans la révolution sociale. Elle seule peut sauver l’Espagne du Fascisme.»

Gerald Brenan a observé que à la source des désillusions socialistes à propos de la République, il y eut le refus des partis républicains de prendre au sérieux la Réforme Agraire.

«Cette déception était surtout sensible chez les militants de base, chez les jeunes et les nouvelles recrues. Si elle fut particulièrement vive à Madrid, c’est peut-être à cause de l’existence dans cette ville d’un noyau d’anarchistes, peu important, mais actif (en règle générale, un petit groupe d’anarchistes bien organisé, en plein fief socialiste, faisait évoluer les socialistes vers la gauche, tandis que dans les régions en majorité anarchiste, les socialistes se distinguaient par leur réformisme) *»

* «Le Labyrinthe espagnol», p. 193.

Les obstacles à l’action commune, la fusion entre la CNT et l’UGT n’étaient pas d’origine récente. Au second Congrés de la CNT, tenu à Madrid, en 1919, les délégués s’opposèrent fortement à la position d’union avec l’UGT et, en réponse, ils proposèrent d’en absorber les membres dans leurs propres rangs, en alléguant l’étrange raison selon laquelle les membres de la CNT étant trois fois plus nombreux que ceux de l’UGT et les représentants de l’UGT n’ayant pas accepté l’invitation d’assister au Congrès, il était clair qu’ ils ne pouvaient accepter la position de la CNT ni partager son désir d’unification. Le Congrès, alors, proposa de rédiger un manifeste adressé à tous les travailleurs espagnols, établissant un délai de trois mois pendant lequel ils auraient dû entrer dans la CNT, ajoutant que, ceux qui ne le feraient pas, seraient considérés comme «amarillos» (jaunes) et hors du mouvement ouvrier. Cependant, la répression à cette époque était telle que, malgré cette sévère attitude, Salvador Segui, militant en vue de la CNT, assassiné par la suite sur ordre de Martinez Anido (gouverneur civil de Barcelone), négocia un pacte avec l’UGT qui fut condamnée à l’unanimité par un plénum de la CNT réuni fin 1920.

Mais puisque le pacte était un fait accompli * la CNT décida de mettre à l’epreuve la bonne foi des chefs socialistes. Quand la grève des mineurs du Rio Tinto eut lieu, l’UGT refusa de participer à une grève générale, proposant des solutions conciliatrices qui provoquèrent l’insuccès de la grève. Par la suite, l’UGT refusa de participer à une grève générale de protestation contre une vague d’assassinats des dirigeants de la CNT (y compris Salvador Segui). Après cette autre preuve de manque d’esprit révolutionnaire dans l’UGT, le pacte entre les deux organisations de travailleurs fut rompu.

* En français dans le texte (N. d. T.).

Durant les années suivantes, le problème de l’union des travailleurs revint en discussion sans que fût trouvée une solution; sauf partiellement dans les Asturies, où en mars 1934 fut signé un pacte révolutionnaire de la CNT et de l’UGT, lesquelles déclaraient que la seule action possible en face de la situation politique économique était l’action conjuguée des travailleurs avec «l’objectif exclusif d’inciter et de réaliser la révolution sociale». Ce pacte d’alliance fut mis à l’épreuve quelques mois plus tard, le 6 octobre 1934, avec la révolte des travailleurs dans les Asturies. Pratiquement, il ne fut pas du tout satisfaisant pour de nombreuses raisons qui sortent du cadre de cette étude, mais «cela ne laisse pas de doute sur son importance révolutionnaire» (Peirats).

Au Congrès de Saragosse de mai 1936, la délibération sur les alliances révolutionnaires fut assez révolutionnaire et intransigeante pour être nettement inacceptable pour l’UGT. Pourquoi la CNT, qui fit compromis sur compromis avec les partis politiques et le gouvernement depuis les premiers jours de la lutte contre Franco, adopta-t-elle une telle attitude intransigeante vis-à-visl de l’UGT 17 si bien qu’aucun pacte officiel d’unité ne se fit jusqu’en avril 1938, quand la lutte avait dégénéré en une guerre fratricide et quand la défaite finale n’étai tplus qu’une question de temps? Et dans quelle mesure l’unité existait-elle de fait entre les travailleurs de l’industrie et ceux des campagnes, quand celles-ci furent occupées par les travailleurs? Était-il possible, pour deux organisations ouvrières, de contrôler ensemble l’économie révolutionnaire et la lutte armée contre Franco?

Nous croyons que la décision et l’initiative existant dans les rangs des travailleurs en juillet 1936 auraient rendu possible une alliance révolutionnaire entre CNT et UGT, avec moins de compromis et de concessions que ceux qui furent faits aux partis politiques; qu’une telle alliance aurait permis le contrôle effectif par les syndicats, neutralisant ainsi toute tentative des politiciens pour obtenir ce contrôle et, par là, la centralisation et la concentration du pouvoir dans les mains de quelques-uns.

