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CHAPITRE XX

 

LES RESPONSABLITES DES MEMBRES

DE BASE

 

Une des critiques faites à cette étude, après sa publication, dans l’edition originale anglaise, soit par des lecteurs favorables, soit par des lecteurs hostiles, fut que nous avions exagéré la culpabilité des leaders de la CNT-FAI, étant en même temps, pour reprendre l’expression d’un critique 45, «excessivement charitables» envers les membres de base de l’organisation révolutionnaire. Nous pensons que leur critique est valable, mais nous croyons aussi nous être trompés dans la bonne direction ! Et pour une raison semblable à celle de «la vache enragée» de George Orwell où Gondrano, le cheval tenace et tètu, tout en étant, du point de vue de l’analyse historique objective, une créature simple et naïve, émerge cependant de cette «révolution» parce qu’il est le personnage le plus humain (ou tout autre terme animal équivalent), inoubliable: celui qui, encore qu’il ait eu une part de responsabilité dans la naissance de la dictature des cochons de «La  vache enragée», demeure l’espoir ardent de l’avenir.

Si l’on se demande quel aspect de la lutte en Espagne justifie le qualificatif de «revolutionnaire», on est frappé du fait que c’est seulement au niveau des hommes et des femmes anonymes, dans les campagnes, les usines et les services publics, dans les villages et chez les miliciens des premiers jours qu’il y eut d’effectifs éclairs d’un changement révolutionnaire radical de la structure sociale et économique en Espagne. Politiquement, c’est-à-dire à notre avis au niveau gouvernemental où agirent les leaders révolutionnaires, les concepts habituels d’État et de Gouvernement demeurèrent (le Parlement, il est vrai, bien qu’il n’ait pas été dissous, ne fonctionna pas).

Mais on pourrait objecter que la destitution du Parlement sans abolition du gouvernement n’est autre qu’un grand pas fait vers la dictature et certes, pas un pas révolutionnaire en sens progressif. On se berça de l’illusion que la nature du gouvernement pouvait être améliorée. Pour reprendre la formule de Federica Montseny:

«Nous le considérons (le fait d’entrer au Gouvernement) comme la Révolution la plus fondamentale qui se soit faite en matière politique et en matière économique.» 

(Peirats, II, 276.)

Nous avons. déjà défini ces idées comme vieilles et réformistes, y compris celle selon laquelle pensée des ministres CNT dans un gouvernement donne aux travailleurs la «représentation directe» dans les destinées économiques et politiques du pays !

Nous pouvons comprendre —sans toutefois partager cette opinion— que les travailleurs revolutionnaires aient pu croire que tant qu’ils réussissaient à aller de l’avant par leur révolution dans le domaine de la production, ce n’était pas leur affaire de se préoccuper des intrigues et des chasseurs de postes existant parmi les politiciens et leurs chefs eux-mêmes. Et cette opinion était encouragée par ce fait que, dans les premiers mois de la lutte, les directives et les décrets émanant du Gouvernement et les exhortations politiques du Comité de la CNT-FAI furent générálement ignorés. Même quand le gouvernement rétablit son autorité, il est évident, d’après leur action de résistance, que les ouvriers et les paysans n’avaient pas été convertis à l’idée qu’on puisse réaliser la révolution sociale au moyen du gouvernement; et cela malgré des déclarations comme celles de Federica Montseny qui «concédait (à l’État) une marge de crédit et de confiance, dans le but de reéaliser la révolution par le haut».

Les membres de base agirent —ou sentirent instinctivement avec plus de clairvoyance— que les dirigeants. Et pour notre part, nous sommes certains que l’action des travailleurs qui ont élevé des barricades à Barcelone en mai 1937 était un dernier effort désespéré pour sauver la révolution de l’etranglement opéré par les jacobins et les politiciens réactionnaires qui, encore une fois, s’étaient insinués au pouvoir. Barcelone, en mai 1937, fut pour la révolution espagnole ce que 16 ans avant fut Kronstadt * pour la Révolution russe.

* Voir «La Révolution Inconnue» de Voline (livre III), Paris, 1947 et 1970.

Le mouvement révolutionnaire pouvait exprimer sa désapprobation pour l’action contrerévolutionnaire du Gouvernement et des diférents Comités de la CNT-FAI, d’au moins trois façons:

1) En révoquant et en remplaçant les membres des Comités. Pour autant que nous sachions, cela ne fut jamais fait pendant la lutte, mais il nous manque la documentation qui permette de comprendre si les travailleurs, dans leurs syndicats ou aux forces armées, ont jamais pu exprimer de façon délibérative leurs approbations et désapprobations des activités des Comités 46.