Si l’on considère que la CNT et l’UGT avaient parmi leurs membres la majorité des classes travailleuses, sans oublier les employés et les travailleurs professionnels, il semble inconcevable qu’elles soient arrivées à faire partie du gouvernement ou aient eu d’étroites alliances avec les partis politiques qui n’avaient plus aucun pouvoir ou influence effectifs. Sous le contrôle de la CNT-UGT, ces partis politiques qui avaient des bases de classes auraient été également représentés par leurs membres, qui étaient aussi membres de la CNT ou de l’UGT, et seuls les politiciens de profession se seraient trouvés isoles et sans voix au chapitre dans la conduite de la lutte. Et on a de la peine à croire que cela aurait pu poser un problème à une issue favorable de la lutte.

La confusion des idées qui régnait parmi les chefs de la CNT-FAI, tellement évidente dans leurs affirmations, leurs manifestes et leurs décisions souvent contradictoires, est due à plusieurs raisons, elles-mêmes contradictoires. Ils devinaient qu’une alliance avec tous les partis et toutes les organisations qui s’opposaient à Franco, sur une base de fidélité, était essentielle pour la victoire; mais en même temps, ils pensaient au fond d’eux-mêmes, que cette fidélité allait être unilatérale, venue d’eux seuls. Ils sentaient que pour maintenir la politique internationale et les relations économiques, il fallait une autorité centrale, et cependant ils se défiaient fondamentalement des gouvernements. Ils étaient tentés par l’idée que, pour combattre une armée disciplinée et bien équipée comme celle de Franco, il fallait une armée également organisée et disciplinée et pourtant, au fond, ils reconnaissaient la supériorité de force du peuple en armes.

«Le Gouvernement de Madrid croit que l’on peut aller à la formation d’une armée pour combattre le fascisme, sans que cette armée ait l’esprit révolutionnaire.

«L’armée n’aura d’autre expression que celle qui émane de la voix du peuple et doit être prolétaire à 100%...»

(Garcia Oliver, 10 août 1936.)

(Peirats, I, 198.)

Ils espéraient en la solidarité du prolétariat international mais, en même temps, ils étaient obsédés par les possibles réactions des gouvernements anglais et français, et par l’impossibilité d’acheter du matériel à l’étranger, d’encourager la fiction d’une lutte entre un gouvernement légal et une armée rebelle. Ils avaient peur d’imposer la «dictature anarchiste» et cependant ils étaient favorables à la conscription 18. Ils déclaraient que la guerre devait être gagnée à tout prix, même aux dépens de la révolution, et pourtant, dans leurs coeurs, ils savaient que la guerre et la révolution étaient inséparables.

Cette confusion mentale en face de la réalité est, selon nous, la conséquence d’une autre confusion: entre les principes et les idéaux. ucun des «critiques» anarchistes de la CNT-FAI n’a jamais avancé l’hypothèse qu’il était possible, en 1936, d’instituer la société anarchiste du jour au lendemain, ou que, étant donné cette impossibilité, les anarchistes devaient se retirer de la lutte. Il faut distinguer entre les concessions à notre idéal et les concessions à nos principes. Face à un ennemi puissant, nous croyons qu’il était nécessaire de faire tout effort et tout compromis avec notre idéal pour conclure une alliance immédiate et effective des deux organisations ouvrières en Espagne, parce qu’elles représentaient les forces réelles et les seules bases effectives pour conduire la lutte contre Franco. et réorganiser l’économie espagnole, et, en même temps, pour avoir le contrôle des moyens de production et les armes pour la lutte. Au contraire, entraîner ces deux organisations comme minorité dans un gouvernement, une Généralité, un Comité Antifasciste, ou un Conseil de Défense... ― qui étaient le gouvernement en toutes choses même s’ils n’en portaient pas le nom― ne fut pas autre chose que la remise du pouvoir des syndicats à un corps central où les politiciens étaient en majorité, ce qui ne pouvait avoir d’autre effet que de permettre à ces derniers de reconstituer les institutions gouvernementales, avec les habituelles forces armées et les lois, les tribunaux, les juges, les prisons, les gardiens, etc... Les anarchistes et la CNT auraient dû ne pas participer en fait à une semblable conspiration. Car, maintenant, la Révolution allait avoir à faire face à deux ennemis: Franco et un Gouvernement Républicain, à la puissance rénovée. Et c’est ce qui arriva, avec comme résultat que chaque excès commis directement ou indirectement (militarisation; Journées de Mai 1937; attaques armées, contre les collectivités ouvrières; carte blanche * à la minorité communiste, pour contrôler l’armée et assassiner les militants travailleurs; procès spectaculaires du POUM; le parti communiste, d’opposition, etc...) qu’en temps normal la CNT-FAI aurait contesté par des grèves générales et même plus, car faire autrement eût «ouvert les frontières à Franco».

* En français dans le texte (N.d.T.).

Nous pouvons résumer le tout en deux phrases: l’alliance entre les deux organisations ouvrières, qui étaient à l’avant-garde de la lutte, justifiait des concessions en matière d’idéal (objectifs finals) mais pas l’abandon des principes (par exemple, le principe du contrôle ouvrier). L’alliance, avec les partis politiques dans le gouvernement marque l’abandon des principes et des idéaux (objectifs finals) comme également des objectifs immédiats (défaits de Franco).

Puisque telle ne fut pas l’opinion des dirigeants de la CNT-FAI et n’est pas encore l’opinion de certains d’entre eux, nous devons passer à l’examen des raisons qui motivèrent cette acceptation, de la part de la CNT, des portefeuilles gouvernementaux, des résultats obtenus et du prix payé.


 

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