2) A travers la discussion dans la Presse Confédérale. Comme nous l’avons montré dans nos premiers chapitres, la Presse était toujours plus contrôlée par les Comités qui, à part leur obsession de faire croire au public que l’organisation était «compactement unie» en faisant parler une seule voix, celle des «Comités responsables», auraient difficilement permis l’utilisation de la presse pour une critique de leurs propres, activités. Si on veut mettre sur pied le mythe d’une direction inspirée, il ne peut être permis à personne d’en démontrer le précaire fondement.

3) Avec la résistance directe aux ordres et aux décrets. Et ici on a des preuves notables de désapprobation. Généralement, parlant, toutefois, la résistance ne fut pas coordonnée (excepté naturellement dans les premières semaines) et les travailleurs se trouvèrent en face du fait accompli qu’ils acceptèrent, non par conviction, mais en partie par une loyauté erronée envers la «lutte antifasciste» et par la croyance que le gouvernement avait, à l’époque, la force nécessaire pour rompre toute résistance et jouissait, en outre, de l’appui des leaders de la CNT.

Pour illustrer la résistance à l’ingérence du gouvernement dans les coquêtes révolutionnaires des travailleurs, ainsi qu’à la mauvaise foi des leaders de la CNT, nous examinerons deux faits, l’un ayant eu lieu aprés les journées de mai, l’autre avant.

Le premier survint en Catalogne où, après la défaite de la révolte franquiste, la plupart des services publics, y compris les spectacles, furent assumés par les travailleurs. Pour une raison ou pour une autre, ce service resta exclu du Décret sur la Collectivisation d’octobre 1936 (voir chapitre 10). Mais le 1er février 1938, le Ministre de l’Économie de la Généralité annonça que cette activité serait reprise par la Commission de Confiscation des Spectacles de Catalogne composée de trois membres désignés par la Généralité et par le sous-secrétaire du ministre même. On aurait pu penser que les membres désignés appartenant tous à la CNT seraient choisis par les Syndicats intéressés. Pas du tout ! Pour ce cas particulier nous avons le témoignage direct d’un membre actif du Syndicat touché par le déeret, Marcos Alcon *:

* «Datos para la Historia» de Marcos Alcon ( «Cultura Proletaria», New York, 22 mai 1943).

«A l’assemblée de la Junte de la Section, les délégués et les militants étant présents, Jaime Nebot, Miguel Espinar **, José Barriandos et moi-même sommes nommés avec le mandat de nous, opposer aux machinations de Comorera et du parti communiste, qui tiraient les ficelles dans les coulisses.

** Il faut noter que Espinar fut un des trois membres nommés par la Généralité. Jusqu’à quel point son attitude fut-elle influencée par la promesse de la nomination à la Commission de Confiscation ?

«Pour être soutenus, nous avons demandé  —maudit soit le jour où nous l’avons fait— à être accompagnés par un représentant du Comité Régional de la Confédération Régionale de Catalogne et par un représentant de la Fédération locale de Bareelone.

«Au lieu de la réunion, nous avons trouvé Pretel, secrétaire général de la Fédération et Trésorier de la Commission exécutive de l’UGT; Del Llano, trésorier de la Fédération ugétiste; le président du syndicat UGT de Barcelone, et enfin Ferrer, secrétaire général de l’UGT catalane.

«Le sous-secrétaire à l’Économie exposa le problème, et aussitôt commença la discussion qui dura plus de quatre heures. Je dois avouer que de nombreuses fois, devant les concessions de mes camarades de délégation, je dus ramener la discussion aux limites qui nous avaient été imposées par la volonté de ceux que nous représentions. La réunion se termina sans qu’aucun accord ne fût pris, chacun maintenant son propre point de vue.

«Aux assemblées, nous avons exposé la situation aux travailleurs. Et dès la première, l’unité de critère des militants fut rompue. Nebot et moi-même, nous trouvions en plein désaccord avec les camarades de Commission, Espinar, Barriendos et Doménech qui, fort de l’avantage moral d’être le Secrétaire général de la Confédération Régionale Catalane, soutenait l’avis de nos adversaires qui était d’accepter l’intervention de la Généralité « si on nous concédait la majorité à la Commission de Confiscation».

«Le jour suivant Comorera publia le Décret de Confiscation et notre réponse fut la grève générale de la catégorie de travailleurs intéressés.

«Assemblées agitées. Discussions véhémentes et passionnées. La grande majorité des camarades était d’accord pour refuser la Confiscation, mais les partisans de l’acceptation avec des modifications. soutenus par le Secrétaire du Comité Régional et par d’autres hésitants, s’associèrent aux convertis du dernier moment et gagnèrent la partie quand il fut proposé de consulter le Comité Exécutif créé par l’organisation de Catalogne.

«Cet organisme, présidé par Garcia Oliver, nous répondit que, étant donné les circonstances, nous devions accepter la Confiscation.

«Et ainsi, par une décision provoquée par une suite de duperies, disparut une œuvre éminemment constructive, comme cela est arrivé pour tant d’autres qui démontraient également que nous, anarchistes, sans être des rêveurs, sommes capables d’édifier un Monde nouveau.»

Nous ne nous excusons pas d’avoir fait une citation si complète. Le témoignage personnel de ces militants qui se sont opposés à la ligne «de circonstance» est malheureusement trop rare et pourtant, il est très important pour celui qui étudie la guerre civile espagnole, et qui veut comprendre et expliquer les nombreux aspects encore obscurs de cette lutte.

Il résulte de l’expose de Marco Alcon que toutes sortes de pression furent exercées par le Comité Régional, avec comme seul résultat la division des travailleurs. N’ayant pas réussi à les convaincre, pas même par l’appât des trois sièges dans le nouvel organisme gouvernemental, le pas suivant consista en la publication du Decreto d’Intervención qui les mit devant le fait accompli. Ils y répondirent par la grève générale dans ce secteur de l’industrie. Ils eurent d’autres discussions avec le Comité Régional qui, en dernière analyse, transmit la question au Comité Ejecutivo récemment, formé (dont le président n’était autre que Garcia Oliver) qui répondit que: «Debiamos aceptar» (nous devions accepter). La lutte était finie, mais on peut tranquillement affirmer que les conclusions des membres de base ont été que les Comités Régionaux et le Comité Exécutif travaillaient pour la Généralité et non pour eux.

Le second fai que nous soumettons au, lecteur se rapporte aux incidents du centre rural de Vilanesa, incidents qui se terminèrent par la mort de nombreux paysans tués par les forces gouvernementales. En bref voici les faits: au début de 1937, le ministre du Commerce rendit un décret selon lequel toutes les opérations se rapportant à l’exploitation des marchandises (que de nombreuses collectivités avaient effectuées d’elles-mêmes) seraient assurées par le Gouvernement. Entre autres choses, cela signifiait que le Gouvernement aurait contrôle et en aurait dispose des devises êtrangères reçues en paiement de ces exportations. Le décret naturellement, fut considéré avec soupçon par les collectivités qui s’y opposèrent. Le Gouvernement répondit en envoyant des gardes armés à Vilanesa. On s’opposa à eux aussi. Sans l’intervention

«des ministres et des comités confédéraux, écrit Peirats, cela aurait eu de très graves répercussions dans la région et même au front».  

(Peirats, II, 78.)

Au Pleno Regional de los Sindicatos Campesinos de Levante tenu à Valence en mars de la même-année, l’incident de Vilanesa fut discuté par les délégues qui protestèrent aussi contre l’action du Gouvernement et demandèrent la libération des membres de la CNT, de Torres, de Cuarte. Le Comite National dit:

«qu’on pouvait attribuer à des éléments sans doute embusqués dans les syndicats et dans la campagne la cause de ces tristes événements. Il exhorta tous les militants à ne pas suivre de tels mots d’ordre, qui, unis à la cécité mentale dont l’élément autoritaire peut souffrir, donnent lieu à de véritables massacres, Il expose la version qu’il a des événements, qui, à son avis, a facilité la réalisation des plans de l’ennemi.

«Il ajoute que personne n’avait pris soin d’informer préalablement le Comité Régional et le Comité National de ce qui allait se produire, pas même de la mobilisation qui se fit à son insu et sans son autorisation. Le Comité National s’est occupé des prisonniers et, à ce propos, il a la garantie qu’aucune injustice ne sera commise contre eux. Il s’est également occupé d’exiger d’autres garanties pour prévenir des cas analogues à celui en discussion. Il demande à tous que l’on ne fasse absolument rien sans en avertir préalablement les Comités qui auront la responsabilité des événements éventuels».

La déclaration du Comité National, selon laquelle «personne ne prit soin d’informer préalablement ...» est particulièrement intéressante car, en effet, le Ministre du Commerce était alors un membre de la CNT. Juan Lopez. Il rédigea le décret probablement sans consulter les travailleurs des Collectivités puisque lorsque le Gouvernement tenta de l’appliquer elles y résistèrent. Et quel qu’ait été le ministère responsable de l’emploi des forces armées contre les paysans de Vilanesa, le ministre du Commerce, en tant que tel, et en tant que membre du Gouvernement, partageait la responsabilité d’une telle action. Les travailleurs révolutionnaires ont eu leur part de responsabilité pour n’avoir pas empêché le Gouvernement de rétablir ses propres cadres et son autorité, et pour avoir permis la formation d’un corps de leaders dans leur propre organisation. Ils ont payé cher leur ignorance et leur bonne foi sur le terrain politique. Mais dire que leur responsabilité fut egale à celle des révolutionnaires aux longues années d’expérience, de lutte et aussi de souffrances, qui, non seulement n’ont pas mis en garde les travailleurs contre les dangers du pouvoir exécutif, mais en usèrent, le défendirent et l’étalèrent au balcon de la notoriété publique... donner pour égales ces deux responsabilités équivaut à dire que l’amour et la haine sont une même chose !


 

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